Il est difficile de trouver un pays dont l’histoire récente a plus de parenté avec la fiction que l’Italie de Berlusconi. Le site zeroscuse.it propose de répondre à la question suivante : « Un homme, grâce à son directeur, a accès au sujet qui sera proposé dans un concours pour un poste dans un Ministère, son fils est candidat : vérité ou fiction ? ». On répond « fiction ». En effet, c’est le sujet du film de Mario Monicelli, Un bourgeois tout petit, petit (« Un borghese piccolo piccolo », 1977). Deuxième question : « Une lettre anonyme révèle à la presse les vainqueurs d’un concours pour un poste de chercheur à la faculté de Médecine, parmi eux se trouve le chauffeur d’un professeur ». Fiction ? Cette fois non, les faits remontent à juin 2013, et la lettre était adressée au quotidien La Repubblica. Difficile, il faut l’admettre. Il est donc compréhensible que l’Italie contemporaine montre une véritable soif de réalisme : les Wu Ming, collectif anonyme d’écrivains qui mêlent vérité et fiction, l’avaient remarqué les premiers en parlant de “new italian epic”. De là au succès de Gomorra, il n’y a qu’un pas : s’il est vrai que Roberto Saviano travaille sur le terrain et que ses découvertes dérangent véritablement les Casalesi, n’oublions pas que son livre est une fiction et qu’il en tire sa puissance. Il est d’ailleurs l’héritier d’une remarquable école littéraire du sud du pays, menée par Goffredo Fofi et ses revues Lo straniero (« L’étranger ») et Gli asini (« Les ânes »), qui vise a se réapproprier le pays et sa représentation. Alessandro Leogrande, auteur de Uomini e caporali (« Hommes et caporaux », Mondadori, 2008), un livre de nonfiction sur l’esclavage agricole dans les régions méridionales, entre mafia et immigration clandestine, vient lui aussi du sud. On retrouve les mêmes préoccupations au coeur du nouveau festival de théâtre et de narration “Sabir”, à Lampedusa. Il est dirigé par Ascanio Celestini, un des grands talents du théâtre contemporain italien avec Davide Enìa, Emma Dante et Marco Paolini, entre autres. Et quand les documentaires radio et vidéo n’arrivent pas à trouver leur public (même si on peut les trouver gratuitement sur www.3soldi.rai.it) et la presse quotidienne ne s’intéresse qu’à elle-même, c’est finalement la poésie qui écrit le réel de la vie quotidienne : ainsi Gian Maria Alinovi gagne tous les prix possibles avec son recueil La scolta (« La scoute », Nottetempo, 2013) sur la condition d’une immigrée roumaine qui accompagne, jour après jour, une vieille dame vers la mort.

En prose, un groupe remarquable d’écrivains semble suivre le chemin des grands auteurs de nonfiction Luciano Bianciardi, Ermanno Rea, Nuto Revelli et Leonardo Sciascia. Citons Antonio Franchini, auteur de L’abusivo (« L’hors-la-loi », Marsilio, 2001), qui évoque le décès d’un journaliste napolitain, Luca Rastello, auteur de Io sono il mercato (« Je suis le marché », Chiarelettere, 2009), transposition d’un long entretien avec un narcotrafiquant, Carlo Bonini, à qui l’on doit un ouvrage sur les sombres dérives de la police, ACAB. All cops are bastards (Einaudi, 2009), ou encore Carlo Lucarelli, connu pour avoir écrit et dirigé la série policière Misteri italiani (« Mystères italiens »), qui a consacré un essai aux événements qui ont eu lieu à Gênes en 2001, G8. Cronaca di una battaglia (« G8. Chronique d’une bataille », Einaudi, 2009). Il y a donc un sous-monde éditorial vivant et intéressant qui se nourrit de complots, parfois de complotismes, et d’ambitions révolutionnaires plus virtuelles que réelles, en tout cas de tout ce que la presse, virtuelle ou pas, ne nous parlera évidemment jamais.

Peut-être Martin Amis a-t-il raison dans The Second Plane   de juger la fiction beaucoup trop fragile pour rendre compte du réel après le 11 septembre. Ou bien la réalité a eu, à un moment donné, comme Marco Bellocchio dans son film Buongiorno, notte (« Bonjour, la nuit », 2003) sur l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro, la possibilité de traquer l’imagination avant de la perdre.

Le phénomène Chiarelettere

Il ne nous reste finalement qu’à anticiper ou à suivre de près les faits divers, ce que Marco Preve a magistralement réussi dans Il partito della polizia (« Le parti de la police ») qui vient de paraître chez Chiarelettere, éditeur qui a décidé de se consacrer exclusivement à la nonfiction et qui est un véritable phénomène en Italie.

Née en 2007 à Milan, Chiarelettere se présente comme un éditeur multimédia (livres, beaux-livres, DVD) indépendant qui cherche à défendre le point de vue du citoyen face aux groupes d’intérêts constitués en Italie   . Il a une influence qui va bien au-delà du livre : Chiarelettere a ouvert un réseau de blogs, est actionnaire d’Il Fatto Quotidiano, quotidien fondé à Rome en 2009, et a des liens privilégiés avec certaines émissions télévisées.

Parmi ses titres importants, fruits d’enquêtes importantes et très bien documentées, on compte des critiques de l’intégrisme religieux, des intérêts 
financiers du Vatican, de l’économie de la Mafia, et de la spéculation dans le marché du bâtiment. La ligne graphique de la maison a été définie par l’anglais David Pearson, connu pour son travail chez Penguin. De plus, Chiarelettere vient d’inaugurer une collection littéraire qui aborde l’actualité différemment. Des écrivains comme le prix Nobel Dario Fo y participent et son ambition est de trouver un public peut-être plus cultivé et sans doute plus durable. Lorenzo Fazio, qui travaille dans l’édition depuis 1982, nous explique dans cet entretien comment il a su capter, nourrir et former un lectorat 
de nonfiction qui jusqu’alors n’existait pas en Italie.


Nonfiction.fr – Lorenzo Fazio, comment définiriez-vous le projet éditorial de Chiarelettere, qui a su trouver un public pour la nonfiction en Italie ?

Lorenzo Fazio – Nous avons choisi de nous occuper exclusivement de nonfiction pour prendre 
une place laissée libre par d’autres médias qui cherchaient plutôt à
 montrer le pouvoir qu’à le critiquer. Nous nous sommes concentrés sur le fonctionnement du pouvoir en Italie sans préjugé idéologique ou
 parti pris. Nous ne nous occupons pas des critiques de gauche ou de
 droite ; ce qui est central pour nous c’est d’arriver à reconstruire des
 morceaux de vérité, ce qui, en Italie, crée des difficultés et expose au soupçon. On nous pose toujours la même question : vous êtes
 avec qui ? Marcher seul, c’est dangereux mais il n’y a pas d’autres
 possibilités pour être libre de toute influence. Il n’y a pas que nous qui 
faisons ça mais, il faut l’admettre, nous sommes très peu. Finalement, 
nous avons cerné une exigence de la part des lecteurs que personne n’avait perçue
 avant, évidemment pas par hasard… Quand nous avons compris qu’il y avait un marché 
possible, d’autres nous ont suivis.



Nonfiction.fr – Vous étiez étudiant en philosophie à Paris quand un journal italien a voulu vous confier un article sur la mort de Sartre. C’est ce jour-là que vous avez abandonné l’idée de devenir journaliste. Comment avez-vous réagi aux attentats qui ont visé Charlie Hebdo ? Quelles réflexions cela vous a-t-il inspiré sur la liberté d’expression, le droit à l’information et la provocation ?

Lorenzo Fazio – Dans ce cas précis, la seule réaction possible est de prendre position
 aux côtés de ceux qui ont été frappés, ce que nous avons fait. Ensuite, il peut y avoir 
des nuances, on peut critiquer une certaine manière de faire de la satire. 
Mais ce qui est insupportable ce sont les leçons de liberté d’expression données par les éditorialistes italiens, qui sont prêts à soutenir la liberté seulement
 quand elle concerne un autre pays.



Nonfiction.fr – Votre maison d’édition, qui ne s’est jamais définie politiquement selon le clivage gauche-droite, a eu le mérite de
 comprendre avant les autres la direction que prenait le pays. Quel lien existe-t-il entre Chiarelettere et la crise de l’empire médiatique de Silvio 
Berlusconi qui, au début des années 2000, exerçait un quasi monopole dans le domaine de l’information ? Et entre Chiarelettere et le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo,
 également antipolitique mais plus enraciné dans le Web ? Chiarelettere a d’ailleurs publié un essai à succès de Grillo (Gianroberto Casaleggio et Beppe Grillo, Siamo in guerra. Per una nuova politica, 2011) avant même sa consécration électorale.

Lorenzo Fazio – Beppe Grillo et son mouvement ont fait ce que Tsipras a fait en Grèce, à la différence près que Grillo est un humoriste alors que Tsipras est un homme politique. C’est donc une richesse d’idées et de voix qui est en train de se volatiliser. C’est dommage, c’est encore une 
fois une occasion perdue pour l’Italie. En tant qu’éditeur, j’étais
 intéressé par ce phénomène. Surtout cela m’intéressait de déconstruire le 
discours que la presse italienne avait sur Grillo, et qui créait une
 véritable désinformation organisée. Grillo faisait peur, il pouvait 
réellement faire sauter certains points d’équilibre.


Nonfiction.fr – 2014 a été une année difficile pour l’édition, 2015 semble plus prometteur. Lesquels de vos livres atteindront le public français ?

Lorenzo Fazio – Le roman historique de Dario Fo, La figlia del Papa (« La fille du Pape »), l’essai de
 Rosetta Loy sur Falcone et Borsellino, l’enquête de Di Nicola et Musumeci 
sur le trafic d’immigrés clandestins, Il Ritorno del Principe (« Le retour du Prince ») de 
Scarpinato et Lodato, l’enquête de Nuzzi sur l’empire financier du Vatican et le 
roman de Rastello sur le monde des ONG seront traduits en français. Parallèlement en Italie on continue 
à travailler sur le Web, pour étendre notre visibilité, nous continuons à enquêter sur des sujets sensibles et nous ne renonçons pas à nous attaquer aux événements historiques jamais éclaircis comme l’assassinat d’Aldo Moro. Le nouveau
 roman historique de Dario Fo, C’è un re pazzo in Danimarca (« Il y a un roi fou au
 Danemark »), qui vient de sortir, démontre que l’histoire peut être subvertie et que le Bien
 peut triompher. Parfois cela arrive

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