Un recueil de témoignages par endroits passionnant, mais qui tend à une généralisation abusive sur les « Soviétiques ».

Retrouvez un autre regard sur ce livre ici.

 

La journaliste biélorusse Svetlana Alexievitch est l'auteur de plusieurs ouvrages sur les zones d'ombre de l'histoire soviétique, par exemple la guerre d'Afghanistan   . Son dernier livre, La fin de l'homme rouge, rassemble des matériaux récoltés depuis la chute de l'URSS. L'ouvrage est divisé en deux parties. La première regroupe des témoignages recueillis entre 1991 et 2001, la seconde entre 2002 et 2012. Chaque partie s'ouvre sur un chapitre, intitulé « Bruits de cuisine », où l'on lit des extraits de conversation dont les locuteurs et les circonstances ne sont pas précisés. Les chapitres suivants, qualifiés d'« histoires », présentent chacun le résultat d'une enquête sur le sort d'une ou deux personnes. La journaliste utilise diverses sources selon la situation : elle a tantôt recueilli le témoignage de la personne en question, tantôt et souvent en complément celui de proches ou de voisins, et elle recourt parfois à des documents, par exemple des articles d'époque. Si la plupart des témoignages évoquent au moins à un moment la fin de l'URSS, les craintes, les espoirs et les déceptions au moment du changement de régime, bien d'autres thèmes sont abordés, tels que la Seconde Guerre mondiale ; les héros de certaines « histoires » n'ont pas même connu l'URSS.

On découvre des témoignages poignants, par exemple celui d'un vieil homme, communiste depuis 1922, emprisonné pendant les purges des années 1930 et toujours convaincu du bien-fondé du régime. Les personnes interrogées évoquent les non-dits de l'Histoire soviétique, par exemple la collaboration des populations locales avec les nazis pour exterminer les Juifs ou les méthodes employées par les services secrets soviétiques pour arracher des aveux inventés de toutes pièces.

La forme du témoignage rend la lecture aisée et permet de découvrir le point de vue de citoyens de l'ex-URSS sur leur réalité. Ainsi, la chute de l'URSS est associée à l'apparition de nouveaux vêtements, objets et produits d'alimentation, au culte soudain de l'argent, ainsi qu'à la reconversion forcée d'une grande partie de la population : les plus hardis se lancent dans le commerce, les autres, malgré leurs diplômes, ne survivent que grâce à des petits boulots. Ce nouveau mode de vie enchante certains mais rebute de nombreuses personnes interrogées, et le thème de la perte des idéaux est récurrent : « On s'est fait acheter avec des papiers de bonbons, des étalages de saucissons et des emballages bariolés »   . Gorbatchev, très apprécié en Occident, est ici considéré de façon bien plus critique : pour beaucoup, c'est le fossoyeur de l'URSS, et ceux qui ont été ses partisans évoquent leurs espoirs déçus.

Le thème de la fraternité soviétique perdue sert de fil rouge à plusieurs histoires consacrées aux conflits inter-ethniques : une jeune femme arménienne qui vivait à Bakou raconte les massacres entre Arméniens et Azerbaïdjanais dans l'URSS en déliquescence   . Sont évoqués les attentats terroristes à Moscou en 2004, la guerre de Tchétchénie, le racisme dont sont victimes les immigrés du Caucase en Russie. Prises individuellement, ces « histoires » présentent toutes un intérêt en tant que témoignages authentiques et allant souvent à contre-courant de l'Histoire officielle, mais il faut rester prudent dans leur analyse. D'une part, le lecteur manque de données pour replacer les témoignages dans leur contexte : lorsque les personnes interrogées sont les héros de l'« histoire », on connaît leur profession et leur âge au moment de l'enquête, dans le cas contraire on ne sait que ce que leurs paroles nous apprennent. De plus, la date des interviews n'est pas précisée, même si elle peut parfois être déduite par recoupement de dates ; c'est dommageable lorsque les témoins évoquent leur vie au moment de l'interview.

D'autre part, le fil conducteur thématique est assez artificiel, voire trompeur. Ce qui réunit ces « histoires » est qu'elles sont le fruit des enquêtes de l'auteur au cours de la période 1991-2012. La journaliste ne présente pas sa méthode, cependant il semble bien que les entretiens n'aient pas été menés de façon systématique mais à l'occasion de faits divers tels qu'un suicide ou un attentat. De ce fait, les situations décrites sont toutes extrêmes, ce que l'auteur ne nie d'ailleurs pas : « Pourquoi y a-t-il dans ce livre autant de récits de suicidés, et non de Soviétiques ordinaires, avec des vies de Soviétiques ordinaires ? »   . Svetlana Alexievitch s'en justifie : « J'ai cherché ceux qui avaient totalement adhéré à l'idéal, qui l'avaient si bien intégré qu'il était devenu impossible de leur arracher »   . Cette justification est cependant démentie par certains entretiens, où les personnes ne se montrent absolument pas attachées à « l'idéal » - notion que l'auteur ne définit d'ailleurs pas. On ne peut donc voir dans ces témoignages une enquête sociologique rigoureuse qui permettrait de tirer des conclusions sur l'« homme rouge ».

Pourtant, l'auteur, en tentant de donner une cohérence à cette série d'enquêtes, impose une ligne de lecture : selon elle, les « histoires » tracent les contours du « soviétique », de cette génération d'« homo sovieticus » à laquelle elle appartient. Elle affirme : « Le communisme avait un projet insensé : transformer l'homme « ancien », le vieil Adam. Et cela a marché... C'est peut-être la seule chose qui ait marché. En soixante-dix ans et quelques, on a créé dans le laboratoire du marxisme-léninisme un type d'homme particulier, l'Homo sovieticus »  

Le livre se transforme en une sorte d'autobiographie à plusieurs voix où les personnes décrites, en dépit de leurs différences, deviennent les personnages d'un « nous » soviétique, éventuellement post-soviétique ou anti-soviétique, comme on le voit dans la préface : « Il me semble que je connais cet homme [l'Homo sovieticus], je le connais même très bien, nous avons vécu côté à côte pendant de nombreuses années. Lui, c'est moi. »   D'autres affirmations collectives s'ensuivent : « Nous, les gens du socialisme » « Nous avons un rapport particulier à la mort »   , « Au fond, nous sommes des guerriers »   . Dans les « Bruits de cuisine », le procédé est poussé à l'extrême, les voix non-identifiées qui débattent deviennent l'expression d'une figure unique.
Alors même que Svetlana Alexievitch déplore le retour « d'idées démodées : celles de « notre grand empire », d'une « main de fer », de la « spécificité de la voie russe » »   , cette approche essentialiste, cette idée de spécificité du peuple soviétique va dans le sens des théories qu'elle combat. Si le titre russe, « l'âge des vêtements d'occasion », insiste sur le quotidien qu'évoquent les témoins, le titre français, « la fin de l'homme rouge » ne fait que renforcer le mythe d'une identité collective qui expliquerait l'Histoire et les comportements

 

A lire aussi :

- Notre dossier Fiction et nonfiction : les écritures du réel

- Une autre critique de ce livre par Yoann Colin