Les Tyrannicides d’Athènes, ou l'éternel présent des statues.

Vincent Azoulay entreprend ici une œuvre originale : étudier la statuaire grecque en s’inspirant des méthodes de la micro-histoire et de l’anthropologie culturelle, afin d’écrire une sorte de biographie des statues   , en utilisant une grande variété de sources.

Les sculptures des Tyrannicides sont un groupe statuaire particulier, érigé une première fois entre la fin du VIe siècle et le début du Ve siècle, pour commémorer la mémoire de deux hommes, Harmodios et Aristogiton, qui ont assassiné en 514 le prince Hipparque, frère du tyran Hippias d’Athènes, ouvrant ainsi la voie plus ou moins légendaire à la fondation de la « démocratie » par Clisthène. La célébrité, littéraire comme iconographique, des Tyrannicides et de leur représentation, donne lieu à de multiples références au cours de l’époque classique et hellénistique. En deux temps, l’ouvrage de V. Azoulay propose une fine réflexion méthodologique sur les apports d’une étude des statues pour l’historien, puis une interprétation de l’évolution de leurs significations au fil des siècles.

Plusieurs éléments sont avancés pour repenser l’étude de la statuaire, loin du cloisonnement entre histoire et histoire de l’art. Cet ouvrage se veut une réflexion sur la possibilité d’utiliser l’étude des œuvres d’art pour penser le politique, en sortant d’une perspective stylistique trop exclusive. Ainsi, cette étude permet de montrer comment la cité athénienne ménage une place au conflit, dans son centre monumental, via ce groupe. L’auteur propose également de sortir d’une lecture trop simple de la réception des œuvres : la difficulté à déterminer un unique sens à donner au groupe « invite donc à mettre un peu de désordre dans une histoire de l’art prompte à transformer une jungle luxuriante en un jardin à la française, aux allées tirées au cordeau. »  

Il s’agit aussi de voir en quoi ces statues ne reflètent pas simplement les évolutions politiques athéniennes, mais contribuent à façonner la culture politique des Athéniens : l’auteur parle du « pouvoir des statues », dans la lignée des travaux de M. Foucault sur les monuments   . L’assassinat des Tyrannicides devient en effet un symbole de la lutte contre la tyrannie, pour les Athéniens, puis pour l’ensemble du monde grec ou hellénophile. Cet événement suscite cependant des lectures divergentes, selon les époques ou les partis, et le groupe statuaire subit de ce fait des « resémantisations successives »   .

Après cette introduction dense, l’ouvrage procède ensuite de façon chronologique, en suivant la métaphore biographique : la première partie s’intitule ainsi « Naissances et crises de croissance », la seconde « L’âge de raison ».

Un monument contesté et outragé dans l’Athènes archaïque et classique

La première partie suit les statues de la fin du VIe siècle au IVe siècle. Le premier groupe statuaire, érigé dans les années 510, suscite alors de nombreux détournements : il n’y a pas d’unanimité sur la signification à donner à l’événement commémoré. Certains citoyens se moquent même, en chansons par exemple, des Tyrannicides, estimant qu’ils ont agi pour des motifs amoureux et non pour la liberté. L’outrage tient un rôle important dans l’histoire des statues : «  A plusieurs moments cruciaux, l’insulte stimula la croissance du monument, en déclenchant une sorte de réaction de défense immunitaire. »   C’est ainsi l’enlèvement du groupe originel par les Perses, pendant les Guerres Médiques, qui va leur donner une signification élargie et une grande importance pour la cité. Un second groupe statuaire est érigé en 477/476 : V. Azoulay propose là une intéressante reconstitution, hypothétique, de l’emplacement exact du groupe, et de la façon dont il pouvait être perçu par les citoyens athéniens. A côté de la matérialité des statues elles-mêmes, un corpus de vases figurés, sur lesquels on peut reconnaître les Tyrannicides, ou en tout cas une reprise de leurs postures, permet également de questionner la place de ce récit dans les moments de banquets.

Malgré le manque de sources, V. Azoulay suit ensuite les pérégrinations des tyrannicides de pierre au travers la révolution oligarchique de 411 av. J.-C. et le « régime des Quatre-Cent » qui se met en place à la suite de la défaite d’Athènes contre Sparte au terme de la guerre du Péloponnèse : « C’est l’histoire d’un silence documentaire qu’il s’agit ici d’écrire »   . V. Azoulay pense que le groupe a reçu une importance renouvelée avec le retour de la démocratie après les épisodes oligarchiques qui marquent la fin du Ve siècle, tous les citoyens athéniens étant presque assimilés à des tyrannicides potentiels dans un décret de 410. Le même type de phénomène se produit en effet après la tyrannie des Trente, à la fin du Ve siècle. Mais des attaques contre le groupe et la mémoire des tyrannicides restent virulentes au IVe siècle, provenant d’adversaires de la démocratie, ce qui montre bien « en creux [son] aura toujours plus vive »   .

Vers une patrimonialisation  des Tyrannicides à partir de l’époque hellénistique ?

La seconde partie de la « biographie » des héros de pierre examine une forme de « normalisation » du groupe statuaire, qui perd son statut exceptionnel, jusqu’à faire partie des statues grecques copiées pour orner les villas romaines de Campanie, mais qui reste « une formidable machine à déclencher des discours, tantôt louangeurs, tantôt sarcastiques, mais jamais apaisés »   .

V. Azoulay présente ainsi plusieurs exemples de reprise du motif iconographique des Tyrannicides : le trône « Elgin », érigé à Athènes autour de 300 av. n. è. à des fins qui demeurent incertaines, et la stèle funéraire en l’honneur de Dexiléos, mort au combat contre Sparte en 394/393. Là encore, l’analyse iconographique et textuelle est complétée par une étude topographique de l’emplacement des vestiges en lien avec le lieu du monument des Tyrannycides.

La défaite des Grecs coalisés contre Philippe de Macédoine à Chéronée en 338 av. J.-C., qui scelle la pleine domination macédonienne en Grèce, marque une modification de la pratique honorifique. Des statues en l’honneur de souverains hellénistique sont érigées à côté des Tyrannicides, et le retour vers 324 av. J.-C. du groupe originel permet à l’auteur d’étudier les « jeux de miroir » créés par la juxtaposition du groupe des Tyrannicides avec d’autres statues honorifiques. Mais ce retour est avant tout une faveur des souverains macédoniens, qui semble aussi souligner le fait que les Athéniens ne sont plus entièrement maîtres chez eux.

A l’époque romaine, les Tyrannicides vont être utilisés par les généraux romains, avec l’installation d’une copie en marbre du groupe statuaire sur le capitole de Rome, attribuée par V. Azoulay à Sylla qui, quelques années avant César, fut le premier à ressusciter une magistrature exceptionnelle : la « dictature ». Brutus et Cassius, assassins de César devenu à son tour « dictateur », mais cette fois à vie, seront aussi célébrés en Grèce comme Tyrannicides.

Johann Chapoutot l’a rappelé avec insistance : la réception de l’Antiquité, loin de se borner à l’Antiquité elle-même, a traversé les siècles pour vivre un nouveau et terrible moment de gloire au XXe siècle   . Dans un dernier chapitre, Vincent Azoulay en donne un exemple remarquable en évoquant la redécouverte du groupe à partir du XVIII e siècle, et l’utilisation de leur iconographie par le régime nazi dans un défilé de 1937, ou dans la statuaire soviétique