Trente ans après, Shapin et Schaffer prolongent et affinent séparément leurs analyses communes sur la naissance des sciences modernes.

Steven Shapin et Simon Schaffer forment un duo incontournable pour tous ceux qui s'intéressent aux sciences en société depuis la publication en 1985 du classique Leviathan and the Air-Pump: Hobbes, Boyle, and the Experimental Life    : par l'étude précise, érudite, microhistorique, de la vive controverse entourant la pompe à vide et les « faits expérimentaux » produits par et avec elle dans les années 1660-1670, ils ont démontré l'apport manifeste du courant de la sociology of scientific knowledge   à la connaissance et à la compréhension des phénomènes historiques. Situé à la fois dans la lignée du « programme fort » de David Bloor   d'une part, du « programme empirique du relativisme »   de Harry Collins d'autre part, l'ouvrage analyse en particulier les débats qui opposent alors Thomas Hobbes et Robert Boyle, en pleine Restauration : Hobbes conteste le bon fonctionnement de la pompe à air de son adversaire, refusant d’admettre qu’elle produit du vide et, plus largement, ne reconnaît pas la valeur du programme expérimental qu'elle incarne ; Boyle, de son côté, insiste sur la production de faits expérimentaux, qui à ses yeux doit être privilégié par rapport à la recherche de leurs causes rationnelles.

Pour Shapin et Schaffer, qui entendent traiter ce débat de façon « symétrique » – c'est-à-dire sans prendre parti – et non téléologique, c'est la mobilisation de « technologies » matérielles mais aussi littéraires et surtout sociales qui a décidé de la victoire finale du camp de Boyle et des expérimentateurs : par des instances comme la Royal Society, la Restauration légitime une certaine idée de la science, structurée selon des normes libérales de recherche du consensus entre gentlemen – alors que Hobbes, absolutiste, pléniste et moniste, refuse l'idée d'un accord uniquement issu de discussions. Au plus près de la science en train de se faire, Leviathan and the Air-Pump met ainsi au centre de son analyse l'historicité fondamentale de l'expérimentation en science, c'est-à-dire son caractère construit, non évident et non nécessaire, intimement lié à un contexte et à des enjeux sociaux et politiques plus larges : ce faisant, il provoque de nombreux et intenses débats   en histoire, philosophie et sociologie des sciences, participant à une réorientation des problématiques de ce champ de recherche. Presque trente ans plus tard, la traduction française de A Social History of Truth de Steven Shapin   et la publication d'un recueil d'articles de Simon Schaffer, La fabrique des sciences modernes, donnent l'occasion de revenir sur l'apport plus global de ces deux historiens.

La crédibilité du gentleman, condition de possibilité de la science moderne ?

Une histoire sociale de la vérité reprend en un sens l'enquête là où Léviathan et la pompe à air l'avait arrêtée, en cherchant à établir que la pratique connue sous le nom de philosophie expérimentale « a pour une part émergé du transfert réfléchi des conventions, codes et valeurs de la conversation mondaine au domaine de la philosophie naturelle    », ce qui a eu pour conséquence que « certaines formes de recherches sont devenues dignes d'intérêt pour les gentilshommes [...] grâce à une reformulation de la notion même de philosophie, devenue une forme de conversation mondaine    ». La principale conséquence de ce processus est la résolution des « problèmes endémiques de crédibilité    » auxquels les premiers expérimentateurs se sont trouvés confrontés : si chacun d'eux peut faire confiance à ses confrères, c'est uniquement parce que ceux-ci sont des gentlemen, par définition des hommes sincères car n'ayant aucune raison de ne pas l'être. Les pratiques culturelles de distinction des gentilshommes ont dès lors un rôle majeur dans la construction du savoir factuel, pris dans une véritable « économie de la vérité    » qui est aussi une économie morale. C'est ce problème de la crédibilité qui amène Steve Shapin à entreprendre une histoire sociale de la vérité scientifique : au-delà ou en-deçà de la question de leur éventuel statut ontologique, le processus de construction des faits scientifiques repose sur un travail collectif, donc social, qui lui-même se fonde sur la confiance qu'ont les acteurs les uns dans les autres.

Le premier chapitre de l'ouvrage cherche à éclaircir sur le plan théorique cette question du lien indissoluble de la science au témoignage et à l'autorité, c'est-à-dire à la confiance (trust)   . En s'appuyant sur Ludwig Wittgenstein, sur les pragmatistes comme William James et Richard Rorty, ainsi que sur l'ethnométhodologie de Peter McHugh, l'auteur souligne ainsi que « l'identification d'agents dignes de confiance est nécessaire à la constitution de tout corpus de connaissance    », et en est donc partie intégrante – mais elle n'en est pas la totalité : « Ce que nous reconnaissons comme savoir sur autrui est une condition nécessaire, bien que non suffisante, de l'élaboration du savoir sur les choses.    » Ce qui ne veut pas dire que le scepticisme et la critique soient exclus des pratiques scientifiques, bien sûr ; seulement, il ne peut exister qu'à « la marge des systèmes de confiance    » qui structurent toute entreprise de savoir.

Robert Boyle, idéal type aux multiples facettes

Pour approfondir concrètement cette interrogation, Shapin développe une analyse serrée de la littérature moraliste de l'Angleterre du XVIIe siècle, en particulier des manuels de bonnes mœurs, complétés par des lettres, journaux, œuvres philosophiques, dramatiques et poétiques, tout texte permettant de constituer un « ensemble de répertoires de ce que l'on considérait comme bon ou mauvais, bienséant ou malséant, dans la conversation mondaine    », et confronte ce corpus à un acteur central et à son parcours, Robert Boyle – ce qui place d'autant plus l'ouvrage dans la lignée du Léviathan. De cette confrontation, Steven Shapin tire une suite d'études de cas, qui constituent les sept chapitres suivants. Tout d'abord elle l'amène à analyser ce « paradigme culturel du gentilhomme, cet individu que l'on pouvait difficilement soupçonner de ne pas dire la vérité    », qui fonde la crédibilité en juxtaposant les valeurs de la chevalerie, de l'humanisme et de la vertu chrétienne   , puis à s'attarder sur les « pratiques culturelles à travers lesquelles on reconnaissait que le gentilhomme disait la vérité    » ou non, en mettant en avant l'importance sur ce point de la culture de l'honneur. Shapin rappelle ainsi qu'« Aucun autre engagement que celui que le gentilhomme s'imposait librement n'était jugé nécessaire pour garantir la vérité de son assertion [...]. Dès lors, en accordant sa confiance à la parole d'un homme, on montrait publiquement que cet individu était effectivement noble.    » La source de ce statut exceptionnel de la parole du gentleman vient de son désintéressement : « Être noble, c'est être désintéressé, car riche ; quand on est désintéressé, pourquoi mentir ?    » Dès lors, selon un dispositif qui rappelle le fonctionnement des champs intellectuels et universitaires contemporains   , les acteurs ont vis-à-vis de leurs égaux un intérêt au désintéressement, qui est un intérêt à la véracité, celle-ci étant un élément fondamental de distinction sociale. Par contraste les dominés, les femmes, les serviteurs, plus globalement tous ceux dont le statut induit une dépendance, une subordination, ne sont pas dignes de confiance, et donc quasi-exclus du discours de la philosophie naturelle ; c'est par ailleurs aussi le cas des hommes d'État et des diplomates, dont la liberté est limitée par le poids de leurs responsabilités – qui peuvent les amener à mentir, si besoin est   . La pratique scientifique est ainsi une spécificité du milieu de la gentility, imprégnée des normes et des valeurs de cette dernière, y compris l'importance de la conversation « mondaine » : « le discours scientifique était une forme de sprezzatura ("nonchalance")    » au XVIIe siècle, en particulier autour de la Royal Society – ce qui implique un rejet « de la pédanterie et du langage ésotérique    », marques des formes traditionnelles du discours lettré.

Les quatre derniers chapitres permettent à Shapin de développer une analyse encore plus fine de ces enjeux sociologiques, en usant au travers du cas de Robert Boyle d'une focale biographique – pratique de plus en plus usuelle en histoire des sciences   . Pourquoi s'intéresser à Boyle ? Parce qu'il est « celui qui a probablement le mieux dompté la crédibilité scientifique au XVIIe siècle    », jusqu'à presque s'identifier au nouvel idéal-type du gentilhomme philosophe expérimental : son cas permet d'observer à l'état chimiquement pur le fonctionnement social de la science moderne en train de naître, donc de cerner l'« épistémologie pratique »   ayant alors cours en Angleterre. Cette construction de Boyle comme modèle – un peu trop a-historique – n'est par ailleurs pas de la responsabilité de Shapin lui-même : elle est le fruit d'une entreprise collective de la Royal Society du XVIIe siècle, qui le présente très rapidement comme le « fondateur de la philosophie expérimentale    », la pierre de touche d'une certaine identité sociale. Une telle étude biographique permet ainsi d'étudier le « décorum épistémologique », c'est-à-dire les dispositifs et pratiques concrètes de validation des témoignages et des faits nouveaux, donc de production de la vérité ; élaborant de façon simultanée la connaissance et l'ordre moral, ils s'adaptent aux circonstances, aux acteurs en présence, aux enjeux discutés. Shapin, reprenant John Locke, parvient ainsi à distinguer « sept maximes d'évaluation du témoignage    », maximes   bien plus que règles puisque toujours négociées, combinées, contestées, parfois opposées les unes aux autres – mais qui permettent tout de même de contrôler au moins partiellement l'incertitude. L'étude de quelques controverses scientifiques dans lesquelles Boyle est impliqué, au chapitre 6, permet à l'auteur de montrer comment fonctionne ce décorum, quel rôle complexe joue la « raison mondaine    » dans la construction des savoirs, et comment cette complexité non avouée peut s'avérer être un élément de discrimination des acteurs et des témoignages – les études de cas mobilisées couvrent les débats sur la fiabilité des témoignages de voyageurs, sur le froid et la flottaison de la glace, sur la pression atmosphérique, sur les trajectoires des comètes. Le poids de l'ethos aristocratique sur cette façon de faire de la science permet à l'auteur d'expliquer, entre autres, les réticences de Boyle envers l'utilisation des mathématiques dans la philosophie naturelle expérimentale : pour lui, elles répondent à « une forme de culture abstraite, ésotérique et privée    », donc posent une « question de civilité    » en se plaçant en dehors des normes de la conversation aristocratique, qui insistent sur le concret, l'intersubjectif et la nécessaire incertitude. Enfin, le laboratoire de Boyle constitue un bon observatoire du rôle réel mais peu visible des dominés dans le système culturel de production et de validation des savoirs : de fait, « l'économie morale du laboratoire englobait à la fois la théorie sociale pratique et l'épistémologie pratique    ». L'ouvrage se clôt sur un court épilogue, assez décevant, consacré aux conséquences sur la longue durée de cette importance de la crédibilité dans la fabrication des savoirs : pour Shapin, celle-ci reste résolument centrale, mais la vigilance et l'expertise ont supplanté la vertu dans la définition commune de ce qui doit garantir la véracité scientifique ; surtout, « notre confiance ne va plus à des individus singuliers, mais à des institutions et aux compétences abstraites censées y résider.    »

La montée en généralité du modèle du Léviathan

La fabrique des sciences modernes, recueil d'articles publiés par Simon Schaffer de 1983 à 2009, est sans doute tout autant à placer dans la lignée du Léviathan, mais aborde des sujets plus variés : « Le lecteur est invité à lire un recueil de nouvelles ou d'‘histoires’, et non un roman-fleuve    », sur le modèle affiché des Voyages de Gulliver de Swift. La problématisation et la périodisation sont dès lors inévitablement moins resserrées que chez Shapin : il s'agit d'interroger le travail concret des scientifiques et l'autonomisation de la science comme pratique spécifique au sein d'institutions spécialisées, au cours des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, temps de l'affirmation du capitalisme. L'auteur résume ainsi son angle d'attaque : « L'objectif est de montrer que le développement universel de la science moderne est la résultante, non pas tant d'un progrès inévitable et historiquement cumulatif du savoir, mais d'un processus qui démultiplie délibérément les lieux où les techniques scientifiques peuvent être appliquées.    » Tout comme Shapin, Schaffer remet en question l'idée que le consensus constitue le fondement de la pratique et de la fabrique des sciences : ce sont toujours les espaces, les moyens et les techniques mobilisés par les scientifiques pour établir leur crédibilité et mettre fin aux controverses qui sont au cœur de l'analyse. Si les divergences théoriques et conceptuelles entre les deux ouvrages sont minimes, c'est sur la pratique même de l'écriture de l'histoire que la différence se fait : la multiplicité des articles permet à Schaffer une certaine montée en généralité, au prix d'une moindre finesse microhistorique dans l'analyse – puisque, en héritier moins direct du Léviathan, il quitte le cas de Robert Boyle.

Le premier chapitre, « Newton à la plage : l'ordre de l'information dans les Principia mathematica », aborde ainsi le cas d'un autre « géant » du discours classique sur la naissance des sciences modernes, en insistant sur l'importance, dans la construction par ce dernier de son savoir global, de « ce que l'on a appelé ‘l'espace matériel et social’ du littoral    » : contre l'image du savant solitaire, construite par Newton lui-même, Schaffer souligne l'importance des systèmes d'informations et de l'économie de la crédibilité dans laquelle il est inséré pour sa pratique même de philosophe naturel, ainsi que dans l'écriture même de son opus magnum. La cartographie minutieuse des sources de Newton permet de souligner l'importance dans la construction de nouveaux savoirs des pratiques sociales de l'alchimie   et de la république des lettres, mais aussi de l'entreprise coloniale – en particulier, par l'intermédiaire des jésuites, de la VOC (ou United East India Company), de la Compagnie royale d'Afrique   . C'est par exemple l'existence d'un réseau commercial mondial à la fin du XVIIe siècle qui permet à Newton d'obtenir des informations sur les marées à l'échelle du globe, et donc de construire et de légitimer une théorie globale solide – quitte à écarter des informateurs dont les témoignages ne concordent pas avec ses prévisions, sous réserve que leur place dans l'économie du crédit permette de les négliger ainsi. Le chapitre 2, intitulé « Halley, Delisle et la fabrique de la comète », souligne de la même manière que si les prédictions couronnées de succès du retour en 1759 de la comète de Halley ont longtemps été perçues comme la marque du triomphe définitif de la mécanique céleste newtonienne, « la capacité des astronomes à décrire et à prédire les trajectoires des comètes dépendait d'échanges souvent fragiles et controversés comme le révèle le réseau de correspondance de l'Europe éclairée.    » : cette prédiction n'était dès lors ni simple, ni inévitable, ni exempte de controverses à de multiples échelles – de l'intérieur des académies à l'Europe entière.

L'expérimentation en société

Les chapitres suivants portent plus précisément sur les questions liées à l'expérimentation, en partant de celles liées à l'électricité : sont ainsi abordés les enjeux des représentations publiques des expériences par des conférenciers spécialisés à la fin du XVIIIe siècle, à l'intérieur même du contexte théorique et pratique de la philosophie naturelle – en lien avec « le passage d'une philosophie naturelle faite par des entrepreneurs à une philosophie naturelle politiquement contrôlée    » –, puis l'importance des « tours de mains » et de leur contrôle dans ces mêmes expériences, au travers du transfert des compétences pratiques de teinturier vers la construction du « planétarium électrique » de Stephen Gray dans les années 1730 – qui permet d'étudier la question du statut ambigu des expérimentateurs dans la Royal Society.
Le chapitre 5, « Mesurer la vertu : eudiométrie, Lumières et médecine pneumatique », poursuit cette réflexion sur l'encastrement social, commercial et politique des pratiques expérimentales en abordant le cas des technologies développées pour mesurer la qualité de l'air sous le nom d'eudiométrie, en vue de « fournir une base quantitative à la gestion de l'environnement médical    » dans un cadre de pensée européen marqué par des objectifs de réforme politique – des officiels des régimes habsbourgeois en Autriche et en Italie, tenants du despotisme éclairé, lancent ainsi d'importantes campagnes eudiométriques.
Le chapitre 6 poursuit la réflexion ainsi engagée sur la place du corps dans l'expérimentation en analysant les enjeux de l'« équation personnelle » dans l'astronomie du XIXe siècle, c'est-à-dire le décalage entre les observations liées aux caractéristiques de l'observateur, comme son temps de réaction ou sa « personnalité    » : la question est alors de parvenir à contrôler, à quantifier et à calibrer ce décalage – auquel on attribue des raisons psychologiques et morales –, pour établir la crédibilité des résultats. Les observatoires comme Greenwich se dotent dès lors d'une discipline, qui est à la fois une organisation et une hiérarchisation du travail d'une part, un système de savoir et de légitimité d'autre part : « l'observatoire devint une usine, si ce n'est un panoptique    », par le biais d'une « technologie matérielle de contrôle du temps    » et d'une « technologie sociale de l'atelier astronomique    ».
Le chapitre 7, enfin, se place dans la lignée des réflexions sur la métrologie qui parcourent l'ouvrage, en s'intéressant à son instrumentation au laboratoire Cavendish, à Cambridge, à la fin de l'ère victorienne : la discipline scientifique « quasi-manufacturière    » des observatoires se retrouve dans les laboratoires des expérimentateurs, parce que le calibrage des mesures permet l'établissement d'une reproductibilité, donc d'une crédibilité solide des faits produits. Dès lors, « la métrologie […] s'affirme comme la principale entreprise scientifique qui permet la domination du monde    », parce qu'elle est au fondement des conditions de possibilités d'un champ scientifique autonome et unifié. Plus largement surtout, l'établissement de standards permet aux physiciens d'articuler leur travail scientifique avec les projets économiques et techniques qu'ils essaiment dans toute la société, en lien avec l'affirmation de l'impérialisme et de la production de masse : le rôle du laboratoire Cavendish dans la constitution d'étalons électromagnétiques entre 1860 et 1880 s'avère ainsi crucial pour l'établissement et le fonctionnement du réseau de communication par câbles télégraphiques de l'Empire britannique.

Comme Steven Shapin, Simon Schaffer tente, dans son dernier chapitre, « Expérimentations publiques », de prolonger ses analyses jusqu'à la période la plus contemporaine, et rejoint largement les conclusions de son confrère sur l'importance grandissante des experts tout en insistant, de façon plus intéressante, sur les risques d'une nostalgie désenchantée mais mal placée qui nous inviterait « à nous inquiéter de ce recul de la confiance à l'égard de la communauté scientifique    », en idéalisant de façon simpliste le passé des conditions de fabrication des faits scientifiques. Et de fait, « en aucun cas, il n'exista un monde hermétiquement clos (celui de la communauté scientifique), dont les décrets étaient acceptés avec déférence par le profane ; de la même façon, il n'y eût pas non plus de monde ouvert dans lequel tout un chacun était invité à débattre.    » Il n'y a donc pas d'âge d'or antérieur à regretter.

Trente ans après

Là où Leviathan and the Air-Pump était une « révolution scientifique », pour peu que ce terme ait un sens appliqué à la discipline historique, Une histoire sociale de la vérité et La fabrique des sciences modernes marquent le passage à la « science normale    » des propositions formulées et des hypothèses avancées par notre duo d'historiens – ce qui ne veut pas dire qu'elles soient devenues hégémoniques, loin de là. Au-delà des divergences d'interprétations des documents   , ou plus largement de cadre théorique   , l'importance d'une étude attentive de l'inscription des sciences dans des réseaux politiques et sociaux, de l'influence des publics dans la validation des faits et des instruments, n'est presque plus contestée dans les champs des études des sciences. Si Shapin et Schaffer pratiquent sur la question des rapports entre les productions scientifiques et la « Vérité » un agnosticisme de fond   , parfois interprété comme un athéisme, les accusations hargneuses de « relativisme » se font de plus en plus rares, ou du moins de plus en plus nuancées : le fait qu'il s'agisse là d'une hypothèse de travail fructueuse, et non d'une attaque irrationaliste contre les sciences, est de plus en plus largement accepté – malgré le mélange des genres et des questionnements que tend à entretenir, en France, la quasi-identification institutionnelle entre épistémologie et histoire des sciences. Une telle ethnographie a ainsi fait ses preuves, par sa capacité à réinscrire la science dans la culture et dans la société, par sa revendication du concret, qui est aussi une revendication du contingent et du complexe qui ne peut que satisfaire l'historien – au détriment, peut-être, sans doute, du philosophe. Mais puisqu'il s'agit d'analyser les pratiques scientifiques dans leur globalité, de front, telles qu'elles se sont faites et se font, c'est bien plutôt l'opposition ancienne entre « histoire internaliste » et « histoire externaliste » qui est la principale victime de cette nouvelle donne historiographique – sans qu'elle ne soit beaucoup pleurée.

La traduction de ces deux ouvrages est donc un événement très positif   , qui permet en particulier la réception et la discussion large de positions jusqu'ici surtout cantonnées en France au champ restreint des historiens des sciences. Il permet en particulier d'espérer un dialogue plus important sur les cadres théoriques mobilisés, non pas seulement entre les traditions anglo-saxonnes et continentales de science studies, mais surtout, plus largement, entre historiens, philosophes et sociologues « généralistes » des deux côtés de la Manche et de l'Atlantique : certes, David Bloor et Harry Collins sont encore assez mal connus en France, mais on se prend souvent à regretter, en particulier à la lecture de Shapin, l'absence de référence à des travaux aussi « normaux », eux aussi, que ceux de Maurice Agulhon sur les sociabilités, de Norbert Elias sur les normes aristocratiques et la civilisation des mœurs, ou de Pierre Bourdieu sur les champs scientifiques, qui auraient sans doute permis d'aller encore plus loin, ou du moins de multiplier les éclairages. À la lecture de ces deux ouvrages surtout, c'est le décloisonnement des objets d'étude, la réinscription de la science dans le monde, et mieux encore le désenclavement de l'histoire des sciences elle-même, qui apparaît comme la voie de toutes les promesses : par un tel choix de l'ouverture, ce domaine d'étude pourrait enfin se constituer en interface, en synapse, en catalyseur d'une véritable coopération entre les différentes sciences humaines et sociales que sa pratique implique de plus en plus – sous réserve que ces dernières, en retour, se mettent enfin à lire ce qui s'y écrit