Eric Chauvier est anthropologue. Chez Allia, il est l'auteur de nombreux textes qui, chacun à sa manière, entraînent l'enquête scientifique dans une recherche sur la langue de la science. Dans cet entretien avec nonfiction, il revient sur certains des enjeux d'écriture auxquels la recherche en sciences sociales semble ne plus pouvoir se soustraire.

 

Nonfiction.fr – Depuis le moment où vous avez fait le choix de l’anthropologie plutôt que de la philosophie jusqu’à votre dernier livre, Les mots sans les choses, en passant par La crise commence où finit le langage, vous avez livré une critique continue des ‘mots de la science’. Ce qui est en cause, c’est d’abord l’incapacité du langage de la recherche à saisir ses propres objets ; mais finalement, c’est surtout la perte de sens à laquelle conduit ce langage lorsqu’il est repris dans la langue commune, où il ne renvoie plus ni à la réalité vécue, ni à un système de référence savant. Quel est, selon-vous, le nœud de ce problème ?

Eric Chauvier – Je pense qu’il y a deux éléments de réponses pour interpréter ce problème de carence classificatoire des catégories savantes. Dans les deux cas, les citoyens non spécialistes me semblent largement hors de cause.

Le premier tient à un problème méthodologique : les chercheurs en sciences humaines appliquent en général leurs catégories de façon hypothético-déductive, autrement dit en présupposant qu’une catégorie va classer du réel, puis en ajustant, – parfois en déniant le sens même de – leurs observations pour valider cette hypothèse. Au final, la catégorie est fort peu affinée ; son autorité n’existe qu’en rendant implicite et illégitime toute cette matière d’enquête sacrifiée. Il s’agit là d’un tour de force, d’un abus de pouvoir.

Le second tient à un problème spécifique à l’attractivité spectaculaire de l’époque. Trop de chercheurs (les plus influents, souvent ; ou ceux qui veulent le devenir) ne questionnent plus leurs catégories pour les rendre intelligibles dans les think tank, auprès des tenants de la gouvernance et des médias de masse. Par définition, les représentants de ces institutions parlent hors contexte, et par là, hors de tout régime de vérifiabilité. Si bien qu’au final un authentique problème classificatoire (comme « identité » ou « ville-monde ») voyage en première classe des sphères de la science jusque dans les conversations des non-spécialistes.

Nonfiction.fr – Vous répondez à ce problème du langage scientifique par le choix d’une expression à la fois littéraire et efficace – c'est-à-dire succincte. Dans Anthropologie et Si l’enfant ne réagit pas, vous faîtes même la part belle à la fiction. On devine là une aspiration à sortir du champ clos des spécialistes. Pour autant, les travaux d’intellectuels parfois difficilement accessibles semblent avoir bénéficié d’une large réception dans le public non-spécialisé (je pense à Lévi-Strauss, Foucault, Bourdieu…). Faire comme vous le choix de la littérature et de la fiction, est-ce s’adapter à un public désormais moins accessible à des lectures austères ?

Eric Chauvier – Avant de répondre à votre question, il me faut vous dire, de façon tout-à-fait bienveillante, qu’il y a ici un beau malentendu. Je n’utilise jamais la fiction, comprise dans son sens simple d’opposition à la vérité. Toutes mes enquêtes ont été notées, enregistrées ou ont fait l’objet de souvenirs. Par contre, à votre décharge, vous les avez lues sur un mode littéraire qui vous a mené à cette association d’idées. Certains de mes lecteurs me font cette remarque et je la trouve riche de possibles : comment la forme littéraire, qui consiste simplement pour moi à raconter le plus précisément possible une enquête, peut-elle mener à cette impression de fiction ? Husserl évoque ce pouvoir de la fiction pour exercer la pensée.

Ensuite, concernant l’adaptation à un public, je vous répondrai d’abord en me défaussant un peu. Avant de choisir une façon de convoquer la science, il m’a fallu entrer dans un cadre éditorial, celui des éditions Allia. Gérard Berreby, son grand chef, m’a d’emblée spécifié qu’il n’avait que faire de ces conventions savantes qui font que vous allez finalement écrire (pour une thèse ou un article) en pensant à l’institution : qui citer, qui éviter de citer et à qui plaire en définitive. Aujourd’hui, les conventions des sciences humaines sont trop souvent destinées à satisfaire à des formes d’éligibilité institutionnelle – a-t-on cerné l’étendue de ce problème ? Je pense que les « travaux d’intellectuels parfois difficilement accessibles » que vous citez n’avaient que faire de ce type de contingences et qu’il faut ici distinguer « science » et « institution ». N’oublions pas aussi que certaines œuvres anthropologiques ont pu ‘‘faire science’’ à partir d’éléments narratifs et d’impression de fiction : Favret-Saada, Wacquant, Crapanzano… Au final, je dirais que je me retrouve dans ce pacte de lecture, car je considère que l’exigence analytique et interprétative est scientifico-compatible avec la narration de l’enquête (que fait un biologiste si ce n’est décrire son enquête ?). Celle-ci peut par exemple être très sophistiquée et exigeante, comme dans mon livre Somaland, pour amener le lecteur à prendre peu à peu conscience d’un propos théorique. Cette double attention à la description de l’enquête, qui est une question formelle, et à la réception du lecteur : tout est là.

Nonfiction.fr – Dans Que du bonheur, par exemple, la forme littéraire semble permettre de mieux décortiquer l’oralité, le matériau de base de la vie sociale : elle semble plus adaptée à l’exploration du niveau « microsociologique », et laisser sa place à la dimension aléatoire de certaines enquêtes. Dans Somaland au contraire, la mise en récit de l’enquête permet de parcourir et de dévoiler d’un trait rapide et efficace un système complexe de domination – qui repose justement sur la complexification à outrance. Les sciences sociales vous semblent-elles pâtir également d’un mode d’expression trop rigide vis-à-vis des jeux d’échelles ?

Eric Chauvier – Pour le moins. Prenez l’expression « micro-observation », ce que je suis censé faire. A quoi vous fait-elle penser ? A un monde en petit ? A une réduction ? Et pourtant, il s’agit bien du niveau 1 de la réalité sociale, de la réalité telle que vous pouvez l’expérimenter (je dois cette découverte à mon ancien collègue Nicolas Jaujou, qu’il en soit ici explicitement remercié). Cet usage du langage en dit long sur ce regard scientifique. Est-ce à dire que les catégories qui seront ensuite convoquées pour analyser telle ou telle situation sont implicitement la réalité quand ces situations seraient elles-mêmes une ‘‘sous-réalité’’? Plus que de la rigidité, il s’agit bien d’un problème de surplomb que seul peut résoudre la forme littéraire adoptée pour décrire l’enquête. Dans Que du bonheur, il s’agissait par exemple de partir d’une situation de malaise singulière (mais à l’échelle 1 !), pour engager un questionnement générique, susceptible de faire s’y reconnaître n’importe quel lecteur, qu’il soit spécialiste ou pas, pour ensuite l’amener vers un propos théorique. Ici je renonce à la représentativité, qui est un idéal fallacieux en sciences humaines, pour susciter et expliciter des questionnements affinés. Les sciences politiques ont le monopole de la représentativité. Laissons le leur, au risque de nous faire absorber par elles en perdant notre spécificité qui est l’enquête. Je pense qu’il faut redéfinir l’anthropologie comme un art du questionnement social affiné et, pour ce faire, apprendre à décrire le plus précisément possible une enquête.

J’ajoute que ce qu’il y a de fascinant au fond dans l’expérience d’enquête anthropologique, contre un siècle et demi d’habitudes académiques, c’est d’accepter d’être un homme ordinaire face aux personnes que je rencontre. Face à eux, je dois négocier une image de moi comme dans n’importe quelle situation de la vie ordinaire. Partant de là mon choix d’écriture repose sur l’obsession de rendre compte de ce caractère ordinaire de l’enquête – tout écart vis à vis de cette exigence constitue un échec.

Nonfiction.fr – Ce qui est au cœur de votre travail – dans Que du bonheur, dans Contre Télérama, ou encore dans Les mots sans les choses – c’est à la fois une modernité qui laisse peu de place à l’expérience à la faveur de satisfactions matérielles et de catégories de pensées « prêtes-à-porter », et un discours de classes dominantes qui réserve cette forme d’ « aliénation » moderne aux classes populaires. A quel point votre choix d’écriture permet-il de lier à l’analyse un engagement existentiel, et un engagement social ?

Eric Chauvier – La forme narrative de l’enquête permet de restituer les moments de malaises qui rendent possible cette inscription critique dans le monde social. Goffman ou Garfinkel savaient que le sens de la vie sociale émerge lorsque celle-ci est menacée. Ce sont ces moments de ruptures communicationnelles qui m’intéressent. Lorsque quelqu’un vous lance « c’est que du bonheur !» et que cette formule vous isole vis-à-vis du monde social, un questionnement émerge pour faire apparaître des formes d’aliénation insidieuses qu’Adorno avait analysées en d’autres termes : « la vie mutilée ». Comme les affects ou les moments de malaise sont consubstantiels à la vie sociale, ils offrent des façons de mobiliser le lecteur à partir d’une expérience qu’il peut revivre par le texte et par rapport à laquelle il peut situer son potentiel critique.

Nonfiction.fr – La langue scientifique prétend se fonder sur l’établissement de définitions rigoureuses à même de faciliter les correspondances entre les travaux, et donc l’accumulation des connaissances et la synthèse. De ce point de vue, la licence poétique heurte frontalement l’idée d’une édification collective de la connaissance : n’est-ce pas là une limite insurmontable de l’écriture « littéraire » ?

Eric Chauvier – Oui, mais dans une certaine mesure seulement. Je conçois mon travail comme une articulation vis-à-vis d’un existant, comme une façon de maintenir une vigilance critique vis-à-vis d’un stock de catégories qui font autorité. Mes textes sont des instances de vigilance en maintenant possible l’expérimentation de savoirs par rapport à la consommation de connaissances. Cette distinction entre « savoir » et « connaissance », Michel Foucault l’avait faite en son temps pour dissocier « ce qui peut s’expérimenter » et ce qui se reçoit sans questionnement, hors de tout contexte. Mon écriture scientifique et littéraire est entièrement au service de cette articulation entre ce qui se pense et ce qui se vit

 

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