Dans la composition d’un monde commun, le courage est cet ingrédient déterminant qui permet une prise en main de la situation, une intelligence tournée vers l’avenir. Au croisement de la politique, la réalité multiforme du courage est énigmatique : de quel courage parle-t-on ? Des grandes actions héroïques aux petites victoires sur soi-même, il y a le courage de dire la vérité, le courage de lutter contre le mal ou la peur, le courage d’affronter les obstacles du quotidien... Son manque est vite décrié, son excès suscite admiration, son exhortation peut rester lettre morte ou bien peut, au contraire, constituer les prémices d’un changement de situation. Face aux multiples visages du courage, comment le définir ? Quelles sont ses implications dans le domaine politique ?
« Le courage et la politique » fut le thème de la rencontre philosophique du 14 mars 2015, une des six rencontres du cycle « politique de la pensée », préparées par Raphaël Enthoven (assisté de Julien Tricard), et qui s’échelonnent de janvier à juin 2015 , au Théâtre de l’Odéon. Face à Raphaël Enthoven, l’invitée philosophe de cette rencontre est Cynthia Fleury. Les deux philosophes entraînent un auditoire captivé par une réflexion éloquente, limpide et sans jargon, ponctuée par la lecture de textes déclamés par les comédiens-acteurs Georges Claisse et Marianne Basler. La question du courage est analysée au détour d’une sélection de quelques grands textes, ces derniers devenant le support à partir duquel une pensée empreinte d’actualité se déploie et propose à l’auditoire – philosophe ou non-philosophe – des outils d’interprétation du présent.
Le courage et sa portée politique
Le courage est communément perçu comme cette disposition à faire face lorsque tout nous amène à baisser les yeux ; à l’opposé de la lâcheté, le courage se démarque de celle-ci en ce qu’il émerge sans cause. Le courage ne trouve effectivement pas de causes mais seulement des occasions qui permettent la manifestation d’une volonté sans cause. Imprévisible, irréductible à l’orgueil, non soluble dans le calcul : il est, à l’évidence, plus simple d’en proposer d’emblée une définition négative - une négation qui ferait d’ailleurs écho à la désinvolture dont il est empreint. Le courage est également irréductible à la bonne conscience ou à la vanité, qui ne peuvent être que des effets, non des causes. De même, la représentation héroïque dont le courage fait l’objet ne lui est ni suffisante ni nécessaire. Pour Cynthia Fleury, qui est aussi l’auteur d’un ouvrage sur le courage , « le courage est sans victoire, sinon sur soi-même ». On peut cependant concevoir le courage comme une vertu partagée à la fois par l’individu et la société. Définir le courage n’est certainement pas chose aisée si l’on conçoit, avec Raphaël Enthoven, qu’ « il n’y a pas de courage proprement dit mais seulement des actes courageux que rien ne justifie et dont la nature commune n’apparaît, évidemment, que rétrospectivement ».
Le courage ne constitue guère une disposition éternelle, mais requiert le recommencement et la fidélité à un caractère inaugural. Avoir du courage est une chose, ne pas le perdre, en est une autre, souligne Raphaël Enthoven. Éminemment flexible, le courage consiste fondamentalement en une invention du moment, selon Cynthia Fleury. Si on en a fait quelque chose d’intempestif, il nous faut considérer que le courage est pourtant une intelligence de l’instant, qui porte vers l’avenir. Le courage est une sorte de prudence, comme la concevait Aristote. Il s’agit, dans le courage, d’assumer ses principes, à travers un triple lien : lien avec le sens, lien avec l’avenir et avec les autres, selon Cynthia Fleury. Le courage est ainsi le premier acte d’intégration dans le monde commun. Dans la typologie infinie des manifestations du courage, on retrouve aussi simplement celui de vivre, de continuer à vivre tous les jours, en affrontant l’adversité du cours des choses, des conditions de vie ; ce dépassement continuel fait qu’en un sens, avoir du courage, c’est apprendre à vivre, et c’est aussi apprendre à mourir, selon Raphaël Enthoven.
Le courage politique face au mal et à la peur
Dans la composition d’un monde commun, le courage devient indispensable à l’action politique et revêt une dimension toute particulière dans le dépassement de l’écueil du mal. Pour Hannah Arendt, « le courage libère les hommes de leur souci concernant la vie au bénéfice de la liberté du monde », d’où le caractère indispensable du courage en politique, puisque « ce n’est pas la vie mais le monde qui est en jeu », comme elle l’affirme dans La crise de la culture . Par ailleurs, le manque de courage peut aussi bien conduire à la lâcheté qu’au mal. La réflexion de Hannah Arendt sur la banalité du mal renseigne ainsi sur ce qui fait qu’un homme ordinaire peut être amené à commettre des actes d’une monstruosité indicible. Lâcheté ? Stupidité ? Pour Hannah Arendt, le mal commence précisément au moment où on accepte, comme l’explique Cynthia Fleury, de devenir un chaînon, un rouage, un élément remplaçable ; en se positionnant loin du monde et refusant de penser au-delà de soi, l’absence ou refus de la pensée entraîne fatalement l’abandon des autres hommes. Dans cette perspective, le courage est ce qui précisément vient s’opposer au mal ou à la peur, comme rempart face à la possibilité d’une lâcheté qui résulterait de l’abandon de la pensée.
En politique, le courage fait abondamment l’objet d’exhortations, dans les discours des hommes politiques : on en retrouve d’illustres exemples dans les discours de Jaurès, Clémenceau ou Churchill qui ont fait appel à un courage politique des citoyens. Au sein du discours politique, le courage peut être envisagé du point de vue de l’exhortation ou même de la preuve dont il est susceptible de faire l’objet. Le courage politique est aussi celui consistant à affronter la vérité, en commençant par la dire : cette parrhésia, la vérité des penseurs grecs, consiste précisément en cette franchise, le courage de dire la vérité, son opinion et sa pensée. Au sein du discours politique, courage et vérité forment un couple notionnel d’autant plus étrange que les jeux de langage viennent troubler le jugement que l’on peut porter dessus. Comment distinguer, dans le paysage politique, le franc-parler du discours démagogique ? À l’origine de ce trouble réside un certain usage sophistique de la parole, consistant à instrumentaliser la parole non pour émanciper le public auquel on s’adresse mais simplement pour plaire. Au cœur des crises de confiance démocratique, on retrouve ainsi ce que Cynthia Fleury identifie comme une « désubstantialisation du langage » ; un pacte avec l’éloquence aussi, qui rend abscons le décryptage du dire vrai. Face à ces écueils, l’éducation permet précisément que le courage s’instaure comme un effort de tous les jours, consistant à veiller à ce qu’une mécanique dénuée de sens ne prenne pas le dessus, selon Cynthia Fleury. La pensée de Tocqueville, invite, en outre, à interroger les limites de la démocratie et indique la place du courage qui peut réguler la démocratie en inventant une responsabilité individuelle et citoyenne. Le nouveau chemin qui s’ouvre avec la citoyenneté par l’association propose un refuge pour la liberté de la presse, la liberté politique.
Parmi les nombreuses références venant jalonner ce cheminement allant des textes à l’actualité et réciproquement, on retrouve Homère, Sophocle, Platon, Tocqueville, Proust et Foucault, mais aussi des discours de Jaurès, Clémenceau ou Churchill, encadrés par la pensée de Hannah Arendt – mise à l’honneur. Des temps anciens à l’actualité, un seul espace réunit penseurs et contextes divers, dans une réflexion subtile éclairant les problématiques d’actualité, parmi lesquelles des discours politiques ou l’affaire Charlie Hebdo de 2006-2007. Comme le souligne Raphaël Enthoven à propos d’un texte de Tocqueville, ramené aux problématiques contemporaines : « ce texte date de 1835 et pourtant c’est notre autoportrait ». Toujours fidèle à un esprit de réflexion philosophique décloisonnée, chaque rencontre philosophique du cycle « politique de la pensée » est un moment de partage, une reviviscence de la pensée critique – si essentielle à la démocratie. Ces rencontres philosophiques sont aussi le pari d’une transmission active d’un désir de philosopher, de cette possibilité pour tout individu d’exercer son regard critique. Tâchant de ne pas sombrer dans l’espace balisé du jargon philosophique ou dans l’aridité des discours ex cathedra sur les grands textes philosophiques, la philosophie peut alors venir en réponse à un monde en crise, un regard critique dont l’atemporalité n’a d’égale que sa nécessité salutaire