Parce qu'il ne sait rien de ses origines italiennes, Christophe Grossi fabrique de faux souvenirs face au vertige de l'oubli : 480 fragments comme des cordes au-dessus du vide, avec l'Italie dans le dos.

*Ce livre est publié avec le soutien du Centre National du Livre. 

En feuilletant Ricordi, le lecteur fait « acte de mémoire » : la forme du texte le dispose à inscrire le livre dans la lignée de Joe Brainard (I remember) et de Georges Pérec qui inventa la succession numérotée des 480 « Je me souviens ». Pourtant, dans cette apparente filiation littéraire, Christophe Grossi opère de nombreux déboîtements.

L'auteur embarque le lecteur dans une quête faussement perecquienne et « nous balade en évoquant l'Italie et ses aïeux », comme avertit Arno Bertina dans la prière d'insérer. Alors que Perec consigne quelques décennies plus tard des souvenirs s'échelonnant entre sa dixième et sa vingt-cinquième année, Christophe Grossi rapporte des ricordi d'une Italie qu'il n'a pas vécue puisque celle des années 40-60 racontée dans le livre précède largement la naissance de l'auteur. Il n'y a pas non plus dans l'œuvre l'ambition de reconstituer la vérité des souvenirs familiaux. Si la période choisie est celle de ses aïeux, les ricordi évoqués ne sont pas non plus ceux de sa famille. Aucune tentative de tracer une quelconque chronologie. Les ricordi ne suivent pas la ligne du temps ni de progression thématique. Plusieurs fils s'entremêlent. La première dizaine de fragments nous emmène aussi bien à Turin que dans la région des Langhe, évoquant tout à la fois la grammaire fasciste, Rossellini, Fiat ou la Rai, entre oubli et bégaiement. C'est à se demander si les ricordi sont même des souvenirs. Christophe Grossi a construit son œuvre sur la force de ces paradoxes.

« 469. Mi ricordo
que j'ai commencé à écrire Mi ricordo non pas pour me souvenir mais parce que j'ai déjà tout oublié. »

Dans Ricordi, la mémoire n'existe pas. Elle est considérée sur le mode de la perte. Quand le narrateur la présente comme « trouée », il semble moins vouloir en esquisser la matière que signifier le vide. La mémoire est ce que l'on a oublié. A parcourir l'index, le terme « souvenir » lui est même donné en équivalence entre parenthèses. Difficile pourtant de penser cette mémoire comme la somme des souvenirs, quand le mot-clé « oubli » lie les deux termes par des entrées communes. Le mot « souvenirs », quant à lui, ne se laisse pas saisir davantage. Ceux-ci sont à la fois lutte contre l'absence, éléments instables et complices de toutes les illusions, l'illusion de l'oubli tout comme celle qui consisterait à prétendre se souvenir de tout.

La poésie de Ricordi se trouve dans la manière d'envisager la mémoire et de figurer les souvenirs. Christophe Grossi intègre le manque comme une donnée constitutive de la mémoire et pousse alors la dynamique du vide jusqu'à son paroxysme : puisqu'il n'y a rien, alors tout est possible. Ricordi commence et puise son existence dans l'oubli. Le souvenir c'est ce que l'on peut raconter, c'est une histoire, le temps de la fiction. Non-dits et silences sur les origines déclenchent une quête de ce qui pourrait faire souvenir tout autant de comment faire souvenir. « Ici, Mi ricordo ne veut pas dire ‘Je me souviens’ mais ‘Je se souvient’ et ‘j'imagine des souvenirs’ »   . L'écriture est cette « pratique de faussaire » qui permet d'inventer des souvenirs.

Entonnant chaque fragment, Mi ricordo confère aux 480 fragments l'illusion d'une harmonie, venant comme en respiration donner à l'ensemble une même origine. Or Mi ricordo est la voix impossible : parce qu'au début de tout sans être impérative, le lecteur peut l'ignorer à sa guise en choisissant de passer directement d'un ricordo à l'autre, parce qu'elle fait face en boucle à un blanc typographique, au vide, parce qu'elle masque un « je » dans une langue jamais parlée par l'auteur. Mi ricordo est le prélude à toutes les contrefaçons.

Habillés d'une langue étrangère, pourtant familière sans être maternelle, les ricordi sont des réalités traduites : images et sentiments transposés dans une écriture. L'Italie des années 40-60 est ici fabriquée de personnages, d'événements, de scènes et situations qui ont été extraits de la littérature, du cinéma, des journaux et de travaux photographiques. Le souvenir est ce qui est choisi au présent d'un passé non assigné. « Je se souvient » non pas à partir d'images ou de textes mais dans ceux-ci mêmes, par la sensibilité des regards portés par l'auteur : une photographie de mineurs prise par Patellani et c'est l'œil qui voit sortir les 237 corps morts de la mine de Marcinelle après l'explosion, un roman de Fenoglio et c'est une amitié avec le poète qui se tisse dans les collines, un article sur les concours de beauté et le narrateur prend place parmi le jury dont le regard s'attarde sur les courbes des candidates. Ricordi accorde une grande place à ces femmes devenues actrices qui ont redressé le pays avec autant de vigueur que les mesures économiques et les succès de Fiat ou de la RAI. Ainsi s'entremêlent l'Italie de Mussolini et des partisans, celle des bordels, du cinéma et de la littérature, l'Italie des mineurs et des autres émigrés, de la vie au pied des collines ou dans les villes qui saignent. Et des histoires plus quotidiennes aussi, faites d'amours et d'amitiés, de désir, de regrets et d'oublis. Toutes ces vies anonymes et détournées en fils tendus de manière à ce qu'ils puissent vibrer en résonance les uns des autres.

Ricordi est un je(u) de construction paradoxale qui procède sur le mode de l'effacement. Le narrateur se cache dans la langue, derrière la prolifération des pronoms indéterminés semble résonner un « je » qui pourrait être à la fois lui et nous. Malgré tout, sa voix porte bien autrement quand elle raconte l'absence qui désoriente et la quête de celui « invité à refaire tout un voyage dans l'autre sens (imprévu, imprévisible, invisible) dans l'autre sens, depuis le lieu du vertige »   . Ce vide où rôde une Italie fantomatique, venant hanter l'esprit de celui qui ne sait pas et qui cherche, et donc le livre. A onze reprises, la formule « il la croisait partout » traverse les ricordi, à intervalles irréguliers de plus en plus serrés, comme une obsession irrésistible cette nécessité d'écriture. Seuls cinq fragments tardifs révèlent discrètement un « je » écrit dans la langue maternelle : des ricordi qui parlent d'eux-mêmes, sorte de métadiscours sur l'œuvre. De la même façon que « Je est un autre », l'autre est ici multiple.

Ricordi est une création littéraire labyrinthique dont les galeries s'étendent sur le papier et le numérique. A côté de l'œuvre finale, dont l'éditeur François-Marie Deyrolle à L'Atelier contemporain a pris soin de faire un bel objet, existe simultanément sur Twitter une sorte de manuscrit d'étape. Christophe Grossi a utilisé les cent quarante caractères du tweet comme une contrainte quasi-oulipienne pour travailler son texte à l'os. Le manuscrit était à l'origine un roman de cent cinquante pages, intitulé La fin des vertiges, l'histoire d'un personnage partant en Italie sur les traces de sa filiation perdue. Insatisfait de la forme, l'auteur a désossé le texte jusqu'à n'en garder que le squelette : une centaine de phrases dont il a affiné le rythme et les sonorités sur Twitter par condensation. Sur le compte anonyme @_ricordi sont donc toujours visibles les 480 fragments publiés pendant près d'un an, avant d'être retravaillés hors ligne en vue de l'édition. Le fil des tweets n'est pas le livre, certains fragments ont disparus, d'autres ont été ajoutés, de nombreux modifiés. Mais il laisse apparaître le mouvement d'écriture qui a précédé la publication : les thèmes qui traversent l'œuvre, les analogies, une présence plus forte du narrateur, la récurrence de certaines formules narratives. Ricordi existe aussi partiellement sur Facebook, révélant d'autres galeries : le profil Ricordi à L'Atelier contemporain regroupe sous forme de feuilleton les images, sons, vidéos et extraits de films qui ont nourri l'écriture de l'œuvre.

Le livre papier conserve cette construction en dédales, offrant ainsi plusieurs chemins de lecture. La lecture linéaire se présente comme la première, par habitude mais aussi parce qu'elle permet de suivre le mouvement qui a présidé à l'agencement des différents fragments. Libre ensuite au lecteur de faire varier les plaisirs. La place occupée par le vide dans la mise en page crée un jeu (mécanique) entre les fragments. Un lecteur un peu joueur pourra y voir là une invitation poétique à prendre le narrateur au mot en imaginant à son tour « des échafaudages puérils (comme) moyen de participer activement à l'histoire qu'on a oublié de nous raconter »   . Celle que l'auteur n'avait peut-être pas prévue et qui rappelle qu'un livre existe par les lectures qui en sont faites. Ainsi prendre une page au hasard, lire un fragment et se laisser porter par les résonances, en filature des autres.

L'index de neuf pages est une œuvre dans l'œuvre. L'auteur, qui cultive une passion pour les mots-clés, en livre ici un peu plus de 630 comme autant d'entrées dans le texte. Il est possible ainsi de suivre une thématique, un personnage, de ne sélectionner que les mots-clés à une entrée ou encore de procéder par série. Dessiner, par exemple, un chemin au travers des ricordi par les verbes : quand Mi ricordo pourrait alors vouloir dire aimer, arpenter, avouer, basculer, boire, courir, écrire, fictionner, fumer, partir, penser, raconter, tomber, trahir, vivre.

Le lecteur peut aussi entrer dans l'œuvre (l'aborder ou y revenir) par les dessins originaux de Daniel Schlier. D'après sa lecture du livre, Daniel Schlier a travaillé sur, autour et pour les ricordi. Les cinq diptyques révèlent un univers qui tout à la fois prolonge l'écriture et s'en détache. Il est ainsi intéressant de voir que, d'un côté, l'artiste a réagi à ces ricordi très peuplés par le tracé de visages, masques, statues et corps et que, d'un autre côté, il renforce la tension ressentie pour parler d'« une Italie dure et souffrante sous la douceur de la dolce vita des années 50-60 »   .

Ricordi est une prose poétique, écriture au-dessus du vide. Face à cette mémoire impossible, depuis ce lieu du vertige qui fait perdre pied, tout contact avec le sol et le fil du temps, l'écriture de Ricordi s'élève en art de fabriquer des cordes. Les 480 fragments sont des souvenirs filés à partir d'une matière d'images et de textes tordus et tressés ensembles. Des ricordi comme autant de fils tendus pour se jouer du vertige et éviter la chute. De filature en filiation, Christophe Grossi assure une transmission qui se fait dans l'absence : le livre encorde un présent, d'un homme à ses aïeux et d'un père à son fils. En écho de René Char, les ricordi s'affirment en « héritage précédé d'aucun testament »