Chaque 8 mars, la Journée internationale de la femme est « l’occasion de dresser un bilan des progrès réalisés, d’appeler à des changements et de célébrer les actes de courage et de détermination accomplis par les femmes ordinaires qui ont joué un rôle extraordinaire dans l’histoire de leur pays et de leur communauté »   comme l’indique le site des Nations Unies. Un jour avant cette célébration, une rencontre sur le thème « La femme audacieuse – une figure européenne » s’est inscrite dans l’esprit de la célébration de cette Journée internationale   . Dans l’espace convivial du somptueux salon Roger Blin du Théâtre de l’Odéon, Martine Méheut, philosophe et présidente de Citoyennes pour l’Europe, a animé cette rencontre face à Nathalie Loiseau, Directrice de l’Ecole Nationale d’Administration. Au cœur de cette rencontre, le questionnement sur la condition féminine en Europe invite à repenser l’histoire de la condition et des droits des femmes.

Pourquoi y a-t-il en Europe, au long des siècles, des femmes qui osent penser, écrire et dire jusqu’à l’engagement politique ce qui les scandalise et ce qu’elles espèrent ? Leur statut privilégié en Europe n’a-t-il été imposé que par leurs luttes et leurs victoires ? Ne faut-il pas plutôt reconnaître dans la civilisation européenne un espace propice au courage de la femme audacieuse ?

Condition et droits des femmes en Europe

Parler de la femme européenne consiste à généraliser une condition que toutes les Européennes ne partagent pas mais cela permet, cependant, de dégager une tendance. Pour Martine Méheut, présidente de Citoyennes pour l’Europe, la condition féminine sur notre continent est aussi enviable qu’enviée. Fruits de luttes et d’initiatives héroïques, ces avancées ont permis l’avènement d’une condition actuellement propice à l’audace des femmes. Par sa Charte des droits fondamentaux, l’Union européenne place au cœur de ses principes directeurs la dignité, l’égalité, la liberté de penser et de religion, la solidarité : une série de droits fondamentaux qui, précisément, rendent possible cette audace. Qu’en est-il particulièrement du statut des femmes européennes ? Cette même Charte des droits fondamentaux stipule que « l’égalité entre les hommes et les femmes doit être assurée dans tous les domaines, y compris en matière d’emploi, de travail et de rémunération. Le principe de l’égalité n’empêche pas le maintien ou l’adoption de mesures prévoyant des avantages spécifiques en faveur du sexe sous-représenté. »  

La condition actuellement favorable à la condition féminine, par le biais d’appuis juridiques et d’un climat propice, procède d’une longue histoire de combats menés avec vigueur et conviction par celles qui sont devenues les grandes figures du féminisme en Europe. Olympe de Gouges figure parmi les féministes pionnières au parcours remarquable : auteur de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, elle a combattu ardemment pour les droits politiques et civils des femmes. Son combat s’arrêtera funestement, par « le seul droit » qui lui a été concédé en tant que femme : « celui de monter à l’échafaud, comme un homme », souligne Nathalie Loiseau. À côté d’Olympe de Gouges, d’autres grandes figures emblématiques sont venues apporter leur contribution au progrès en matière de droits des femmes et d’égalité entre hommes et femmes : Rosa Luxembourg et Louise Michel, parmi les plus illustres.

Creuset de liberté, l’Europe a été ce continent particulièrement propice à l’audace de militantes politiques et féministes. Emblématiques par les poussées de liberté auxquelles elles ont contribué, ces femmes nous ont offert un legs dont nous pouvons mesurer l’importance considérable. Nous pouvons autant saluer la force de caractère qui anima leurs combats au destin tragique, pour nombre d’entre elles. Loin d’être linéaire, ce progrès de la condition et des droits des femmes est en réalité une histoire balisée par des succès, des changements, mais aussi des retours, qu’il s’agisse de la liberté ou de la cause des femmes. Cette histoire que nous percevons dans sa dimension globalement évolutive, en tant que progression linéaire, correspondrait effectivement plutôt à « une sinusoïdale », selon Nathalie Loiseau, qui évoque à titre d’exemple l’histoire de l’évolution du rapport des femmes au monde du travail. En effet, au début du XXe siècle, bien que leur comptabilisation était imparfaite, les femmes étaient nombreuses à travailler, dans les champs, les usines ou le commerce. Par la suite, il y eut une rupture marquante dans les années 1960 avec la construction du modèle de la mère au foyer élevant ses enfants ; ce modèle a par la suite été remis en cause dans les années 1970. À l’image du rapport des femmes au monde du travail, l’évolution de la condition et des droits des femmes est une histoire de succès, de retours et de va-et-vient ponctués par une progression globale, liée notamment à l’audace de figures emblématiques. Aujourd’hui, l’image de la femme en Europe bénéficie d’un certain modèle social en vertu duquel il est possible d’avoir un projet d’indépendance, soutenu par le collectif. L’Europe est un territoire privilégié si l’on considère que ces choix qui s’offrent à la femme européenne restent à l’état d’utopie éloignée pour plusieurs sociétés hors du continent européen.

Femmes et audace en Europe

Cette audace féminine qui rend possible les avancées en matière de droits des femmes a aussi ses réquisits sur le plan matériel. Dans Une chambre à soi, l’écrivaine féministe Virginia Woolf réfléchit sur le rapport entre la femme et le roman et dresse notamment des conditions indispensables pour qu’une femme puisse s’adonner à l’écriture : avoir quelque argent et une chambre à soi. De nos jours, la création en Europe est un débat récurrent sous l’angle de l’égalité entre hommes et femmes : en-deçà des questions de promotion des artistes ou auteurs femmes, la question des conditions matérielles d’indépendance devient un prérequis crucial. Or, il s’avère qu’historiquement, la plupart des femmes qui se sont exprimées au nom des femmes ne sont pas représentatives de la condition féminine en général. À commencer par les grandes femmes écrivaines, majoritairement aristocrates. Dans cette optique, ces femmes qui parlent au nom des femmes puisent cette audace soit dans un caractère pourvu d’une certaine originalité soit dans une condition privilégiée ; le luxe ultime qui fait défaut dans la vie de nombreuses femmes est d’ailleurs simplement le temps, comme le rappelle Nathalie Loiseau. Cette question du temps disponible pour les femmes est liée à l’un des problèmes majeurs pour les femmes d’aujourd’hui : la conciliation de la vie familiale avec la vie professionnelle. Directrice de l’ENA, mère de quatre enfants, Nathalie Loiseau a eu un parcours aussi brillant qu’atypique au sein de la haute fonction publique, où elle a su défier cet arbitrage entre vie familiale et vie professionnelle. Convaincue que l’épanouissement d’une femme ne doit pas nécessairement se limiter à l’une ou l’autre des deux sphères, elle défend la possibilité d’aspirer à tout : « choisissez tout » comme nous y invite le titre de son ouvrage récemment publié   . Aujourd’hui, ces défis qui ne cessent de se poser pour les femmes, requièrent, à l’évidence, beaucoup d’audace.

Pourtant, si certaines conditions permettent aux femmes européennes d’aller de l’avant, il ne faut pas nécessairement attendre que toutes les conditions soient réunies. C’est là, précisément, que l’audace intervient, venant combler les interstices des conditions manquantes, des combats non encore achevés et des inégalités persistantes. « Oser » est alors sans doute le maître-mot de ce combat de tous les jours pour les femmes européennes. Apprendre à avoir confiance et ne pas hésiter à se dire – là où les obstacles défient les projets personnels – « pourquoi pas moi ? ». Combattre les dérives essentialistes, les préjugés ou s’aventurer sur des sentiers non balisés : ce goût du risque si étranger aux femmes et dont les hommes ont davantage la maîtrise. Dans ce parcours jalonné d’incertitudes, il est important pour les femmes de s’entourer de femmes mais aussi d’hommes, de mentors qui les incitent à avancer : car si c’est par l’entremise des autres que l’on se construit, il faut aussi reconnaître que le soutien d’une personne qui croit en vos capacités est également déterminant. Risque et audace, ces deux pendants de l’ambition saine, doivent se réconcilier : partant du principe que le risque n’est pas à éviter, l’audace vient stimuler un risque éclairé, très différent d’un sentiment de fatalité. Pour la femme européenne, cela n’est sans doute pas une évidence, dans la mesure où l’éducation reçue en Europe ne cultive pas le risque et vise, au contraire, à l’évincer systématiquement. Cette reconsidération du risque serait pourtant bien utile, voire fondamentale, si l’on admet que « le risque est un besoin essentiel de l’âme », selon la formulation de Simone Weil dans L’Enracinement. S’aventurer « au-delà de sa zone de confort » devient alors, selon Nathalie Loiseau, la condition de possibilité d’un dépassement des schémas paralysants. L’audace féminine européenne actuelle se place alors en digne héritière des grandes figures du féminisme en Europe, et se porte garante de la continuité de ces combats dans une dimension dynamique et à la portée de toutes les femmes. Le prix en est d’accepter le risque et de découvrir, aussi, le plaisir à le surmonter.

Face à ces réflexions, nous songeons alors à nouveau au thème 2015 de la Journée internationale de la femme : « Autonomisation des femmes – Autonomisation de l’humanité : Imaginez ! » : un thème qui « imagine un monde où les femmes et les filles peuvent exercer leurs choix. »   En contrepoint de cette exhortation, Nathalie Loiseau et Martine Méheut proposent d’aller plus loin – nécessairement au-delà de la seule imagination. « Imaginez » peut alors être complété par une injonction téméraire : « osez » serait alors sans doute le message qui synthétise ces réflexions empreintes d’audace et de goût pour le changement