A Paris, la Russie de Poutine a son think tank. Et bientôt sa télévision en français, Russia Today. Elle a aussi des amis, à commencer par Marine Le Pen. Une stratégie de « soft power » moins innocente qu’on ne le croit. Pour Nonfiction, le russophone Andrew-Sebastien Aschehoug a enquêté à partir de documents publics russes sur cette propagande qui ne dit pas son nom. 


Le symbole a été choisi avec soin. L’Institut de la démocratie et de la coopération, think tank russe fondé à Paris en 2008, arbore comme logo le pont Alexandre III. Inauguré à l’occasion de l’exposition universelle de 1900, sa première pierre avait été posée en 1896 par le tsar Nicolas II en personne. Ce monument parisien est le souvenir majestueux d’une époque dorée pour l’ « autocratie » tsariste – elle connaissait alors sa révolution industrielle – avant l’humiliante défaite contre le Japon et la première révolution de 1905. A une époque où les relations bilatérales fondaient encore l’ordre des nations, bien avant le « spaghetti bowl » des organisations internationales du XXème siècle et de leur brouhaha.

Ce logo est le seul attribut véritablement « russe » de l’IDC dans son affichage, tant cet institut semble prendre plaisir à brouiller les pistes, crypter son message, camoufler ses objectifs. Il revendique jusque dans son nom une filiation ou plutôt un mimétisme avec les grandes « marques » des think tanks internationaux que sont le Brookings Institute, le Cato Institute ou l’Institut Montaigne. Et brandit dans son titre les valeurs que défendent les organisations internationales supranationales (OSCE ou OCDE) que la Russie aime si souvent brocarder. Ces références sont surprenantes alors que la démocratie – souvent associée au marasme social et économique des années 90 – a mauvaise presse dans la Russie de Vladimir Poutine. Elles semblent participer d’une volonté de ne pas laisser aux centres d’analyse et ONG occidentales le monopole du débat sur la démocratie. De s’approprier une part de l’aura que celle-ci confère et de se parer de son onction pour mieux légitimer la « démocratie contrôlée » de Vladimir Poutine.

Et cette volonté est venue de tout en haut. Si l’idée de la fondation de l’IDC appartiendrait à l’avocat Anatoliy Kucherena, homme-lige et idéologue des droits de l’homme du président russe (c’est notamment l’avocat d’Edward Snowden), elle fut adoubée en dernier lieu par Vladimir Poutine. Il s’agissait de répliquer par la création de think tanks russes à l’étranger aux critiques des ONG et think tanks occidentaux à Moscou. Et notamment à celles de Freedom House, qui place régulièrement la Russie au niveau de pays africains dans son classement annuel. L’idée rencontra un écho certain auprès du président russe, au point qu’il se chargea en personne d’annoncer à l’Europe la création desdits centres d’analyse lors du Sommet UE-Russie de Lisbonne en octobre 2007.

Un think tank aux objectifs flous et aux sources de financement inconnues

C’est donc fort de l’appui présidentiel que l’IDC fut fondé à Paris et à New-York sans que l’on en sache davantage sur ses visées véritables. Selon ses fondateurs, il s’agissait avant tout de souligner les violations des droits de l’homme observées en Europe et aux Etats-Unis pour formuler des recommandations à leurs dirigeants. Aux yeux de la presse russe, les objectifs de l’IDC étaient à la fois défensifs et offensifs. Riposte à l’ingérence perfide des puissances occidentales dans les affaires intérieures russes, et porte-voix de la politique du Kremlin dans les pays choisis. La pertinence du projet fut renforcée par la crise géorgienne de l’été 2008, perçue comme une défaite du « hard » power russe face à l’influent « soft » power médiatique occidental. L’IDC serait donc un instrument de ce nouveau soft power russe, participant à l’élaboration et à la projection d’une image positive de la Russie en Europe, comme autrefois Radio Free Europe ou Voice of America en sens contraire.

La confusion sur les objectifs de l’IDC se prolonge dans le flou entretenu autour de son financement. Si les montants divergent, le faisceau d’indices sur leur provenance se concentre bien sur Moscou. Une fois annoncée la création de l’institut par Vladimir Poutine, un de ses conseillers s’était empressé d’annoncer un financement par l’Etat de l’ordre de 70 millions d’Euros. Une somme considérable pour un think tank. John Laughland, directeur des études de l’IDC à Paris, avança pour sa part un financement par le fonds moscovite qui détient l’IDC, présidé par M. Kucherena lui-même. Mais pour Natalya Narotchnitskaya, directrice de l’Institut à Paris, le financement est assuré avec grande difficulté chaque année. De son aveu même, il serait partagé entre des sociétés privées russes, parmi lesquelles ne figurerait pas Gazprom. A ce jour, aucun journaliste n’est parvenu à faire toute la lumière sur le sujet. Mais la presse russe elle-même trouve peu vraisemblable l’hypothèse d’un soutien uniquement moral de la part du Kremlin. Une chose est sûre, si l’IDC était un think tank étranger en Russie, il devrait s’enregistrer comme « agent étranger » et déclarer la provenance de ses ressources, en vertu de la loi russe sur les ONG.

Orthodoxie, slavophilie, irrédentisme : le logiciel idéologique des fondateurs de l’IDC

Par-delà cette volonté présidentielle, il fallut également doter l’IDC d’un contenu pour le faire vivre. Depuis sa création en 2008, le logiciel idéologique de l’institut a ainsi été fourni par ses deux figures tutélaires, à savoir sa directrice Natalia Narotchnitskaya et son directeur des études John Laughland. Si ce dernier est un universitaire aux idées eurosceptiques, souverainistes et pro-russes connues en France, celles de Mme Narotchnitskaya le sont moins. Décrite il y a quelques années comme la « passionaria de Poutine » dans un article du Figaro, il semble qu’elle soit bien davantage que cela. Cette historienne, intellectuelle et femme politique incarne à elle seule la synthèse de la Russie moderne. Formée à l’école du MGIMO (celle du renseignement et de la diplomatie), Natalia Narotchnitskaya est passée par la représentation soviétique des Nations Unies dans les années 80 et connait la subtilité des luttes d’influence. Aujourd’hui chantre des valeurs orthodoxes et conservatrices – elle fut députée à la Douma pour la compte du parti conservateur « Rodina » de 2003 à 2007 – cette proche de Vladimir Poutine prêche pour le retour de la « Russie historique », comme il s’est opéré en elle.

Ses écrits ne traduisent ni désir de démocratie, ni de coopération avec l’Europe et les Etats-Unis. Ils insistent depuis une décennie sur les problèmes de compatibilité entre la conscience « nationale-étatique » des russes et le libéralisme – devenu libertarisme – de l’Occident. Ce dernier serait coupable de vouloir pervertir les valeurs de l’orthodoxie en s’appuyant sur la théorie des droits de l’homme pour relativiser la gnose dualiste du manichéisme chrétien. Selon elle, le libéralisme serait devenu le nouveau marxisme et l’idéologie libertaire dominante, celle des « droits de l’homme », un « nouveau manifeste communiste de l’apostasie ». Par ailleurs, la désintégration de l’URSS en 1991 se serait faite à cause de la démocratie et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes – encouragés par l’Occident – pour arracher les états baltes et la Crimée au territoire de la « Russie historique ». Les textes de la directrice de l’IDC, et en particulier ceux publiés en russe et non traduits, trahissent à la fois une paranoïa obsidionale toute slavophile et un irrédentisme inquiétant. Ils la conduisent à appeler de ses vœux un retour aux frontières de 1917 pour permettre le rassemblement de tous les russes, y compris des « malgré nous » coincés hors de Russie dans les pseudo-Etats post-soviétiques.

Les théories de Natalia Narotchnitskaya trouvent une forte résonance dans un pays aujourd’hui décomplexé. La Russie de Vladimir Poutine serait l’héritière du tsarisme et à ce titre aurait un droit à revendiquer l’Ossétie, l’Abkhazie, la Crimée ou encore la Transnistrie. Ce fantasme messianique du retour à la « Russie historique » dans ses valeurs et ses frontières, la directrice de l’IDC le partage avec un certain nombre de personnalités proches du pouvoir. Ce n’est pas un hasard si la directrice de l’IDC siège depuis 2007 au Conseil de direction de « Russkiy Mir » (« Le Monde Russe »), organisme d’Etat pour la popularisation de la langue et de la culture russes dans le monde. Après qu’on lui a confié la fondation de l’IDC en 2008, elle est également invitée à participer aux travaux de la fameuse « Commission pour la lutte contre les falsifications historiques au détriment de la Russie » de 2009 à 2012. Mme Narotchnitskaya y retrouve des membres de « Russkiy Mir » ainsi que des représentants de toutes les « structures de forces russes », des médias et du monde académique – tous proches du Kremlin. Bien qu’accusée de partialité par des universitaires parmi les plus respectés du pays, cette Commission a travaillé à polir l’image de l’URSS pour permettre sa dissolution dans l’histoire russe et assurer cohérence et continuité de cette dernière. Selon Vladimir Ryzhkov, figure de l’opposition libérale, la Commission incarne une « volonté de construire une idéologie d’Etat », pourtant interdit par la Constitution russe. Un véritable récit national et officiel y est en effet fixé pour rendre inaudible tout débat historique sur des sujets comme la « libération» des pays baltes ou de l’Europe de l’Est en 1945. Mais aussi justifier la politique actuelle du Kremlin, dès lors que toute critique étrangère sur le passé ou le présent de la Russie n’est qu’expression d’une seule et même russophobie séculaire. Qui ne saurait troubler l’horizon indépassable du retour de la « Russie historique ».

Russia Today, porte-étendard de l’offensive anti-occidentale de la Russie

A l’étranger, des moyens médiatiques et financiers considérables ont été déployés pour imposer la ligne du Kremlin sur les antennes du monde entier et mettre en échec la conception occidentale des droits de l’homme. La chaîne d’information Russia Today, fondée en 2005, est le vaisseau-amiral de cette offensive. Elle est animée par des journalistes renommés qui répandent sans vergogne une rhétorique digne de la Guerre Froide qui laisse sans réponse les médias occidentaux. Bien qu’accusée de faire de la désinformation et de diffuser des thèses conspirationnistes   , Russia Today rencontre un succès planétaire, notamment sur Youtube. Et malgré la crise qui frappe actuellement la Russie, le Kremlin donne à Russia Today les moyens de ses ambitions, tout comme à « Spoutnik ». Cette chaîne de radio remplace depuis novembre 2014 « La Voix de la Russie » et a vocation à émettre depuis 35 villes dans 140 pays. Signe de son importance, elle sera placée dans l’orbite de Rossiya Segodnya et sous la direction du très controversé Dimitry Kiselyov, dont les saillies homophobes et anti-occidentales sont fréquentes. Il est dès lors peu étonnant que ce dernier étage de la fusée suive une ligne anti-occidentale, conspirationniste et – bien sûr – pro-russe. L’objectif est en priorité de reprendre langue avec la jeunesse, et surtout avec celle, russophone, vivant dans les Etats post-soviétiques. En dénonçant systématiquement le double-discours des Occidentaux en matière de démocratie et en décrédibilisant la politique des droits de l’Homme, les propres manquements constatés en Russie deviennent relatifs.

L’IDC est une des poupées russes de cette nouvelle politique de propagande. Selon Radio Free Europe, la France serait la cible principale de l’IDC et du nouveau soft power russe en Europe. Le terreau est fertile dans un pays où les élites sont souvent russophiles et dont le courant souverainiste est traditionnellement influent. On note un usage accru du français dans les médias russes, ainsi qu’une couverture médiatique grandissante de la vie politique française : Russia Today lancera d’ailleurs sa chaîne en langue française en 2015. Et l’activité de l’IDC fait montre d’une volonté d’intervenir dans le débat politique français et européen en invitant régulièrement – autour d‘experts russes – des souverainistes, pro-Poutine, ou des tenants de la droite traditionnelle catholique. Des personnalités aussi diverses que Roland Dumas, Jacques Sapir, ou Jean-Pierre Chevènement ont participé à des colloques organisés par l’IDC, démontrant l’étendue de ses relais souverainistes et pro-russes. Mais la France dispose aussi et surtout d’un parti aux idées russophiles qui progresse dans les urnes des derniers mois.

IDC, Kremlin, Front National : une unité de pensée assumée

Car si Natalya Narotchnitskaya et ceux qui ont théorisé la ligne du Kremlin encouragent sa reprise par les cercles intellectuels et médiatiques en Europe, ils œuvrent également plus directement à un rapprochement entre le Front National et le parti Russie Unie du président Poutine. L’IDC entretient de son aveu même des relations amicales avec le FN. L’ancien président de la défunte « Commission pour la lutte contre les falsifications historiques au détriment de la Russie », et actuel président de la Douma Sergey Narychkine est l’un des instigateurs de l’alliance entre la Russie et le parti frontiste. Une démarche pertinente puisque Marine Le Pen répète fréquemment son admiration pour le président russe et que selon Jean-Marie Le Pen, « le corpus de valeurs défendu par Vladimir Poutine est désormais le même que celui du FN ». Faire progresser les idées de Marine Le Pen, c’est donc faire progresser celles de la Russie, et l’inverse. Et peut-être faire advenir le fantasme d’une dislocation de l’Union européenne, d’une sortie de la France de l’OTAN, voire d’un renversement de l’équilibre du Conseil de Sécurité de l’ONU en faveur de la Russie. En tout cas ne pas faire barrage à l’irrédentisme russe, comme l’a démontré le soutien indéfectible du FN suite à l’annexion de la Crimée par la Russie. L’IDC s’y attèle activement en organisant des colloques portant exclusivement sur des thématiques chères au Kremlin.

L’IDC est donc un think tank dédié à la promotion de la démocratie mais uniquement « contrôlée », et à la coopération avec les cercles de pouvoir russophiles en Europe. Il apporte sa pierre à la construction du projet intellectuel et médiatique de la Russie poutinienne, celui qui cherche à ressusciter la « Russie historique » avec l’appui de partis souverainistes et eurosceptiques en Europe, de Syriza au Front National. Les réseaux de l’IDC sont solides, ses invités prestigieux, et sa communication discrète mais habile. Toute naïveté doit en effet disparaître une fois le constat fait que les théories des fondateurs de l’institut ont une valeur performative. Les premières prophéties de Mme Narotchnitskaya s’auto-réalisent, la Crimée est devenue russe l’an passé. L’une des publications qu’elle dirige se vante d’avoir été l’une des premières à parler de la « Novorossiya », cette « nouvelle Russie » pourtant majoritairement peuplée d’Ukrainiens que les idéologues du Kremlin ont ressuscitée en Ukraine de l’Est. Et qui comme les pays baltes, la Transnistrie, la Crimée ou la Géorgie appartenait encore au tsar Nicolas II lorsqu’il posa la première pierre du pont Alexandre III, à Paris, en 1896