Une enquête approfondie et une analyse critique sur les classes populaires, le féminisme et les sciences sociales.

Il y a des livres comme ça : on se dit qu'au lieu de défaire les boulons et de poser les pièces à plat, il vaut mieux tirer le fil qui tient le tout avant de revenir à la structure. Mais où prendre le fil, par quel bout commencer ? Il y a une phrase de l'introduction qui n'a pas été relevée, ni dans la préface française de l'ouvrage (par Anne-Marie Devreux), ni dans la postface de la traductrice (Marie-Pierre Pouly), ni dans les commentaires précédant la publication    : « Ce fût ma grande tristesse de ne pouvoir transmettre au plus juste, dans l'écriture, la complexité, la résilience, la bonne humeur et l'acuité des enquêtées. » Judith Butler (souvent citée dans l'ouvrage) aurait sûrement relevé cette tristesse, elle qui sait ce que c'est que le deuil et l'oubli du deuil de celui ou celle que l'on aurait pu être et que l'on n'a pas été, de ce que l'on aurait pu faire et que l'on n'a pas fait. Et lorsque l'on dévide le fil de l'ouvrage, c'est le même regret qui ouvre la conclusion : « Il ne m'a pas été possible, dans cet ouvrage, de rendre sensible la chaleur, l'humour et l'acuité des femmes étudiées, de rendre compte avec précision de l'intensité de cette expérience... ».

La valeur d’une vie

C'est donc au lecteur de deviner. Et d'abord de deviner pourquoi, en effet, à l'issue provisoire d'une enquête étalée sur onze années, dans une proximité très grande avec un groupe important de jeunes femmes, d'abord en formation pour des emplois de domesticité, de service, d'aide à domicile, pendant la période Thatcher, au moment où les usines ferment, puis employées de manière plus ou moins régulière ou précaire, ou devenues des mères au foyer, pourquoi Beverley Skeggs, qui connaît énormément de choses sur l'expérience de ces femmes, nous donne à peine quelques observations, quelques extraits d'entretiens, toutes et tous très frappants, certes, très parlants, très symboliques, mais seulement quelques-uns, et pourquoi, au lieu de nous raconter leur histoire avec la précision, l'humour et l'autoréflexivité dont elle est capable, elle nous fait une théorie de la respectabilité, de l'intersectionnalité de la classe et du genre en milieu populaire. Pourquoi elle met en avant la structure, les boulons et les écrous, et qu'elle laisse le fil à peine visible. Où poserons-nous nos soucis ? Ou étendrons-nous nos curiosités ?

Une première réponse à cette question est donnée dans la postface, dont l'auteur, qui est aussi la traductrice de l'ouvrage, utilise du papier pour donner des leçons de sociologie à Beverley Skeggs, qui n'a pas compris ceci, qui a fait un contresens sur cela, qui sûrement voulait dire ceci (mais l'a mal dit) ou ne voulait pas dire cela (mais l'a bien dit). On se demande comment l'éditeur a pu laisser passer ce manque de courtoisie, ridicule, qui plus est, cette grossièreté, qui au passage jette un doute sur la fidélité de la traduction, pourtant bien agréable, bien lisible pour le lecteur français, d'autant qu'il faut par ailleurs créditer ce même éditeur d'un travail soigné autour de l'ouvrage   , avec un entretien à teneur biographique en complément du texte et une présentation par Anne-Marie Devreux tout à fait au diapason du contenu. Mais on se dit la chose suivante : que la situation académique en Angleterre est sans doute aussi délétère qu'en France, que la compétition académique passe avant toute autre considération, et que pour être respectable Beverley Skeggs est obligée de faire comme les autres, de montrer qu'elle produit de la théorie, qu'elle sait faire la différence entre les cultural studies et la sociologie que l'on dit critique, qu'elle est capable de mettre ensemble des théories différentes, de remonter aux sources philosophiques, à partir de Foucault et de Rose notamment, et d'en faire un ouvrage qui fera référence dans un domaine où les travaux empiriques de qualité restent rares   . Dont acte.

Mais on devine une autre raison, qui est politique. Car en plaidant avec tout son talent pour mettre la classe et le genre au centre de l'analyse, il ne s'agit pas pour elle de faire la morale aux marxistes et aux féministes universitaires, irrémédiablement coupés des pratiques et des façons de penser ordinaires ou profanes, mais il s'agit de résoudre rien moins que l'énigme de la valeur des êtres humains, de la valeur d'une vie, en étudiant la valeur que les femmes des milieux populaires peuvent se reconnaître et se voir reconnue grâce à leurs efforts constants de respectabilité, alors même que cette respectabilité leur est déniée, en tant qu'individus, en tant que femmes et travailleuses ou chômeuses ou mères au foyer et en tant que membres de ces classes populaires. La respectabilité est une des réponses de la bergère qui occupe le bas de l'échelle sociale à toutes les bergères et les bergers qui en occupent les barreaux situés juste-au-dessus et jusqu'au plus haut.

Le prix de la respectabilité

Or cette lutte coûte cher. Pour être respectable, il faut d'abord accepter et être capable d'éprouver cette « structure de sentiment » que constitue le dévouement, le goût du devoir, jusqu'au point où « prendre soin, se mettre au service des autres, fait partie intégrante de la conception que ces femmes ont d'elles-mêmes ». Certes, insiste l'auteur, cette conception relève, sinon d'une inculcation, du moins d'une institutionnalisation par les classes dominantes qui vient de loin, s'imposant d'autant plus facilement en cette période de désindustrialisation que les emplois de services à la personne sont pratiquement les seuls accessibles aux femmes non qualifiées ou peu qualifiées. Mais c'est ainsi que s'opère la distinction entre « les classes populaires qui peuvent être sauvées » et « celles qui sont irrécupérables ». Ce dévouement « leur permet d'être reconnues comme respectables » et « c'est en manifestant et en mettant en œuvre leur dévouement qu'elles en viennent à se reconnaître comme des femmes dévouées (…) Elles se sentent bien à travers leur altruisme ». Avec leur exploitation, même, diront les critiques radicales de l'idéologie du Care.

Le coût politique de cette lutte pour la respectabilité, c'est la désolidarisation d'avec « les classes populaires « mal dégrossies » (…) d'avec « les pauvres non-méritants » » et, plus radical, le rejet de l'appartenance aux classes populaires dans leur ensemble, celles-ci réduites à leur représentation infâme sous le signe du chômage, de la pauvreté et des multiples déviances associées. Situation d'isolement social, dans un refuge d'autant plus éloigné qu'elles ne se reconnaissent pas non plus dans les classes moyennes ou supérieures, car elles revendiquent, de ce côté-là, « une supériorité morale sur (celles), qui, en se « déchargeant » de leurs enfants, se comportent de façon insensible, contre-nature et irresponsable ». Le lecteur s'étonne ici que, s'étant largement appuyée sur The hidden injuries of class   , Beverley Skeggs ne fasse pas du tout référence au Respect. De la dignité de l'homme dans un monde incertain   du même Richard Sennett, ni à La lutte pour la reconnaissance   , car en vérité de quoi s'agit-il, sinon de la manière dont la valeur de la vie peut être produite et reconnue dans des interactions marquées par l'inégalité des participants ?

Coût politique de la lutte, mais aussi coût personnel. Etre respectable alors que son groupe de référence ne l'est pas, c'est vivre dans l'insécurité personnelle permanente. L'auteur étudie particulièrement bien à cet égard le devoir de féminité et le devoir d'hétérosexualité, ainsi que les difficultés, les tâches subjectives dédiées à l'accomplissement de ce double devoir. « La féminité requiert à la fois d'être et de paraître féminine » en vue de « ne pas être associé au vulgaire, au pathologique, au sexuel et au mauvais goût ». Au temps de la jeunesse, c'est encore, parfois, un peu gai, lorsque l'on parvient à faire du « glamour », à produire « ce style de chair où peut s'éprouver du plaisir (…) projeter la désirabilité ». Ou dans ces mascarades où l'on échange les vêtements entre filles, où l'on se vêt d'une manière outrageusement sexuelle, où l'on sort en groupe, pour réclamer « le droit à éprouver du plaisir et à occuper l'espace ». Mais attention : « leur mise en scène féminine semble prouver qu'elles sont, précisément, ce qu'elles ne sont pas ». Et ce qu'elles ne sont pas ou du moins ne veulent pas être, c'est « sexuelles ». A quel moment, dans quelles conditions, en présence de qui, sous quel regard « être sexuel », selon l'expression très parlante de l'auteur ? Ce n'est malheureusement pas un choix car « la féminité n'a pas le pouvoir discursif de fonctionner comme un récit autorisant : c'est la masculinité qui autorise ». Dès lors la féminité est mise à distance, elle se révèle « une catégorie inhospitalière : c'est par nécessité plutôt que par souhait que les femmes « blanches » des classes populaires la reproduisent à travers le déploiement de diverses formes qui n'engendrent pas d'identification ».

Insécurité encore dans le domaine de la sexualité, où le fil de la relation d'enquête s'enroule autour de l'expérience vécue mais reste invisible en raison de la contrainte académique qui pèse sur l'écriture : « Les discussions à propos de la sexualité sont devenues plus ouvertes à mesure que des amitiés naissaient pendant l'enquête (…) J'ai choisi de ne pas utiliser certaines confidences très intimes et chargées d'affect qui, dans le cadre d'une discussion analytique « froide », relèveraient d'une forme d'exploitation et de voyeurisme ». De la chaleur, il n'y en pas beaucoup, en effet, du fait toujours de la respectabilité : « l'hétérosexualité, dans un même mouvement, normalise et marginalise les femmes des classes populaires ». La normalisation est évidente ; la marginalisation tient au fait que les femmes des classes populaires sont classées comme non-respectables et que la sexualité, fut-elle hétérosexuelle, donc « normale », est toujours susceptible d'être disqualifiée comme « débridée », « sauvage ». Il en résulte des conflits de discours, de positions et de significations : « Les femmes de cette étude (peuvent concevoir) la dimension économique de la sexualité, y voir une marchandise échangée, imposée, conception à laquelle il est possible de résister. Elles ne voient pas dans la sexualité la manifestation de leur moi le plus intime, mais l'expression des relations de pouvoir inégalitaires dans lesquelles elles se trouvent et se débattent ». Le caractère inévitable de l'hétérosexualité et du mariage n'est pas contesté, voire revendiqué. « Le fait d'être continuellement marquée comme sexuelle par un ensemble de signes engendre une résistance à la sexualité, une difficulté à la vivre et, assez fréquemment, de la honte ».

Vers un individualisme populaire et féministe ?

L'ouvrage vaut à lui seul par son dernier chapitre, sur le féminisme. Beverley Skeggs ne se contente pas - comme on pouvait avec ce qui précède s'y attendre -, de la critique acerbe du féminisme universitaire, mais elle prend la question à bras-le-corps en interrogeant les femmes sur leur féminisme. La réponse est décapante. Non seulement les enquêtées se définissent radicalement comme non-féministes, mais surtout elles donnent à ce mot et à cette orientation une signification complexe, nuancée et basée sur leur propre expérience. Premièrement, on ne peut pas être à la fois féminine et féministe, donc féministe et respectable. Demander aux femmes des classes populaires respectables d'être féministes, c'est leur demander de sacrifier ce maigre capital qu'est leur féminité. Deuxièmement le féminisme n'est qu'un mot, un signifiant vide rempli par les medias au rythme de l'actualité : parlez-moi de féminisme en ce moment, je vous parlerai de la page 3 du Sun, du point de savoir s'il faut supprimer ou pas la photo de la fille déshabillée. Troisièmement, si vous me parlez des rapports sociaux de sexe, j'aurai beaucoup à dire sur la violence conjugale et familiale, sur les inégalités au travail et dans l'espace public, et si vous êtes aussi intelligente que Beverley Skeggs, vous comprendrez que l'égalité entre les sexes, c'est ça l'important et c'est ça le chemin d'un féminisme populaire.

La conclusion de l'ouvrage mérite une discussion approfondie que le commentaire suivant permet juste d'esquisser : en reprenant les leçons de l'enquête depuis le début, et en s'éloignant de la thèse qu'elle en avait alors tirée, Beverley Skeggs, nous dit-elle, a centré son propos sur la question de la subjectivité, en insistant sur les différences de sexe et de classe qui la forment et la contraignent. Contre l'individualisme régnant, il convient ainsi d'affirmer que « le projet du soi est un projet occidental bourgeois », car les enquêtées « ne se construisent pas sur la base de récits individualistes » et « ne sont pas à l'origine de leurs identités » : « leur soi est saturé de devoirs et d'obligations liés à leurs relations aux autres ». L'individualisme doit-il être rejeté parce qu'il empêcherait de reconnaître et de valoriser les devoirs et les obligations qui nous lient les uns aux autres ? Qui dit bourgeois dit égoïste ? Ou au contraire revendiqué pour tous, en réaction à la situation actuelle qui le met hors de portée des femmes enquêtées (elles n'en ont tout simplement pas les moyens) ? La conclusion irait en ce sens : « Au sein de ces contraintes, elles déploient de nombreuses stratégies constructives et créatives pour engendrer un sentiment d'elles-mêmes qui soit doté de valeur ». Vers un individualisme populaire et féministe ? On pourrait prédire qu'on avancera vraiment sur la question dans la mesure où plutôt que de sempiternellement pointer l'aliénation, on prendra au sérieux l'expérience sociale des femmes respectables, et leur propre théorie de leur pratique, comme l'a si bien fait Beverley Skeggs