Un ouvrage qui, à travers l’œuvre de Houellebecq, dénonce les théories économiques, responsables d’une société devenue invivable pour l’homme.

* En hommage à Bernard Maris, tué le 7 janvier dans les bureaux de Charlie Hebdo, nous vous proposons le compte rendu de son dernier essai.

Rares sont les écrivains qui, de leur vivant, suscitent autant de passion et de curiosité que Michel Houellebecq. Son influence dépasse le champ strictement littéraire. Il suffit de considérer son actualité l’année dernière alors qu’il n’avait même pas sorti de nouveau roman. L’écrivain a eu le rôle principal dans deux films français : L’Enlèvement de Michel Houellebecq du réalisateur Guillaume Nicloux, Near Death Experience de Gustave Kervern et Benoît Delépine. Le chanteur Jean-Louis Aubert lui a consacré un album tiré d’un de ses recueils : Les parages du vide. Son roman Les particules élémentaires a été adapté au théâtre par le metteur en scène Julien Gosselin et a séduit la critique au festival d’Avignon. En ce début d’année, la parution de Soumission agite la sphère médiatique, parce que Houellebecq y invente une présidence de la République française qui émanerait d’un parti musulman.  

Une autre transformation de Michel Houellebecq nous est proposée par l’économiste Bernard Maris. Le titre de son essai Houellebecq économiste est une référence au tableau du personnage de La Carte et le Territoire (2010) intitulé Michel Houellebecq, écrivain.  

Bernard Maris pense qu’aucune étude sociologique ou psychologique ne rend compte du réel comme le roman. Et il distingue les œuvres de Houellebecq parce qu’il juge qu’il est « le premier à avoir mis en musique avec autant de talent cette guerre » qu’est la compétition économique.  

L’œuvre de l’auteur d’Extension du domaine de la lutte donne des armes nouvelles pour fustiger l’idéologie économique dominante – le néo-libéralisme, la mondialisation, le jeu de la concurrence libre et non faussée, la recherche de la croissance et du profit – et souligner combien l’économie est devenue une arme de destruction massive.

La suprématie des sciences économiques

Bernard Maris met en évidence le fait que les romans sont traversés par les discours économiques et font état des théories d’Alfred Marshall, Joseph Schumpeter, John Maynard Keynes, Karl Marx ou Thomas Robert Malthus. Le romancier mentionne effectivement ces économistes, pour les décrédibiliser. De la même manière, il rejette tous les philosophes modernes de Sartre à Foucault. Il inscrit en effet ses personnages dans une époque précise : les enfants de la classe moyenne, issus de la génération de mai 68. Ceux-ci ont cru qu’ils auraient une vie exaltante, portée par le progrès et les combats pour l’émancipation de l’individu. Mais la dérégulation n’a fait que déplacer son aliénation ; elle a même propagé la frustration dans la vie intime, concentrée chez Houellebecq à la vie sexuelle.  

L’écrivain écrit dans son premier roman Extension du domaine de la lutte, paru en 1994 : « Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont réduits à la masturbation et à la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. »

Le système capitaliste prône le plaisir immédiat, à travers la consommation. La communication fait sans arrêt entrer de nouveaux produits sur le marché, pour susciter de nouveaux besoins, et manipule le désir des personnes. Tous les aspects de la vie sont atteints ; personne n’a plus de compte à rendre à qui que ce soit, ni les parents envers leurs enfants, ni les patrons envers leurs salariés, ni les époux l’un envers l’autre. La communication s’adresse à chacun de façon individuelle et le coupe d’une certaine façon des anciennes structures. Ces structures font pourtant rempart à la brutalité de la société, aident à traverser les épreuves comme les deuils, les maladies, le chômage.   

Montesquieu pensait au XVIIIe siècle que, grâce au commerce et aux échanges de biens, les peuples préserveraient la paix. Dès l’origine, l’Europe a été pensée en tant qu’union économique. Cette vision idéale du libéralisme est maintenant remise en question. La compétition s’est exacerbée et les écarts se creusent de plus en plus entre un petit nombre de possédants et les autres.

Bernard Maris incrimine l’ensemble de la science économique qu’il accuse d’être responsable de la violence du monde contemporain. Que la pensée économique ait pu être dévoyée par des capitalistes avides ne rentre pas en considération.

Un travail laminant

Les héros de Houellebecq sont des gens qui travaillent, en entreprise, en laboratoire de recherche, à l’éducation nationale, dans le show business, dans une production artistique… Dans une société qui valorise le profit et l’image, le travail perd son sens. Les savoir-faire disparaissent parce qu’ils sont délocalisés dans des pays où la main d’œuvre est moins chère. Nous ne comprenons plus les objets ou la technique du monde qui nous entourent. Ainsi Bruno dans Les particules élémentaires reconnait-il : « Je suis incapable d’élever des porcs. Je n’ai aucune notion sur la fabrication des saucisses, des fourchettes ou des téléphones portables. Tous ces objets qui m’entourent, que j’utilise ou que je dévore, je suis incapable de les produire ; je ne suis même pas capable de comprendre leur processus de production. Si l’industrie devait s’arrêter, si les ingénieurs et techniciens spécialisés venaient à disparaître, je serais incapable d’assurer le moindre démarrage. Placé en dehors du complexe économique-industriel, je ne serais même pas en mesure d’assurer ma propre survie. » Le héros est enseignant de lettres modernes, une profession qui, à ses yeux, n’a plus aucun prestige, aucune valeur.  

L’artiste de La Carte et le Territoire qui travaille seul, dans une recherche désintéressée va s’attacher à témoigner des métiers ou de l’ingéniosité humaine à travers ses outils.  

La croissance est censée être soutenue par le principe de « destruction créatrice » de Schumpeter, c'est-à-dire que pour maintenir ses marges, l’entreprise a sans cesse besoin de se démarquer de la concurrence, en proposant un produit, une fonctionnalité ou un design nouveau. Des entreprises meurent et d’autres se créent parce que les technologies, les besoins et les techniques évoluent. Refuser d’innover, c’est faire face un jour à la concurrence qui fera baisser les prix donc les marges, et perdre les clients qui achèteront les nouveautés. Cela signifie que « l’agent économique » évolue dans un univers instable, qu’il ne peut pas s’attacher à un lieu, un produit ou une marque. Il ne maitrise rien, il subit « l’obsolescence programmée » et il est déplacé en fonction des besoins de l’entreprise, à l’image d’Olga dans La Carte et le Territoire : « C’était une mutation qu’elle ne pouvait en aucun cas refuser, aux yeux de la direction générale un refus aurait été non seulement incompréhensible mais même criminel, un cadre d’un certain niveau n’a pas seulement des obligations par rapport à l’entreprise mais aussi par rapport à lui-même, il se doit de soigner et de chérir sa carrière comme le Christ le fait pour l’Eglise, ou l’épouse pour son époux. »

Soumis à des déplacements répétés, isolés dans des pays ou des villes qu’ils ne connaissent pas, ils sont expropriés de leur vie. La mutation d’Olga en Russie met fin à sa relation avec Jed qui ne la suit pas.  

Bernard Maris dénonce l’antienne économique dominante qui conduit l’homme à entrer en lutte pour sa survie psychique. Il reprend un discours que l’on trouve parmi les économistes marxistes et ceux qui pointent le danger écologique et les responsabilités de transmettre une économique saine et raisonnée aux générations futures. Il faut reconnaître qu’ils n’ont pas beaucoup d’échos dans les médias dominants ou auprès des gouvernements. Il est probable que Maris se soit servi, justement de la notoriété de Houellebecq pour s’adresser à un public plus vaste. Il conclut : « Houellebecq économiste était un sourire, bien sûr un sourire pour dévoiler la triste morale et la forte poigne dissimulées sous les oripeaux d’une science. Car il n’y a pas de science économique, il y a de la souffrance masquée sous de l’offre et de la demande, autrement dit de la poésie et de la compassion constamment laminées par le talon de fer du marché – marché des biens, du travail, du sexe. »

Un sourire : il faut donc relativiser son propos. Houellebecq n’est pas le seul à situer ses romans sous la règle du néolibéralisme. Eric Reinhardt par exemple illustre à sa manière les dégâts causés par un travail aliénant, une stratégie de maximisation du plaisir sexuel sur le modèle de la maximisation des bénéfices, dans Le moral des ménages ou Le système Victoria.

Et après le succès de l’économiste Thomas Piketty pour Le Capital au XXIe, le prix Nobel attribué à Jean Tirole, nous n’allons pas douter qu’il y ait une science économique, qui se porte bien. (Il est intéressant de se rappeler que Piketty utilise Balzac et Austen pour étudier l’importance du capital au fil des siècles.)

Ce qu’il faut bien voir, c’est que Houellebecq nous décrit une humanité malade, à la dérive. Habituée des antidépresseurs et des séjours en hôpital psychiatrique. Les gens sentent qu’ils n’ont plus leur place : ils se suicident parce qu’ils se sentent dépassés, trop vieux, inutiles. D’autres développent des cancers et meurent avant la fin des romans. Pas de quoi sourire.  

Le sexe a trahi

Le sexe, dans les romans de Houellebecq, se réduit à la consommation, la recherche de plaisirs toujours plus vifs. Les rapports entre les hommes et les femmes sont vus uniquement sous cet angle. La femme est un objet de plaisir, elle n’existe qu’à condition de répondre aux bons critères physiques : jeune, mince, avec des seins. Ces femmes vont rechercher des hommes sûrs de leur pouvoir ou de leur virilité. Quel est ce désir, qui sans contrôle, conduirait au retour du règne animal ? N’avons-nous plus de langage ? C’est peut-être dans cette direction qu’il faut maintenant aller. Qu’a produit le délire néo libéral sur la langue, structure de la pensée ?  

Le lexique économique s’est immiscé dans notre manière de penser et de vivre avec les autres : citons des verbes comme rentabiliser, investir, gérer, qu’on emploie à tout bout de champ. C'est une véritable colonisation d’une partie de nos affects. Nous retrouvons dans le style de Houellebecq les emprunts, la neutralité, la platitude du discours économique, qui signifient un nouvel imaginaire. Il aurait pris la place de l’imaginaire religieux, courtois, politique. Le langage a opéré un nouveau glissement qui frappe d’obsolescence la poésie ou le discours amoureux. Houellebecq en vient à prévoir la fin du roman. Dans Extension du domaine de la lutte, il réfléchit : « Cet effacement progressif des relations humaines n’est pas sans poser certains problèmes au roman. Comment en effet entreprendrait-on la narration de ces passions fougueuses, s’étalant sur plusieurs années, faisant parfois sentir leurs effets sur plusieurs générations ? Nous sommes loin des Hauts du Hurlevent ». Et dans La Carte et le Territoire, il met en scène son propre assassinat, et son héros constate avec satisfaction, que « le chauffe-eau a survécu à Houellebecq », ce chauffe-eau qui marquait des signes de fatigue au premier chapitre et qu’un plombier croate avait su réparer. C’est dans ce genre de trait de dérision qu’on pardonne finalement à Houellebecq son mal de vivre.  

Se référer à Houellebecq, c’est certes prouver que le monde actuel est barbare, mais c’est aussi n’envisager qu’une résignation mortifère, et une menace recommencée pour la condition des femmes, alors qu’un autre monde contemporain existe avec des gens debout, combatifs, qui réfléchissent à l’intérêt général. Nous suivons alors les aspirations de Guy Hocquenghem, René Schérer dans L’âme atomique : « Nous voudrions pratiquer un écart, ménager une respiration, un appel d’air, dans ce monde crispé, que l’effort de vouloir se montrer sain, compétitif, recroqueville. »