Une introduction à la vie et à l'oeuvre engagées de l'historien américain Howard Zinn à travers ses propres textes.

*Ce livre est publié avec le soutien du Centre National du Livre. 

La vie d’Howard Zinn est indissociable de ses écrits et innombrables discours   . Elle fut consacrée, avec un total désintéressement, à donner de la puissance à ces inconnus et oubliés de l’histoire qui ont activement contribué à créer un monde meilleur. Zinn impose souvent une « histoire par en-bas » qui corrige des omissions cruciales pour l’interprétation et la transmission du passé, signale Noam Chomsky dans la préface de l’ouvrage   . Si Une histoire populaire des États-Unis reste l’ouvrage le plus connu de H. Zinn, Se révolter si nécessaire, composé de 26 chapitres, a l’avantage de nous faire connaître un échantillon de ses autres écrits souvent difficiles à trouver.

Comme le souligne Timothy P. McCarthy en avant-propos, Zinn a au fond commis le pire des pêchés : « c’était un historien qui rejetait l’objectivité, un militant qui refusait d’obéir en silence, un soldat qui détestait la guerre et un citoyen qui se permettait de critiquer sa patrie »   . En somme, il comprenait que prétendre ne pas avoir de point de vue politique constituait déjà un point de vue politique.

Pour Zinn, l’objectivité ne paraît ni possible, ni désirable et ce qu’on nous présente comme « l’histoire » ou « l’actualité » a nécessairement été sélectionné parmi une quantité infinie d’informations : cette sélection reflète les priorités de celui qui l’a réalisée   .

Il nous est impossible de rendre compte de chaque texte présent dans ce recueil. Néanmoins, on peut en faire apparaitre les principales thématiques abordées : la position – ou mieux le positionnement – de l’historien, la fonction de l’histoire, la guerre, les mouvements sociaux dans l’histoire, la justice américaine, les médias.

L'historien : serviteur de la démystification

Dans le premier texte du livre (1970), l’auteur explique que les écrits historiques ont une incidence sur nous et que l’historien ne peut pas rester neutre car il écrit dans « un train en marche »   . Les historiens « peuvent renforcer notre passivité ; ils peuvent nous pousser à l’action »   . Ce que nous entendons ou lisons transforme de différentes façons notre vision du monde et notre manière d’agir. L’idée générale de l’ouvrage est d’ « écrire l’histoire de façon à étendre les sensibilités humaines, non pas pour qu’elles puisent dans ce livre de quoi alimenter d’autres livres, mais pour nourrir le conflit non résolu sur la façon de vivre sa vie et sur le fait même d’exister »   . Il s’agit d’aller chercher ce que dissimule le passé pour pouvoir ensuite jeter un regard plus pénétrant sur la société contemporaine. Des intérêts divers coexistent dans la société ; ce qu’on appelle objectivité n’est que le déguisement de ces intérêts, habillé de neutralité. L’histoire, cette jungle désordonnée, doit être au service de la démystification par un processus de « désembobinage » : « Plus une société est éduquée, plus il est nécessaire d’user de mystifications pour dissimuler ce qui ne va pas : l’Eglise, l’école et le monde de l’écrit travaillent ensemble à cette dissimulation »   , dont la visibilité s’exacerbe en temps de guerre   . A ce titre, Karl Mannheim a montré que le savoir a une origine et des usages sociaux   . L’histoire peut également permettre de capturer ces quelques moments du passé qui démontrent la possibilité d’un mode de vie meilleur. C’est en cela qu’on peut parler d’histoire radicale ; mais « l’histoire n’est pas nécessairement utile. Elle peut nous entraver ou nous libérer »   .

Un autre article interroge le rôle des historiens pendant la guerre froide (1997) et raconte comment, à travers une enquête d’Ellen Schrecker   , professeurs et administrateurs ont bafoué, au nom de la loyauté institutionnelle et de la sécurité nationale, les libertés civiques de leurs collègues en restant passifs face aux licenciements, aux listes noires, au harcèlement du FBI   . H. Zinn fut d’ailleurs l’une des victimes de cette traque des communistes, les ennemis intérieurs de l’Amérique.

Réinterroger l'histoire

Zinn revient ensuite sur le traitement historique du personnage de Christophe Colomb (dans un article initialement paru en 1992) et ce qu’on nomme dans le jargon universitaire « les conclusions [historiques] contradictoires »   . Pour lui, seuls comptent le degré d’importance historique à accorder à l’arrivée des Espagnols sur le continent et la façon dont le traitement fait aux indiens peut être relié aux problèmes contemporains : la cupidité, la violence, la cruauté, l’exploitation existent toujours aujourd’hui. Il démontre comment le pouvoir déshumanise ses ennemis (Indiens, hawaïens, irakiens, etc.) pour justifier la guerre et la rendre acceptable. Fervent opposant à la guerre – qu’il considère comme le terrorisme à la puissance cent    –, l’auteur rappelle que l’industrialisation, la science, la technologie, la médecine ont apporté de grands bienfaits ; mais la plupart de ces bienfaits n’ont profité qu’à une infime partie de l’espèce humaine   . Réinterroger notre histoire, ce n’est pas seulement se pencher sur le passé, mais aussi s’intéresser au présent et tenter de l’envisager du point de vue de ceux qui ont été délaissés par les bienfaits de la soi-disant civilisation.

Les dessous de la guerre : ennemis intérieurs et extérieurs

Une grande partie des articles et discours prononcés constitue une virulente critique de la guerre. Tout d’abord, Zinn remet en cause ce qu’on appelle une « bonne guerre » et la façon dont elle pervertit et empoisonne    : enrôlement contraint des soldats, morts, mutilations, exécutions des mutins sont les choses les plus faciles à dénoncer. Il s’attaque ensuite à la Constitution américaine, ce « document de classe, rédigé pour les intérêts des porteurs d’obligations, et les propriétaires d’esclaves, et ceux qui [voulaient] coloniser de nouvelles terres »   . En somme, il pointe l’impérialisme présent dans chaque guerre. En 1970, Zinn affirme que les États-Unis se dirigent vers une domination mondiale en usant depuis plusieurs siècles de la corruption, de l’intimidation, de l’agression, de la tromperie et de la guerre, toujours avec cette arrogance moralisatrice, « avec l’idée de faire flotter [leur] drapeau […] d’un bout à l’autre du monde »   . Pour conclure sa grande tirade anti-impérialiste, il rappelle que « le pouvoir des gens d’en-haut dépend de l’obéissance des gens d’en-bas » et que « quand ceux-là cessent d’obéir, les autres n’ont plus de pouvoir »   .

Dans un texte de 2007, H. Zinn s’attarde sur le patriotisme pour démontrer que l’obéissance à tout ce que peut décider un gouvernement est fondée sur l’idée que les intérêts du gouvernement sont les mêmes que les intérêts des citoyens ; pour autant, la longue histoire politique « tend à montrer que les dirigeants politiques de l’Amérique ont des intérêts qui diffèrent de ceux du peuple »   .

Plusieurs écrits sont consacrés à la Justice américaine. L’affaire Sacco et Vanzetti (anarchistes italiens) est intéressante en ce sens qu’elle met en lumière la partialité du système judicaire et les processus de sélection des individus tout au long de la chaine pénale. Zinn écrit : la « justice n’a pas grand-chose à voir avec la question de savoir si les gens sont coupables d’un crime précis. Elle a beaucoup plus à voir avec ce que sont les gens, ce qu’ils représentent, ce qu’ils font dans leur vie, quelle menace ils font peser sur tel ou tel individu, mais sur la structure sociale existante »   . Au-dessus du droit, il y a donc de graves questions de classes, de race, de genre et de conflit social.

La question raciale

Toute une série d’articles et de discours aborde la question raciale aux États-Unis où l’auteur mêle souvenirs professionnels, privés et militants, afin de raconter dans sa première publication (1962) « le pouvoir de fascination » du Sud   . A cette époque, le préjugé racial constitue un trait de caractère du sudiste blanc et conduit parfois à des violences extrêmes telles que le meurtre. Loin de s’atteler aux racines de ce problème (fanatisme, sympathisants du Ku Klux Klan de suprémacistes blancs, de lyncheurs, etc.), il va chercher du côté des raisons de la déségrégation pour lui enlever de son mystère. La ségrégation tient à cœur le sudiste blanc nous dit Zinn, mais pas suffisamment. Si la déségrégation s’est imposée à des degrés divers dans le Sud profond, et ce malgré la persistance d’un racisme anti-noirs, c’est simplement parce que des désirs plus importants aux yeux du sudiste blanc (gain financier, pouvoir politique, le fait de ne pas aller en prison, de se conformer aux usages dominants de la société), supérieurs sur son échelle de valeurs, risquaient d’être sacrifiés s’il ne cédait pas   .

Un article est consacré aux Freedom Schools (1964) qui furent l’objet d’attaques et de pressions du pouvoir politique local, signe pour Zinn que l’ « école peut et devrait être dangereuse »   . L’auteur arrive à tisser des liens entre le mouvement contre l’esclavagisme d’avant la guerre de Sécession et le mouvement pour les droits civiques des années 1960 : à savoir que la quasi-totalité des intellectuels ont reproché aux abolitionnistes leurs revendications immodérées et leurs extrémismes. Zinn fait judicieusement remarquer que le terme extrémiste est connoté négativement lorsqu’il fait référence aux mouvements sociaux ; une connotation qui disparaît quand elle s’applique à d’autres situations (un homme extrêmement beau par exemple). Pour l’historien, dans une société où le terme extrême jouit d’une fort mauvaise réputation au sein de la communauté intellectuelle entichée du « juste milieu » aristotélicien, « nous collons injustement cette étiquette à des propositions qui ne sont extrêmes que dans un contexte qui ne présente qu’un nombre limité de choix »   . Il faut donc arrêter de penser que la position « modérée » est toujours la meilleure et commencer à crier à l’extrémisme dès que l’on se trouve devant quelque chose de peu familier. La lutte doit être rudement menée s’il l’on désire que le compromis final soit le plus acceptable possible. Pour parvenir à ses fins, le peuple peut user de la désobéissance civique (question tactique). Ce droit exige deux conditions : d’une part, les valeurs en jeu doivent être des droits fondamentaux, tels que la vie, la santé et la liberté ; d’autre part, le caractère des voies légales permettant de remédier au problème doit être inadéquat   .

Contempler le monde à partir de points de vue nouveaux

Dans ses écrits plus récents (2000-2009), l’auteur s’insurge contre cette vieille manière de penser en référence aux représailles américaines après le 11 septembre 2001   et appelle à une réflexion sur les vraies causes de cette violence. En outre, il démontre que la « guerre contre le terrorisme » est non seulement une guerre contre un peuple innocent dans un pays étranger mais aussi une guerre contre le peuple des États-Unis, contre ses libertés   . Les dernières pages de cet ouvrage constituent une invitation universelle et sincère à maintenir la pression et résister contre son gouvernement et ses actions   . L’histoire des changements sociaux est faite de millions d’actions, petites ou grandes, qui se cumulent à un certain moment de l’histoire jusqu’à constituer une puissance que nul gouvernement ne peut réprimer ou ignorer.

Un an avant sa mort, il laisse dans un article une conclusion qui résonne comme une injonction à tous les citoyens : au cours de l’histoire les gens ne sont pas contentés de se plaindre, « Ils ont travaillé, ils ont agi, ils se sont organisés et se sont révoltés, si nécessaire, pour faire connaître leur situation aux détenteurs du pouvoir. Et c’est ce que nous devons faire aujourd’hui »