Le lecteur est confronté au multilinguisme par le rassemblement, dans cet ouvrage, des préfaces (et de quelques articles), en langues diverses, de la « traduction » du « Vocabulaire européen des philosophies », dirigé par Barbara Cassin.

En 2004, Barbara Cassin présidait, grâce à cent cinquante autres personnes, à la réalisation d’un chef-d’œuvre, devenu indispensable à ceux qui veulent travailler en philosophie : le Dictionnaire des intraduisibles, dont le titre véritable était d’ailleurs Vocabulaire européen des philosophies. Quatre mille mots explorés, dans plus de quinze langues européennes (du basque à l’ukrainien, du portugais au suédois, pour suivre les axes géographiques). Dix ans après, il est question d’extraire ce dictionnaire de la seule langue française.

Le grand souci de Barbara Cassin était et est toujours d’insister constamment sur un fait : on philosophe en langues. Et elle ajoute : «  Comme on parle, comme on écrit et – c’est là le point – comme on pense  ». Ce qui aboutit à cette précision non moins essentielle : s’il est un universel, c’est la traduction. Tout ceci peut être justifié de multiples manières. Dans la présentation de ce livre – «  L'énergie des intraduisibles  » – elle renvoie à Jacques Derrida, qui a fait émerger la notion d'intraduisible dans Le monolinguisme de l'autre : «  On ne parle jamais qu'une seule langue  » / «  On ne parle jamais une seule langue.  » Elle cite également Jacques Lacan  : «  Une langue, entre autres, n'est rien de plus que l'intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister  ». Bien évidemment, ces propos, ainsi que ceux de Barbara Cassin impliquent de nombreuses autres considérations. Il n'en reste pas moins qu'ils ouvrent magnifiquement une nouvelle aventure.

Cette aventure est la suivante : certains collaborateurs de la première heure du Vocabulaire ont repris cet ouvrage à leur compte, dans leur langue ou dans l'une de leurs langues. Le dictionnaire de départ est traduit ou en cours de traduction, grâce à eux. L'enchaînement est rigoureux. La démarche est très conséquente avec la manière dont on y définit les intraduisibles. Disons-le autrement : les intraduisibles sont les symptômes de la différence des langues. Il ne s'agit pas de ce que l'on ne traduit pas, mais de ce que l'on ne cesse de (ne pas) traduire. Il faut par conséquent constamment ouvrir, déployer les équivoques, expliciter les difficultés. L'échange va même plus loin puisqu'il implique de décider aussi quel statut accorder à la langue française, langue d'accueil de la version princeps. Et Barbara Cassin de conclure : «  Chaque traduction est, non pas un calque, mais une adaptation grosse de questions  ». Disons plus exactement, une réinvention, qui, c'est à souligner, ne passe pas par la traduction du dictionnaire en anglais, ou en globish, cette langue de service qui réduit les langues de culture au rang de dialectes ! Rappelons cependant, afin qu'il n'y ait pas d'ambiguïtés, que le dictionnaire a bien bénéficié d'une traduction-réinvention, en anglais cette fois, qui joue, il est vrai, l'english contre le globish.

La première partie de l'ouvrage rassemble différentes préfaces, introductions ou avertissements accompagnant chaque transposition dans une «  langue et culture singulière  ». Ces textes sont présentés dans leur ordre chronologique de parution. La seconde partie de l'ouvrage propose un échantillon d'articles nouveaux, souvent encore inédits pour nous, qui existent dans, par et pour une langue seulement (attendant d'être traduits à leur tour, en français). Ces textes-là sont proposés dans leur langue originelle et en traduction.

Mais terminons-en d'abord avec les problèmes généraux posés par ces exercices essentiels pour les échanges internationaux et l’ampleur de la pensée. Justement, Barbara Cassin engage encore une remarque à ce propos : toute l'entreprise ne coïncide-t-elle pas avec le jeu des nationalismes ? «  Comment dépassons-nous, comment contournons-nous peut-être l'encombrant problème du génie des langues et l'enracinement identitaire ?  » Non seulement la question se pose, mais elle est redoublée par le problème culturel du choix des entrées «  nouvelles  » (dans chacune des autres langues) : décision des Ukrainiens de traduire le dictionnaire afin de mieux différencier la langue philosophique ukrainienne de la langue russe (encore l'éditent-ils aussi en russe à Kiev) ; enjeux multiples du travail sur «  peuple  », «  loi  », «  Etat  » à l'heure de la Charia en langue arabe ; la traduction en brésilien posant, quant à elle, le problème des langues coloniales et postcoloniales, etc.

Petit intermède pour réfléchir : l’ouvrage, du moins son titre, en cours de traduction, a parfois perdu son adjectif «  européen  » (en américain, brésilien). Doit-on y voir une critique de l’universalisme occidental ?

La préface du dictionnaire en ukrainien situe fort bien le point de départ de tout rapport à lui : non seulement l’édition princeps a montré que la philosophie n'est pas une activité mentale uniquement liée de manière extérieure à la langue, mais aussi qu’elle n’est pas davantage une activité liée à certaines langues élues. Bien évidemment, chaque langue donne à ses locuteurs des ressources pour philosopher. Mais alors, souligne Constantin Sigov, pourquoi ce dictionnaire est-il nommé «  européen  » ? A quoi réfère cette unité philosophique européenne ? L'auteur relève ainsi quelques défis majeurs de l'entreprise , parmi lesquels figure celui-ci : est-il possible de simplement traduire cet ouvrage ? Rien ne peut s'accomplir si on se trompe sur la signification de «  traduction  », rien ne peut aboutir si on ne pense pas en termes d'adaptation, rien ne peut se déployer si on ne conçoit pas une réécriture de l'ensemble qui ne consiste évidemment pas en un simple ajustement. Le cas de la traduction des citations du dictionnaire princeps est tout à fait patent : traduira-t-on une citation d'un texte grec (Platon, Aristote, par exemple), présentée en version française, à partir du français, du texte original en grec, ou de la traduction habituelle du même texte dans la langue d'accueil, voire en retraduisant l'original, grec, en gardant à l'esprit les particularité de la version française dans laquelle la citation était avancée pour produire un certain effet ?

Ali Benmakhlouf, pour la traduction du dictionnaire en arabe, après s'être félicité de l'ampleur du mouvement de traduction vers le monde arabophone, ces dernières années, rappelle l'importance des échanges philosophiques pour «  ne pas se laisser guider par les idées préconçues, les doctrines idéologiques et autres illusions  ». Et il utilise la métaphore du «  voyage  » pour parler de la traduction. Mais il n'oublie pas de rappeler que la traduction fut aussi le moyen par lequel la langue et la culture arabes s'ouvrirent à d'autres cultures, sauf, pour un moment (jusqu'à Al Fârâbî, puis Averroès) à la langue et la philosophie grecques avec lesquelles les contacts sont passés indirectement par le syriaque. Il expose ensuite les difficultés de la traduction, mais sur ce plan, tous les participants à ce volume sont en accord. La traduction en anglo-américain donne lieu à un point de vue différent puisque l'auteure (Emily Apter) tente d'abord de relier le dictionnaire à d'autres ouvrages (de l'Encyclopédie de Diderot à Koselleck, en passant par Lalande), puis elle raconte l'aventure éditoriale du dictionnaire, avant de se pencher sur un autre point délicat : l'élaboration des bibliographies. Il fallait en effet revenir sur les traductions anglaises des textes philosophiques canoniques, et aux ouvrages anglophones de référence sur les concepts et les philosophes. A quoi s'ajoute une remarque sur le terme même de «  philosophie  ». Ce qui est intéressant dans les propos tenus ici, c'est qu'ils tentent d'extraire très précisément le dictionnaire de son contexte français. L'examen de deux notions dans la langue allemande (Lust et dolmetschen, plaisir et traduire, ce qui n'est pas tout à fait exact, puisque le premier est plus proche de se soumettre à un penchant irrésistible et le second signifie littéralement germaniser, puisqu'il s'agit du terme employé par Luther pour parler de son travail de traduction de la Bible) conduit ensuite à une difficulté pour la traductrice, puisque le dictionnaire bat en brèche le nationalisme ontologique des théories allemandes du sujet, comme, par ailleurs, il critique la prédominance des traditions philosophiques anglo-analytiques.

Pour synthétiser les autres textes, signalons que la préface roumaine (Anca Vasiliu) s’ouvre sur une série d’attestations de l’ancienneté de la langue roumaine (langue latine, au demeurant). Si l’objectif paraît être de défendre, ou de récupérer l’épaisseur historique du vocabulaire philosophique roumain, l’article ouvre plus largement sur notre méconnaissance de la situation linguistique et scolastique dans le passé de cette région de l’Europe. La position est différente pour le portugais qui, d’emblée, oblige à souligner que les langues d’origine européenne ne sont pas limitées à l’Europe géographique (anglais, espagnol, portugais...). Les rédacteurs (Fernando Santoro et Luisa Buarque) insistent alors sur le fait que l’intraduisible n’est pas ce qui ne peut pas être traduit ou n’a pas été traduit, mais ce qui, en toute traduction, révèle la différence entre les langues et opère une transformation dans le concept philosophique lui-même. Le traducteur en hébreu (Adi Ophir) énonce un paradoxe d’emblée : en tant que forme de pensée et champ d’activité intellectuelle, la philosophie européenne n’a jamais pu s’enraciner dans la langue hébraïque, les échos de débats philosophiques étant absorbés par le discours rabbinique, et depuis l’époque hellénistique, la plupart des philosophes juifs n’ont pas écrit en hébreu (Philon, Spinoza, Mendelssohn, Buber, Levinas). Ce qui ne signifie pas que la pensée et le débat philosophique ne traversent pas le même milieu, et qu’une autre tradition ne soit instaurée à partir du XIIIe siècle autour de Maïmonide. Et l’auteur de poursuivre cette exploration largement, jusqu’à rendre compte de la manière dont l’hébreu israélien a adopté des pans entiers de la philosophie européenne. Mais simultanément, il soulève un autre problème incontournable, celui de la structure des langues et des formes difficilement compatibles : problème par exemple de la copule et des langues qui y renoncent ;  problème de la négation… des problèmes qui sont plus importants encore que les seuls problèmes de vocabulaire.

La seconde partie de l’ouvrage, «  Un géométral des différences  », contribue à un autre exercice, celui de saisir les difficultés de traduction de tel ou tel terme, mais cette fois en retour sur la langue française. Cette partie puise dans les traductions du Vocabulaire des termes problématiques ou nouveau dans la langue d’arrivée, et nous donne à lire le texte original (arabe, hébreu, anglais, portugais, etc.) et sa traduction. Les termes choisis sont évidemment centraux à plus d’un titre : charia, multitude, sexe, intraduction, traduire, nature. Cet échantillon n’est pas extrait uniquement pour éblouir ou pour donner à lire des exercices virtuoses. Il est lié à des enjeux spécifiques.

Relevons uniquement quelques traits pour donner au lecteur le goût de s’emparer de cet ouvrage. Le premier mot proposé vient de la langue arabe. «  Charia  », y apprend-on, pose plus de problèmes qu’on ne le croit. On ne peut le traduire par «  loi  », puisqu’il signifie «  voie  » (montrée par Dieu). Il s’agit d’une parole inspirée et non d’un commandement positif. La mutation du terme en loi est due aux écoles juridiques, mais chacune l’interprète différemment. Cela signifie-t-il qu’il faut distinguer clairement la mission religieuse du prophète et son activité politique ou les confondre ? Tel est le débat de la traduction de ce terme. Il rejoint alors celui qui concerne «  califat  », forme de gouvernement lié à la succession du prophète ou forme de commanderie indépendante ? Et quelle relation penser entre les deux termes… où l’on retrouve Ibn Khaldûn, Al Fârâbî et Averroès. Par ailleurs, que signifie la référence à la charia en droit positif moderne ? Pas grand-chose, finalement, puisque la charia n’est pas un ensemble de normes connues de tous. Il est donc nécessaire qu’une vision positive du droit musulman émerge, connectée plutôt à l’étatique qu’au religieux.

Autre terme qui nous revient donc en français : «  Erev Rav  », mélange, ou plus précisément dans la Bible, la populace, une masse non identifiée. L’auteur reconstitue la carrière passionnante de ce terme (Zohar, Kabbale, hébreu rabbinique,...). Le terme finit par signifier : menace, danger par rapport «  au camp pur  ». Le terme est issu de la Bible hébraïque, là où il renvoie au moment originel de la fondation de la communauté au moment de la sortie d’Egypte. Il permet d’identifier qui est inclus, exclu, ou appartient à un supplément menaçant mais indéfinissable. Mélange seulement ou intrusion au sein de la communauté et qui la menace ? Ce qui se traduit en termes modernes par la question de l’altérité et de l’étranger prosélyte. On voit bien l’importance de ce concept pour le sionisme religieux, et dans la réflexion contemporaine.

Autres termes donc : le genre, dans sa différence avec le sexe (Judith Butler). Mais signalons que l’auteure ne se borne pas à l’anglais, elle traverse plusieurs langues révélant à chaque fois des univers historiques singuliers. «  Intraduction  » que nous avons déjà mise en avant, nous jetant dans des questions de poétique portugaise.

Il n’est guère de conclusion à donner, au terme de cette lecture, l’importance de l’ensemble n’ayant pas besoin de preuves ou d’approbation mineure. Sinon à indiquer que l’entreprise gagne désormais le persan et le chinois, c’est-à-dire place cette aventure devant le problème des formes de pensée qui ne se reconnaissent pas nécessairement comme philosophiques. Voilà qui s’annonce passionnant