Des cathares aux sorcières, qui étaient les hérétiques de la chrétienté médiévale ?

Les Hérétiques au Moyen Âge est un recueil de plusieurs publications d’André Vauchez, célèbre médiéviste, travaillant depuis des années sur la religion et la spiritualité médiévales, spécialiste en particulier des ordres mendiants, de saint François d’Assise, et des hérésies. L’ouvrage reprend ici quatorze chapitres et articles publiés çà et là par l’auteur, de 1987 à 2003. Ce faisant, il remet à disposition des travaux qui sont désormais assez difficiles à trouver. Comme ils ne sont pas unifiés par une pensée globale clairement visible, il est très difficile de proposer une analyse suivie de l’ouvrage, mais on peut dégager plusieurs lignes de force qui traversent ces différents chapitres.

Tout d’abord, on peut souligner la grande attention portée à l’historiographie. Comme le note l’auteur dans son introduction, les hérésies semblent un peu passées de mode, comme en atteste la disparition de la revue Hérésis en 2011, alors même que le « catharisme » fait fureur dans le Languedoc auprès des touristes. Revenant plusieurs fois sur les évolutions historiographiques dans l’analyse des hérésies et des hérétiques, André Vauchez souligne très bien, notamment, qu’on est définitivement sortis d’une analyse marxiste qui liait les hérésies à une forme de « lutte des classes » médiévale opposant les pauvres aux riches   . Après une phase de déconstruction, marquée par le linguistic turn et qui a poussé à souligner, derrière Monique Zerner, que l’hérésie était avant tout une construction intellectuelle forgée par l’Église   , il s’agit, selon André Vauchez, de se réapproprier les hérésies en travaillant davantage sur les hérétiques. Cet objectif n’est pas atteint ici, mais ce n’est pas le but de l’ouvrage, qui se présente plus comme un appel à de nouveaux travaux. 

La réflexion sur les causes profondes de l’hérésie est également très fine. En travaillant à la fois à petite échelle (chapitres 1, 2 et 4) et sur des exemples précis (chapitres 2 et 10), l’auteur parvient à dégager des évolutions dans ces hérésies, qui sont toujours confondues par les clercs qui les combattent mais qui restent fondamentalement différentes. Il sait aussi mettre en valeur les points communs : des cathares aux Vaudois, des Spirituels franciscains aux Hussites, des lollards anglais aux Patarins milanais, toutes ces dissidences viennent d’un désir des laïcs de se réapproprier la religion, de participer plus intensément et plus directement à la vie religieuse. Loin d’être des marginaux, les hérétiques sont souvent des membres de l’élite économique, bien intégrés dans la vie urbaine et dans le tissu social   . Contre ces dissidences, l’Église sut adopter des formes diverses de répression : de la condamnation de théologiens comme Joachim de Flore à la récupération des modèles ascétiques chers aux cathares, de la violence de l’Inquisition ou de la croisade albigeoise à la prédication des Mendiants.

Enfin, l’auteur met en avant le lien qui unit ces hérésies à un très fort anticléricalisme. S’il y a hérésie, désir d’un christianisme plus spirituel, plus profond, plus moral   , c’est que le clergé ne cesse de décevoir : trop riche, trop médiocre intellectuellement parlant, il n’est pas à la hauteur des attentes de la population. « Aussi peut-on dire que les ‘hérétiques’ du Moyen Âge furent moins des marginaux ou des hétérodoxes que des déçus de l’Église »   . Ce qui se dessine en creux, à travers l’histoire de ces formes de déviance et de dissidence – deux concepts-clés qui auraient gagné à être plus clairement définis dès l’introduction –, c’est une « contre-histoire » du christianisme médiéval, qui ne soit plus seulement centrée sur l’histoire de la papauté romaine, mais ancrée dans le contexte ecclésiologique et culturel de l’époque. À cet égard, les réflexions d’André Vauchez sont précieuses. Alors que les médiévistes ne cessent de rappeler l’importance centrale de l’Église catholique au Moyen Âge, allant jusqu’à en faire « l’institution dominante » du féodalisme selon les mots de Alain Guerreau, il est bon de rappeler que cette puissance ne faisait pas l’unanimité.

Cela dit, derrière l’intelligence de l’analyse et l’érudition de l’auteur, cet ouvrage pose de sérieuses questions. On connaît les faiblesses des recueils d’articles ou de chapitres, et ce livre ne fait pas exception à la règle.

Tout d’abord, les chapitres choisis ici ne sont quasiment pas retravaillés. Livrés tels qu’écrits à l’époque, ils sont par conséquent souvent datés, notamment dans les références bibliographique citées en notes de bas de page, qui auraient vraiment mérité d’être systématiquement actualisées. D’autant plus que la bibliographie proposée en fin d’ouvrage est extrêmement courte (cinq pages !), et donc trop superficielle. Certaines références, datant d’après les articles repris ici, sont donc logiquement soit absentes, soit trop peu utilisées : on peut penser par exemple à la magistrale étude de Alain Boureau sur la démonologie médiévale, soulignant comment on confond peu à peu, notamment sous le pontificat de Jean XXII, hérésies et culte du démon   . Au contraire, d’autres références sont lourdement utilisées : les travaux de Roger Moore sur la naissance d’une société de la persécution   reviennent au moins cinq fois dans l’ouvrage, alors même qu’ils sont déjà un peu datés, et critiqués par certains chercheurs qui proposent d’autres modèles pour penser la violence et la persécution   .

Bien plus que la pensée de l’auteur, ce qui est contestable ici, c’est le travail éditorial. Le titre est trompeur, car il ne s’agit en aucun cas d’une synthèse sur les hérétiques au Moyen Âge. Le sous-titre qui se veut aguicheur dénature complètement la pensée de l’auteur. Il n’y a pas d’index, et les fautes typographiques sont nombreuses. Les articles ne sont liés par aucune transition, d’où une architecture d’ensemble assez lourde : on ne comprend pas pourquoi on passe d’une partie à l’autre. Issus tantôt de manuels, tantôt d’actes de colloque, tantôt de revues de recherche, les différents articles ne sont pas du tout dans le même ton : certains sont généraux, balayant plusieurs siècles et plusieurs pays, tandis que d’autres sont très précis. On appréciera les chapitres qui s’attachent à disséquer en profondeur un texte : les chapitres cinq, autour d’un sermon de l’archevêque Federico Visconti, sept, analysant la Vie de Marie d’Oignies de Jacques de Vitry, et neuf, reprenant les écrits de saint François, sont sans aucun doute les meilleurs de l’ouvrage, les plus stimulants en tout cas. On connaît l’intelligence des textes dont sait faire preuve André Vauchez, et qu’il a mise au service d’une belle biographie de François d’Assise il y a quelques années   . Mais reste que ces chapitres, par leur précision, sont d’une lecture ardue pour des non-médiévistes. En sorte qu’on ne voit pas forcément quel est le public visé : trop pointu pour des néophytes qui souhaiteraient découvrir l’hérésie médiévale, l’ouvrage est trop général pour des médiévistes qui connaissent déjà ces problématiques.

Un détail qui n’en est pas un : on trouve au fil de l’ouvrage, dans les notes de bas de page, de nombreuses références à des travaux d’André Vauchez, mais alors même que certains de ces travaux sont repris ici dans l’ouvrage, les références renvoient toujours à la publication originale. Quel intérêt de reprendre des articles dans un seul livre si ce n’est pas pour permettre des renvois et des croisements entre les articles, seuls à même de dévoiler la pensée de l’auteur, dans ses évolutions et ses finesses ? Faute de cet effort, les articles ne sont ici que juxtaposés, et ce livre, à proprement parler, n’en est pas un. De plus, il y a entre les chapitres de très nombreuses répétitions : des références historiographiques, des exemples, des citations, reviennent tels quels dans plusieurs chapitres, donnant parfois une très forte impression de déjà-vu et alourdissant considérablement la lecture. 

Redisons-le : André Vauchez est un grand médiéviste et ses articles sont remarquables d’intelligence. Mais cet ouvrage n’apporte rien de plus à sa pensée, voire, par les répétitions et les lourdeurs entre articles, l’appauvrit