C'est un petit bâtiment jaunâtre de deux étages, refermé sur lui-même. Des cellules aveugles côté rue, des couloirs engrillagés côté cour. On n'en sortira pas. 3h47 plus tard, la caméra aura longuement suivi une vingtaine d'internes, des hommes de tous âges, certains très jeunes, d'autres beaucoup moins, tous sales et émaciés. Des hommes que l'on dit fous, déviants ou attardés, et à l’histoire passée desquels nous n'aurons pas accès.

Le dispositif mis en place par Wang Bing dans son dernier film, A la folie, est simple. Sans aucune précision quant au contexte de son internement, chaque patient est suivi un long moment dans ses faits quotidiens. Après une quinzaine de minutes, un sous-titre nous offre généralement son nom et sa durée de détention: dix, quinze, vingt ans... La caméra portée alterne au gré de leurs déplacements entre le péristyle grillagé, les chambres crasseuses et la salle télé. Une fois seulement, la caméra descendra dans la cour, pour un rapide et bestial déjeuner. Le spectateur, comme les internes, est enfermé à l'intérieur de ce simili-hôpital, et perd peu à peu espoir d'en sortir. « Même si tu ne transgresses aucune loi, ils peuvent te garder ici 24h/24. La plupart des gars ont été envoyés ici suite à une bagarre » entend-on dire un interne… Évidemment le temps du film retranscrit parfaitement la difficulté à vivre ce temps d'enfermement. Et l'impuissance du spectateur face à cette situation se heurte à l'impuissance résignée des détenus et à l'implacabilité du dispositif. On n'en sortira pas.

Le temps passe. Le cycle des jours et des nuits que ne vient scander aucun événement remarquable est lui-même oppressant: la nuit, l'espace se ferme encore plus, la petite caméra ne perce pas l'obscurité des couloirs mal éclairés, et le grain envahit l'image. La scène la plus hallucinante arrive assez rapidement (dans la première heure, disons): un jeune interné sympathique (bien qu'au discours décousu) décide de se lancer dans des tours de couloirs en jogging - la caméra le suit, et tourne ainsi en boucle, à sa suite, le temps de longs tours de pistes. Cette spirale de la folie, très littérale, marque cinématographiquement l'horizon bouché, clos sur lui-même, qui nous attend. 

Le film se mue alors en observatoire d'hommes enfermés dans la trivialité, la pauvreté et la répétition de leur quotidien (dormir-uriner-marcher). Les internés sont toujours ensemble, pourtant ils ne communiquent pas. On reste extérieurs à leur histoire, à leur éducation, à leurs intentions. La plupart du temps, ces hommes sont silencieux. Assoupis, ou assommés par des calmants, ils restent accroupis, à regarder fixement au loin. Ils déambulent la nuit. Ces fous-là ne sont pas spectaculaires. Certains s'adressent à la caméra ; la plupart l'ignorent. Ils sont résignés et d'une grande passivité. A peine gémissent-ils. Quelques spasmes, nudité et incontinence répétée pour les plus atteints. Un jeune fraichement arrivé joue au basket – mais sans ballon. Certains veulent partir, on le leur refuse, ils répliquent à peine. Ces « fous » ne seront jamais « guéris ». Le monde médical est quasi absent : quelques médecins et infirmières apportent des médicaments et font des piqûres à tour de bras. L'état de démence n'est pas combattu ; il est plutôt démultiplié par la longueur de l'enfermement. Quelques moments de communication et de clairvoyance cependant : "Rester enfermer ici longtemps peut faire de toi un malade mental". La résignation n'exclut pas la lucidité.

La seule ouverture mentale à cet enfer est apportée par les rares visiteurs (une épouse, une fille, un fils) dont la conversation laisse percer quelques détails de la vie passée de ces hommes: la grande pauvreté de la famille, la vente d'un frigo, le retard des minuscules aides du gouvernement. Pour autant, ces visites sont rarement agréables, car les familles se défient de leur parent enfermé: "c'est pour ton bien", "on ne veut pas t'avoir dans les pattes". On comprend que l'enfermement de ces hommes n'est qu'une conséquence de la misère sociale qui règne à l'extérieur. "Pour des gens comme nous, le sommeil c'est tout ce qu'on peut se permettre ... C'est gratuit." L’argent n’a pas cours dans l’hôpital, et pourtant son absence est constamment ressentie. 

Le reste n'est plus qu'une expérience de l'immanence. On creuse l'image à la recherche d'indices, on décrypte le langage des corps, les traces aux murs, les plis des visages. Un détenu a gribouillé des caractères le long de ses jambes - mais le chinois reste indéchiffrable, nous sommes condamnés à rester à la surface. Après plus de 3 heures de films, un micro-évènement réintroduit de la lumière et de la grâce. Le jour du nouvel an, une petite romance glauque se tisse entre un homme du deuxième étage et une femme du premier: les deux, à demi plongés dans le noir, de biais et séparés par deux grillages, se donnent du "chérie et chérie" et du "tu veux me baiser", sans ironie ni agressivité. Ils se rejoindront quelques plans plus tard, de part et d'autre d'une grille d'escalier, se touchant tant que possible, se serrant autant qu'ils peuvent. Cette séquence, comme quelques autres montrant l'affection que peuvent se porter les détenus (un geste, un lit partagé, une cigarette offerte) expriment un humanisme d’une puissance rarement rencontrée au cinéma