Quatorze articles du philosophe allemand Axel Honneth sont désormais traduits en français, offrant au lecteur une approche élargie de la notion de reconnaissance et un panorama de la pensée de cet auteur.

Allons droit à la construction de cette publication. En langue française, elle participe d'une opération en deux volumes, couverte par un titre générique (Ce que social veut dire), laquelle donne à lire au lectorat français (au seul lecteur français, précise la Note liminaire, suggérant par-là que l'on peut construire autant d'éditions des œuvres de Honneth que de lectorats potentiels dans le monde linguistique !), un certain nombre d'articles importants, et complémentaires, du philosophe allemand. Le premier volume a été publié en 2013. Il a été commenté sur Nonfiction en son temps. Voici donc le second volume. Il réunit, à partir des mêmes présupposés, quatorze articles (et une introduction à cette édition de la main de l'auteur) choisis et ordonnés en accord avec lui. Ces articles sont extraits de trois ouvrages parus en langue allemande, dont l'un a un titre semblable au sous-titre de ce second volume en français : Pathologies de la raison, histoire et présent de la Théorie critique (édition allemande de 2007). Honneth lui-même précise : « Choisis parmi ma production de ces vingt dernières années... » Un premier groupe d'articles proposait une lecture de la tradition de la philosophie sociale à partir du modèle du conflit mis en œuvre par la théorie de la reconnaissance ; ce second groupe s'inquiète désormais de la question des justifications des conflits sociaux sur le plan normatif. En un mot, de l'un à l'autre volume, le lecteur passe de la connaissance des causes des conflits sociaux à la légitimation potentielle des réactions/résistances à leur égard.

Quant à Axel Honneth, pour ceux qui souhaiteraient se préoccuper de ses écrits sans savoir à l'instant comment le situer, précisons que, philosophe et sociologue, il est actuellement directeur de l'Institut de Recherches sociales (Francfort), après avoir succédé à Jürgen Habermas à ce poste. Cela lui donne une position spécifique dans la succession des animateurs centraux de l'Ecole de Francfort. Le chapitre III de la première partie de ce volume éclaire alors les traits de sa position théorique. Il porte à la fois sur l'usage de la notion de critique dans cette Ecole et sur le type de critique pratiqué jusqu'alors. Remarquant simultanément d'où provient cette notion – et son enracinement dans la tradition hégélienne de gauche –, il montre qu'elle a pris ses modèles dans la réflexion sur le travail. Il souligne aussi que si une théorie sociale ne constitue une condition ni nécessaire ni suffisante d'une critique efficace de la société, une telle critique doit s'apprécier aux qualités du critique lui-même, ce que souligne Michael Walzer (indique-t-il dans le chapitre IX). D'ailleurs, précise l'auteur, la pensée actuelle propose d'autres modèles de critique sociale dont on ne peut faire fi désormais. Si l'on veut soulever le voile de ce que signifie société, il est pertinent de prendre toutes ces dimensions en charge (y incluant celles découvertes par Michel Foucault, par exemple, et d'autres encore). Ce n'est pas tout, si on veut résumer un peu caricaturalement la problématique de Honneth pour un lecteur qui aurait le désir de s'y attaquer pour la première fois, voici ce qui peut en être dit. Elle donne lieu à deux couplages complémentaires. Le premier étant le couplage souffrance-reconnaissance, couplage d'opposés, la seconde activité prétendant diminuer ou faire disparaître la souffrance occasionnée par les activités humaines, notamment dans les conditions sociales actuelles (qu'il s'agisse du travail, de l'existence sociale ou d'une « pathologie » quelconque) ; le second couplage répondant au souci de faire valoir l'idée selon laquelle la reconnaissance, ce thème philosophique déployé par GWF Hegel, est une thématique toujours valide même si elle est pour l'heure dissoute, selon le schéma : elle a eu lieu, elle n'est plus, il convient de la restaurer.

Revenons maintenant au problème posé spécifiquement dans cet ouvrage : dès lors que les causes des conflits sociaux sont décelées, faut-il apprécier la valeur normative des luttes pour la reconnaissance à l'aune de la vie bonne ou à leur contribution à l'instauration de la justice sociale ? Les deux perspectives de la « vie bonne » et de la justice sont-elles exclusives ? Convient-il de privilégier la réalisation individuelle de soi ou la répartition équitable des libertés individuelles entre chacun des membres de la société ? En un mot, le bien-être (individuel ou collectif) ou la justice ? La théorie critique de la société doit-elle finalement choisir entre ces termes ? Certes, précise l'auteur, dans son Introduction, le volume précédemment consacré à la Lutte pour la reconnaissance se terminait sur l'idée selon laquelle tous les membres de la société recevant la part de reconnaissance nécessaire pour participer à la vie publique, la théorie critique pouvait se trouver stabilisée. Mais Honneth souligne ses propres doutes sur cette conclusion. Il lui fallait donc reprendre le débat, ne serait-ce que pour clarifier ses idées, surtout que deux personnages conceptuels se dressent devant sa théorie : Jürgen Habermas et John Rawls. Ethique et/ou théorie de la justice, tel est le dilemme, lequel est d'autant plus important que ces deux voies se sont trouvées dissociées au sein de la tradition philosophique (telle que l'envisage Honneth évidemment, prise entre les théories de l'aliénation et de la réification d'une part, et les théories de la discrimination et de l'exploitation d'autre part). C'est en ce point que les « pathologies » de la raison interviennent. D'un côté, l'individu peut être soumis à des entraves dans la réalisation de soi à travers la coopération sociale ; de l'autre, les conditions d'un ordre politique juste ne confinent pas toujours à la perfection.

Cette perspective n'est pas sans requérir un raffinement quant à la notion de « pathologie » sociale. D'autant que l'auteur en fait un point névralgique de dissociation interne à la Théorie critique (de l'Ecole de Francfort) : auparavant, avance Honneth, cette théorie avait un penchant pour l'étude des pathologies dont souffrait une population, au détriment de l'analyse de l'injustice sociale. La position actuelle de Honneth consisterait donc à traiter les indications d'une pathologie comme les indices d'une injustice. La question se précise ainsi : « si l'on s'intéresse aux conditions de réalisation de soi à travers la coopération sociale, la recherche conflictuelle de reconnaissance peut signaler une situation où l'individu ne trouve pas d'opportunités publiques de s'accomplir d'une manière légitime et de gagner l'estime sociale ; si, en revanche, l'on s'intéresse aux conditions de justice dans la même société, cette quête de reconnaissance peut être perçue comme l'indice d'une inégalité des chances face à la reconnaissance juridique ou à la valorisation sociale ». En tout cas, le désir de reconnaissance appartient bien aux deux registres. Ce qui fait le fond de la théorie de Honneth.

Eu égard au problème posé, le philosophe convoque de nombreux auteurs, ainsi que cela se pratique dans ce type de rhétorique, afin de découvrir progressivement les éléments de la solution du problème qu'il a lui-même formulé, lesquels ne peuvent se contenter d'approfondir le concept de « reconnaissance », mais doivent défendre l'idée que le social consiste essentiellement en une lutte pour la reconnaissance mutuelle. La liste de ces auteurs est classique, et elle organise aussi le sommaire de l'ouvrage autour de ce projet, celui de rapporter toute vie sociale au désir des sujets de valoir aux yeux de leurs semblables comme des personnes à la fois dignes de considération et dotées d'une individualité unique. Ce sommaire articule par conséquent les sciences sociales et la philosophie de la pratique. Une première partie de l'ouvrage se consacre alors entièrement aux pathologies de la raison : la vie capitaliste, la dialectique négative, la reconstruction communicationnelle, la question de la violence et celle de la démocratie à cette lumière. Traduction en termes d'auteurs référés : Adorno, Horkheimer, Benjamin, Neumann, Mitscherlich, Wellmer (ce qui ne peut qu'encourager des lecteurs français à lire cet ouvrage, au vu d'une liste comportant des auteurs peu ou mal connus en France et ainsi au moins introduits). La deuxième partie de l'ouvrage se voue à l'analyse des conséquences de la psychanalyse sur la théorie sociale critique : les rapports du « moi » et du « nous », les formes de la consolation sociale, la conception freudienne de la relation individuelle à soi, y viennent en avant afin de réfléchir les pathologies (de la consommation, des foules, de la consolation). La troisième partie de cet ensemble revient sur la question de la justice, en en réélaborant les formes tant du point de vue du procéduralisme contemporain que de celui des relations interétatiques.

Avant de commencer à rendre compte des éléments centraux de l'ouvrage, il est important de souligner brièvement que Honneth rédige systématiquement ses articles selon un schéma pédagogique semblable : introduction énumérant les parties du texte, puis numérotation de ces parties et exploration aboutissant à une conclusion. Les justifications des explorations appartiennent à une pensée générale en permanente évolution, tandis que les analyses des textes pris à parti formulent des objections à partir de synthèses manifestant une remarquable connaissance de ceux-ci, sans pour autant éprouver le besoin de valider des références ou de préciser des finalités particulières (les notes indiquant les textes visés, les éditions ou les paginations sont renvoyées en fin de volume). Si l'on fait abstraction des philosophes pris en charge, le lecteur se retrouve devant un effort destiné à compléter pas à pas un puzzle théorique qu'il doit ensuite aborder de manière globale, par d'autres écrits de Honneth.

N'escomptant toutefois pas en résumer chaque article, nous choisissons de suivre plutôt le parcours accompli dans ce volume. Honneth en ouvre le cheminement en insistant sur Adorno, évidemment, et notamment sur le rapport, chez ce philosophe, entre les concepts, positifs, de raison (une faculté rationnelle altérable cependant) et d'imitation (comme ouverture sur l'autre) et ceux, négatifs, de capitalisme et de faiblesse du moi (ou de réification). L'auteur pointe alors deux choses importantes le concernant. D'une part, ce parti pris d'une faculté de raison antérieure à la déformation capitaliste ; d'autre part, les doutes qu'Adorno nourrissait quant aux chances d'une prise de conscience collective de la réalité capitaliste. Ces doutes n'ont pas empêché l'élaboration, toutefois, d'un concept de souffrance rendant possible une ouverture sur une résistance, elle-même reprise en main par la dialectique négative. Afin d'entendre cette dernière, il faut revenir sur la situation de la philosophie : le projet d'une réalisation de la raison a échoué, en théorie (Hegel) comme en pratique (Marx). La philosophie doit donc désormais se cantonner à une simple autocritique, sous la forme de la dialectique négative, parce que c'est la seule manière pour elle de rester fidèle à son propre projet. Cette déroute de Hegel, scellée par Marx, revient pourtant bien à prendre la philosophie de Hegel pour le véritable accomplissement de tout effort philosophique. Néanmoins, par différence avec la positive, la dialectique négative est libre des visées identifiantes. En un mot, il n'est pas inhérent à la dialectique d'avoir une tendance à l'achèvement, même si la dialectique matérialiste a suivi le même chemin que la dialectique idéaliste. La dialectique négative modifie en revanche le rapport à l'objet et au sujet. Du point de vue de l'objet, elle laisse toujours en dehors d'elle une réalité non comprise. Du point de vue du sujet, ce dernier ne peut plus se comprendre comme le centre du réel. Il doit aussi apprendre à s'appréhender d'un point de vue extérieur. Ce décentrement néanmoins rehausse la valeur du sujet. Lorsque le sujet comprend qu'il n'est pas en mesure d'appréhender rationnellement le réel, il acquiert une nouvelle naïveté dans la confiance en ses propres expériences.

Honneth insiste largement sur les travaux de Walter Benjamin dans lesquels il puise successivement des considérations sur la notion d'expérience et sur les rapports de la violence et du droit. Il relève les considérations critiques de l'écrivain et les synthétise en vue de mettre en évidence les articulations problématiques à partir desquelles il peut lui-même revenir sur son propre objet. Il en va de même pour les analyses concernant la contribution d'Alexander Mitscherlich à la théorie critique de la société et à la compréhension des pathologies sociales. De ce dernier auteur, Honneth retient d'emblée qu'il a fortement contribué à développer une psychologie sociale dont l'objet a été les modifications psychiques survenues dans la vie de l'individu et des masses sous le capitalisme. On lui doit en effet des travaux sur l'inhospitalité des villes, les résistances mentales des Allemands face au passé historique, la dynamique inconsciente de la formation des préjugés... Honneth en retient l'approche potentielle d'une vie publique émancipée soutenant un Etat démocratique de droit. Emancipation cependant contrée par les effets psychiques du capitalisme que Honneth étudie par l'intermédiaire des travaux de Franz Neumann (la notion de crainte et d'angoisse décrivant alors les formes de politique qui empêchent les citoyens d'acquérir les facultés indispensables à la formation d'une volonté collective).

On lira avec profit le chapitre IX de l'ouvrage, portant sur l'âge de l'intellectuel normalisé. Il insiste sur la question des élites culturelles et sur les débordements des anciennes élites perdant désormais leur magistère devant les « nouveaux » intellectuels procédant de la généralisation de l'éducation et de l'expansion du secteur des médias, déclassant les anciennes élites de leur magistère et ouvrant à de nouveaux domaines d'expertise. Evidemment, ce propos n'est pas tenu de manière descriptive. La question est encore d'évaluer les conditions d'une critique sociale renouvelée à cette aune. C'est une manière de reprendre la question de l'intellectuel spécifique construite par Michel Foucault.

La partie entièrement consacrée à la psychanalyse est de facture plus classique, ses thèmes en sont de nos jours plus connus ou plus répandus. Qu'il s'agisse de la question de la « masse », de celle de la psychologie de masse (conçue à partir de Sigmund Freud), de la question de l'imitation dans le cadre de la masse (explicitée à partir d'Adorno) ou de celle de la consolation, l'idée est simplement de les englober en les raffinant dans cette théorie des pathologies sociales. 

Mais c'est aussi grâce à cette partie que l'ouvrage peut se clore sur la question de la justice. Le lien est simple : il passe par le double rapport entre individu et culture et entre individu et démocratie. Pour autant que la théorie critique ait décelé les pathologies sur lesquelles agir, il convient de préciser « au nom de quoi » et dans quel but. D'autant que, remarque Honneth d'emblée, un certain consensus existe autour de l'idée selon laquelle les principes de la justice devraient être renvoyés à l'expression de la volonté commune de tous les citoyens de s'accorder réciproquement les mêmes libertés subjectives d'action. Or, non seulement cette proposition est abstraite, mais elle se tient à l'intersection de deux ordres de considérations : justice sociale et autonomie individuelle y croisent l'idée d'une volonté commune qui ne se réalise que dans la coopération entre sujets. L'affranchissement de l'individu de toute tutelle extérieure étant un acquis historique de la modernité, il reste à savoir s'il définit bien la justice. On sait ce que la plupart font de ce principe, désormais réduit à la notion de liberté individuelle et à une perspective libérale. C'est non seulement de cela qu'il convient de discuter mais encore de l'effet de ces principes dans les relations interétatiques. Au demeurant, Honneth revient par ce biais sur la théorie de la reconnaissance