Contre un utilitarisme à courte vue, Michèle Petit rassemble une série de textes destinés à répondre à une question apparemment simple : « À quoi ça sert de lire ? »

Dans Lire le monde, Michèle Petit revient une nouvelle fois sur le thème central d’une réflexion qui s’élabore d’ouvrage en ouvrage : ce que l’individu doit au livre, comment il construit son rapport à soi, aux autres et au monde à travers la lecture. Il s’agit bien d’un ouvrage « anthropologique » en ce sens que l’auteur s’attache moins aux livres eux-mêmes, à la nature des récits, ou bien à des questions d’ordre littéraire, qu’aux lecteurs, de tous horizons et sans privilégier le lecteur professionnel ou savant. Il ne s’agit pas de défendre certains ouvrages contre d’autres, mais bien de mettre au jour ce qui se passe dans l’acte de lire, dans le rapport à la narration, dans le simple fait de raconter pour soi ou pour d’autres des histoires, par-delà toute utilité sociale immédiate. Mais, au-delà de la seule activité de lecture, l’ouvrage se veut encore plus englobant : il s’agit bien, comme l’indique la suite du titre d’évoquer des « expériences de transmission culturelle aujourd’hui ».

« Expériences » car l’auteur s’intéresse à ce qui se passe concrètement lors de l’activité de lecture ou dans le récit fait à d’autres. Il ne s’agit pas de proposer une théorie narrative. Le texte ici compte moins que ceux qui le font vivre. « Expériences » également au sens où il est toujours possible qu’il ne se passe rien, que le sens n’advienne pas, que les individus restent indifférents ou insensibles à l’ouverture qui s’offre à eux.

Ce plaidoyer en faveur du lire et du raconter n’occulte pas les difficultés ni les échecs. Michèle Petit cite à ce sujet Henry Miller selon lequel « les choses peuvent perdre toute valeur, tout charme, toute séduction, si l’on vous traîne par les cheveux pour les admirer ». La rencontre du lecteur avec le sens n’a rien de nécessaire ni de providentiel. Elle repose sur des conditions matérielles, sociales, psychologiques que la famille et les autres institutions doivent favoriser. Mieux encore, l’auteur souligne combien la lecture déjoue le sens préétabli.

Que reste-t-il de nos lectures ? On se souviendra parfois mieux des conditions dans lesquelles nous avons lu, l’été, au bord de la mer, dans le sentiment de la paix ou au contraire de l’agitation, de la transgression, que de l’histoire elle-même. D’où le thème cher à Michel de Certeau d’un « braconnage » ou d’un « bricolage » que l’auteur reprend. Le lecteur, (l’auditeur), particulièrement l’enfant, s’empare de ce qu’il trouve et procède parfois à des contresens féconds, créateurs… et se rappelle ce qu’il peut. Ces « escapades culturelles » sont souvent décrites comme marquantes ou décisives par celui qui les a vécues, en ce sens qu’elles peuvent « donner un arrière-plan poétique à sa vie ».

C’est parfois la distance d’avec le réel ou le quotidien qui s’avère primordiale pour un individu en quête de « ce texte secret enfoui en nous » dont parle Olivier Rolin, que cite l’auteur : « Nous ne savons pas ce qu’il dit, et pourtant rien, sans doute, ne nous intéresse plus. » Expériences éphémères, fragiles, contingentes, certes, mais qui, une fois vécues, voire seulement pressenties, peuvent devenir inoubliables et agir comme une ouverture sur un monde, intérieur et extérieur, auquel l’histoire donne une forme.

Cette expérience de la lecture est totale : elle implique l’individu dans son rapport à soi, aux autres, à ses facultés intellectuelles, à la mémoire et à l’imagination, ainsi qu’au corps. En tant qu’anthropologue, Michèle Petit insiste sur ces aspects multiples, afin ne pas réduire la lecture ou la transmission culturelle à leur seul aspect intellectuel. La lecture suppose un espace et le redéfinit. Elle permet de « rendre habitable le monde » et de « ranimer l’intériorité ». C’est pourquoi, aux yeux des lecteurs « plus encore que sur son utilité sociale, la lecture semble se fonder sur une nécessité existentielle, une exigence vitale ».

« Expérience de transmission culturelle » car si Michèle Petit place le livre au cœur de sa réflexion, elle l’élargit à d’autres activités comme les contes, les récits transmis en famille, la création artistique, qui peuvent avoir les mêmes effets. Elle n’oublie pas que nous ne naissons pas lecteurs mais que nous le devenons. Que raconter des histoires à des enfants offre une porte d’entrée dans le monde ainsi qu’un don de soi aux autres que rien ne remplace. Elle cite, en exergue d’un des chapitres, cette formule de Karen Blixen : « Sans histoire, l’espèce humaine aurait péri comme elle aurait péri sans eau. » Elle trouve une confirmation de cette intuition dans les recherches sur la petite enfance où les mots servent à conjurer l’absence, à construire les repères spatio-temporels dans lesquels il finira lui aussi, comme le personnage d’une histoire, à trouver sa place et à contribuer à l’action.

La transmission agit également de l’auteur du livre à son lecteur distant et inconnu, comme ces bouteilles à la mer qui, lors d’un atelier de lecture, avaient été jetées et retrouvées et qui avaient changé la vie de celui qui avait trouvé le message, banal, qu’une d’elles contenait. Tout livre est une de ces bouteilles. C’est la raison pour laquelle Michèle Petit accorde une place importante aux individus ou aux institutions dont le rôle est à la fois de conserver ces bouteilles et de les offrir à ceux qui veulent savoir ce qu’elles contiennent. Les poètes, les conteurs, toutes les formes d’intercessions, peuvent ainsi réparer les blessures de l’existence au moyen du « caractère apaisant, ordonnateur, réparateur des récits ».

Elle souligne également le rôle des bibliothèques, « l’une des institutions les plus généreuses qu’aient inventées les humains », dans cette transmission. Dans un très beau passage, elle dit « tu » à cet enfant à qui on va lire ou raconter une histoire, décrivant en termes simples et frappants « ce qui signifie l’adulte au jeune enfant quand il dispose et ouvre des albums devant lui » avec l’espoir de lui faire une place dans le monde et de le rendre un peu plus habitable.

« Expérience de transmission culturelle aujourd’hui » car l’auteur situe sa réflexion dans un présent qui ne semble guère favorable ni à la culture gratuite ni au livre. Elle rejette cependant toute déploration ou toute idéalisation d’un passé qui n’a sans doute jamais existé. S’appuyant sur des enquêtes sociologiques, elle constate, certes, que la lecture attire moins les jeunes, et encore moins les jeunes garçons aux yeux desquels la lecture est une activité « féminine » (c’est souvent la mère qui transmet les histoires, qui lit le soir des contes aux enfants), qui s’oppose à la construction de la virilité. De même, la remise en question de la continuité culturelle et mémorielle à l’intérieur de la famille risque de priver les enfants des fondements nécessaires à la construction de soi, à une mise en situation au sein d’un devenir chaotique. La vertu de la lecture ne peut provenir que d’un désir de lire dont l’apparition, le développement et la consolidation dépendent de multiples facteurs et qui, de ce fait, n’a rien d’assuré.

Cependant, l’auteur ne tombe pas dans la facilité consistant à accuser les « nouvelles technologies » de détourner du livre ou de la lecture. Il serait erroné de croire qu’hier, on voyait systématiquement les parents plongés dans des livres ! L’ouvrage se termine par l’évocation des diverses institutions qui ont pour mission, entre autres, de « promouvoir cette éducation artistique et culturelle » : écoles, bibliothèques. Occasion pour l’auteur de critiquer une approche excessivement intellectualisée de la lecture et où la part productrice est trop restreinte. Elle n’est pas loin de constater que, de cette façon, elle transmet plutôt la haine des livres que le désir de lire. Alors même, comme le dit Richard Descoings cité par l’auteur, que « l’imagination, l’inventivité, l’aptitude à la conduite du changement sont devenues des qualités essentielles » leur place dans les programmes scolaires ne semble pas à la hauteur des besoins. Par opposition, elle donne en exemple la place que certaines universités américaines réservent, dans l’enseignement de la médecine, par exemple, à la littérature comme pourvoyeuse de sens et moyen irremplaçable de s’ouvrir à la souffrance des patients, à la maladie comme histoire individuelle.

Le livre s’appuie sur la riche expérience de l’auteur sur la question. Rédigé dans une langue claire et séduisante, fourmillant de références précieuses et de citations éclairantes, il est l’image même de ce qu’il défend : sa lecture permet de mettre en mots l’expérience que de nombreux lecteurs ont d’une pratique qui n’est pas un luxe dont on pourrait aisément se passer mais ce qui rend possible leur insertion dans un univers parfois dénué de sens. L’ouvrage est lui-même un exemple de transmission. Il n’est plus possible, après l’avoir lu, d’opposer le récit, plus particulièrement le récit de fiction, d’imagination, à la capacité de mieux connaître et comprendre le monde dans lequel on est amené à penser et à agir