Une série d’entretiens avec Jean-Luc Nancy permet de parcourir les thèmes centraux de sa philosophie.


Grâce à Danielle Cohen-Levinas, l’ouvrage, qui prend la forme d’entretiens nommés « inventions », se présente comme un excellent moyen pédagogique pour « entrer » dans la pensée de Jean-Luc Nancy et pour se retrouver au cœur de problèmes philosophiques dont l’époque est friande, non sans raisons. Il n’est pas de logique particulière aux entretiens – qui sont justifiés comme tels, dans la Seizième invention –, il importe même de dominer la totalité du livre pour relier des propos d’un chapitre à l’autre, ou pour associer des passages complémentaires. Sauf pour la Quinzième invention, réglée par le choix aléatoire d’une lettre ou d’un mot déclencheur de l’entretien (en l’occurrence « tarabuster »). L’ouvrage s’ouvre non sur la personnalité de Jean-Luc Nancy, ni sur les questions du « moi » qui taraudent tant de nos contemporains, mais sur la question des rapports constitutifs de toute chose. L’enjeu est bien mis au jour : nous ne pouvons plus raisonner à partir de la notion d’être, nous ne pouvons plus comprendre l’être comme présence et comme soi. A fortiori, nous ne pouvons plus référer aux religions.

L’entremêlement de ces « inventions » permettra donc à plus d’un de saisir la trajectoire de Jean-Luc Nancy, non en la concentrant sur des anecdotes (certaines sont offertes), mais pour éclaircir son propre chemin : le détachement de la religion - sans perdre les moyens d’une réflexion théologique et sans oublier les plaisirs esthétiques de la religion (cérémonial, chant,...) -, l’athéisme, mais aussi la vie dans le monde bipolaire de l’après-guerre, les rencontres philosophiques, certains travaux. Il reste que Jean-Luc Nancy se reconnaît « métaphysicien », à condition d’y voir le sens de « philosophie première ». Cette allusion à la métaphysique (peu développée) donne un motif d’orientation de la pensée, d’autant qu’il n’y a plus à référer de nos jours au marxisme, au progressisme, à l’humanisme, au personnalisme ou au kantisme - Jean-Luc Nancy ajoute « ou que sais-je encore » - tous déchus. Ses thématiques favorites sont : le sens du monde, le souci de l’être ensemble, le sacré, l’art, la présence de Dieu dans l’homme, comment franchir un pas au-delà du religieux ?, etc.

Plus globalement, cet ouvrage est composé de seize « inventions », qui sont autant de dialogues approfondis autour de la pensée de Jean-Luc Nancy, inventions dont la Revue Des Deux mondes a publié cinq moments, les autres demeurant originaux.

Invention ? Pourquoi ce terme ? La photographie de couverture donne des indices (et la Seizième invention y revient). Elle propose la photographie d’un manuscrit d’une Invention à deux voix de Jean-Sébastien Bach. Le terme en effet désignait chez les Anciens la première partie de l'art oratoire. Cet art était fondé sur la dimension logique de l’argumentation et une méthode appelée « topique ». Cette dernière se voulait un art de trouver des arguments. Que cette méthode ait été jugée stérile par la suite n’empêche pas de comprendre que l’invention a des subtilités dont on aperçoit l’essentiel ici dans sa reprise par le couple Cohen-Levinas/Nancy. L’invention pourrait bien consister en une démarche qui s’interroge sur la manière de « trouver […] des forces inconnues […], des mouvements soudains […] ou des traits imprévus », ainsi que l’écrit Marmontel : autrement dit, de se ressaisir du surgissement d'une parole éventuellement inouïe.

Mise en œuvre concrètement, l’invention, dans cet ouvrage, se déploie à chaque instant où chaque interlocuteur intervient en explicitant son propos. Danielle Cohen-Levinas ne se contente pas de poser les questions, elle les développe et les étaye. Elle commente, sollicite, multiplie les pistes, quitte à tendre une perche vers des analyses en mettant en avant des noms de philosophes à commenter ou des indications de pistes à frayer. Mais elle se déploie aussi en faisant droit au contenu même du propos, puisqu’il est constamment question de penser en termes de rapports, là même où le dialogue constitutif de l’ouvrage se pose comme un rapport entre interlocuteurs (avec improvisations).

Et le propos s’étend sans cesse. Qu’il s’agisse de l’acte de penser – pour autant que l’on pense quelque chose –, ou de l’action – pour autant qu’on ne cède pas à la seule agitation –, il ne convient jamais de partir de soi, ni du même, ni de l’autre, mais de partir du rapport constitutif de l’un et de l’autre. Au demeurant, d’un rapport constitutif de l’humain (on est toujours fils de [...], etc.), et d’un humain qui, en reconnaissant son propre engendrement, se comprend pluriel et relationnel. Le rapport et même le transport passe avant l’état, la station, le fixe. L’autre est moins premier en lui-même qu’il n’oblige à penser chacun comme rapport. L’autre n’est pas seul devant le même seul. L’autre, qui est inséparable de sa pluralité, exige que nous nous fassions mutuellement signe et sens : croisement, rencontre, affrontement, confrontation, etc.

La pensée ne peut pas commencer par soi. Penser est un acte, un agir, un faire. « Penser est agir, et plus même qu’agir au sens d’exercer une action, c’est se comporter, c’est se tenir, vivre, exister, je dirais même bouger [...] ». Il est donc question en elle d’ouverture, et d’ouverture maintenue. Pas seulement d’un possible, mais plus essentiellement de l’impensable, toujours à poursuivre.

En ce sens, ces entretiens constituent un modèle de la nécessité d’en finir avec les pensées de la plénitude, qui nous reviennent trop souvent, même sous le prétexte d’une référence éthique à l’autre, qui ne sert à rien d’autre qu’à être un alibi pour le même. Ils sont entièrement ouverts sur le monde. Un monde qui se trouve vraiment à un moment crucial de son déploiement : « Jamais le monde n’avait été dans cet état : les armes atomiques, les capacités et les incapacités techniques, la population, la loi du capital, la paupérisation interminable, enfin, la contradiction interne de la civilisation devenue mondiale donnent toutes les conditions d’un effondrement ».

Au milieu de cela se trouve Eros, l’impulsion, le moteur du transport, en dehors de toute plénitude ou possession. Et Nancy de revenir sur l’histoire de la philosophie - avec Platon, Hegel, Kant, Levinas - sous cette perspective de l’Eros, puis sur l’histoire des religions dans leur rapport à Eros, pour finalement conclure : « je crois qu’il est important de penser que l’Eros de la pensée a bel et bien à voir avec l’Eros tout court ».

Il y a bien évidemment un lien entre ce qui précède et la question de l’art, avec cette idée que « l’art est advenu comme la technique d’une activité non asservie à une utilité et vouée à une beauté qu’il n’est pas même besoin de nommer puisqu’elle se confond avec la production de l’art lui-même, voire avec son exercice ». Et Nancy de reprendre la question de la genèse de l’art, en suivant les mutations du concept depuis sa confusion avec le vrai-bien-un. La bascule autour de l’art s’accomplit, disons-le, avec la mise au premier plan du désir d’art, autrement dit avec le spectateur. Ce désir d’art met en avant la tension vers la beauté comme la forme même d’une transcendance qui n’a plus de régime cognitif ni véritablement moral. Le beau se substitue plutôt à la transcendance. Ce sont alors Beethoven et David qui prennent le pas sur le reste. Et le philosophe de parcourir le chemin qui de Kant à Hegel permet le passage de la fin du service divin de l’art à l’art qui ne dispose plus que de son éclat propre. On y apprend aussi que Nancy aime beaucoup la peinture religieuse. Et il offre, à l’occasion d’une question sur le rapport entre l’art et le divin, une fort belle analyse du statut de la musique chez Schopenhauer   . La musique apparaît chez lui lorsque le monde abandonne le fantôme du fondement. La Cinquième invention est d’ailleurs entièrement consacrée à la musique.

Cela dit, l’expérience esthétique est impliquée dans l’expérience politique. Il faut donc maintenant insister sur la notion d’émancipation. Après avoir affirmé que cette notion confine à la fois au leurre et à l’admirable utopie, ce dont on pourrait largement discuter, en tout cas, tant qu’on ne distingue pas plusieurs sortes d’émancipation, la question revient vers Jean-Luc Nancy, mais sous une autre forme puisqu’il s’agit de savoir si ce n’est pas toute la fonction d’anticipation qui est en question de nos jours. Pour être plus clair, Jean-Luc Nancy reconstruit la genèse de la notion d’émancipation   , et ceci afin d’aboutir à une conclusion précise : la question est moins de fixer des buts lointains en reportant toujours l’écart à l’infini, que de rendre le lointain présent, en refusant que quelques-uns se l’approprient. Loin de craindre une quelconque « perte de repères » ou de pleurer un sens de l’histoire suspendu, Nancy en appelle à un autre rapport à la politique. S’il ne doit rien céder à l’égarement et à l’errance, il doit ménager un accès au sens sans laisser quiconque s’approprier cet accès. D’ailleurs tout au long de l’ouvrage ou de ces entretiens, Jean-Luc Nancy souligne sa méfiance à l’égard des grands « retours » du moment : l’éthique, la politique, qui ne fonctionnent pas autrement que comme des assignations. Il se rallie plutôt à des formules longuement méditées ailleurs : la politique est affaire de lien, mais comme tout lien, il ne doit être ni trop serré, ni trop lâche.

Plus complexe est sans doute la Huitième invention portant sur Maurice Blanchot, puisqu’il s’agit de référer à un débat ancien, au cœur duquel Blanchot était accusé d’antisémitisme, à partir de lettres de sa main retrouvées. Nancy n’élude pas ces questions. D’ailleurs cette partie de l’ouvrage a été publiée à l’époque du débat, dans les Cahiers Maurice Blanchot   . Nous disposons ici d’une version remaniée. Encore faut-il que le lecteur fasse l’effort de se renseigner sur les tenants et aboutissants de cette affaire, développée entre 1962 et 1984. Il peut d’ailleurs relier ces propos à ceux tenus dans la Quatorzième invention, alors que se trouve discutée la question de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme.

Les inventions 10 et 11 sont plus exclusivement réservées à l’analyse de la pensée de Levinas. Encore y a-t-il bien un lien entre ce qui précède et le développement de ces inventions, puisque Blanchot et Levinas étaient amis, et que Blanchot a fait découvrir à Levinas la littérature française pendant ses années strasbourgeoises. Mais ce n’est pas uniquement la question du statut du visage chez Levinas qui est commentée. C’est plutôt le problème du passage de la question du visage à celle de la communauté, manière aussi de relier Levinas et Jean-Luc Nancy, beaucoup plus que de relier Levinas à lui-même, notamment à un roman écrit par lui, mais non publié et supposé s’intituler : Eros (ou Triste opulence, selon les documents posthumes consultés). Cela étant, sous ce terme Eros, Levinas prépare ce qui deviendra un élément capital de sa description du rapport à l’autre, et le motif même d’autrui et de sa préséance. La question qui revient est bien sûr celle d’une modalité de la transcendance qui ne serait pas passage vers un ailleurs (un au-delà), mais passage hic et nunc, dans et par l’Eros. Et surtout Nancy revient sur la question essentielle de l’éthique, qu’il approfondit d’autant plus qu’elle est enfermée dans une perspective presque toujours saturée. A quoi, il ajoute, à juste titre, que Levinas choisit ce mot pour démarquer sa pensée de l’ontologie, non pour y loger une vague morale. Nancy souligne que « éthique » nomme, conformément à ses racines grecques, le comportement et la conduite, certes, mais aussi le lieu de séjour, la demeure. L’éthique, c’est la conduite que je tiens à partir de ma demeure et en tant que j’y demeure et que j’en proviens.

Les Douzième et Treizième inventions sont plus intimes, en quelque sorte, puisqu’il s’agit d’évoquer la greffe du cœur subie par Nancy (qui est-on lorsqu’on porte en soi le cœur d’un autre ?), et à partir d’elle la question plus générale des catastrophes.

Ce tour d’horizon des inventions-entretiens publiés ici donne quelques indications sur la matière de cet ouvrage. Elle est moins dispersée qu’on ne le croit, au vu de quelques reprises internes. En revanche, elle est articulée avec suffisamment de vivacité pour permettre au lecteur qui veut s’informer de résonner avec une pensée de son époque ; et elle est assez panoramique pour faciliter à celui qui connaît bien Nancy la réalisation de synthèses de ses pensées philosophiques