Quelle place les bibliothèques occupent-elles, quel rôle jouent-elles dans la fiction romanesque ? C’est à cette question que cet essai sensible et érudit s’attache, au risque d’idéaliser ce lieu.

Dans Le Roman de la bibliothèque, Daniel Ménager, spécialiste de la littérature du XVIe siècle, délaisse un peu son domaine pour se consacrer à l’étude d’un « lieu idéal : celui de la lecture ». Comme il le souligne, il sera moins question des bibliothèques de lecture publique que des bibliothèques de particuliers, dans la mesure où elles jouent un rôle central dans l’intrigue des récits dans lesquels elles figurent. Il s’agit donc d’étudier comment ces « lieux intimes » contribuent à la narration, quelle est leur symbolique, mais en récusant d’avance toute étude trop systématique. L’auteur, soucieux de conserver la diversité des auteurs et des genres (romans ou récits autobiographiques), mêle les dates et les époques. Il est aussi bien question de Stendhal que de Keyseling, d’Ann Radcliff que de Carlo Levi. Les auteurs contemporains ne sont pas négligés. Ils font même l’objet du dernier chapitre exclusivement consacré à trois d’entre eux : Umberto Eco, Heimito von Dorderer et Haruki Murakami.

Daniel Ménager élabore cette réflexion divagante selon des thématiques qui constituent autant de chapitres. Le troisième chapitre, par exemple, se donne comme thème « l’interdit ». On y retrouve le thème des lectures prohibées et, bien entendu, du désir auquel l’interdit donne immanquablement naissance. L’enfant ou l’adolescent sont souvent confrontés à des interdits et à une censure d’autant plus forte qu’elle émane de l’univers familial. À travers quelques références, l’auteur montre comment, dans de nombreux romans, ces interdits sont contrebalancés par la figure bienveillante de l’Onkel (l’oncle), comme disent les Allemands, qui, plus à l’aise avec l’adolescent, « donnera un accès paisible aux livres désirés et seulement entrevus ». La diversité des points de vue, la multiplication des exemples permettent de saisir la complexité des situations et des réactions. Les interdits ne sont pas nécessairement explicites, ils ne proviennent pas toujours non plus d’une figure parentale ou d’une autorité extérieure redoutée, comme le montre l’exemple de Partir avant le jour de Julien Green : « L’auteur de l’interdiction n’est autre que l’enfant lui-même, bourrelé de scrupules puritains. »

C’est tout l’intérêt de cet ouvrage que de montrer, à partir de ces thématiques, comment ce lieu impose des règles et les dérange aussitôt. Car la bibliothèque est à la fois un lieu clos qui incite à la rêverie ou à l’intimité et une ouverture sur des réalités inconnues, gênantes ou désirées. Elle renferme le monde et sa complexité en donnant l’illusion de le contenir et de le maîtriser mais en réalité il n’en est rien. Ce que montre le chapitre intitulé « Amour et bibliothèque » et qu’illustre la relation qui va se nouer, à la faveur d’une communauté de goûts et d’intérêts, entre Mathilde de la Mole et Julien Sorel, la jeune fille riche et le jeune homme pauvre : « Voilà ce qui rapproche les deux jeunes gens : la passion pour les livres, d’autant plus grande que le noble faubourg les condamne. »

Cet essai sur la littérature ne doit pas être pris pour un traité général et abstrait. L’auteur multiplie les références et les exemples comme pour prévenir à l’avance toute tentative de systématisation. Il ne cherche pas à imposer une unité factice ou à extraire une théorie globale et unificatrice. Au contraire, il souligne l’originalité, la volonté des auteurs cités d’échapper aux stéréotypes et aux clichés. Ce qui le conduit du reste à émettre des jugements parfois étonnants sur certains auteurs, comme sur Hermann Hesse qu’il juge « maniériste » ou sur Nabokov « indépassable ». Soucieux d’échapper à une quelconque systématicité objectivante, l’auteur en arrive à formuler des jugements étranges et contestables : « Aucune sociologie, écrit-il, ne pourra expliquer pourquoi les images de femmes hantent à ce point l’imaginaire de la bibliothèque. » On peut légitimement se demander si la sociologie s’intéresse à l’imaginaire ou à la réalité et si les fantasmes des auteurs exclusivement masculins sont un terrain d’étude pertinent. Y compris sur les bibliothèques.

C’est du reste cette variété un peu étourdissante de références disparates qui constitue à la fois l’intérêt et les limites de cet ouvrage. On passe d’un auteur à l’autre, d’un genre à un autre, d’une époque une autre, de façon parfois abrupte ou arbitraire. Le seul point commun est un élément assez ténu : un lieu présenté comme identique à travers les époques, alors qu’il n’a cessé de changer dans le temps et selon les lieux. Cela est frappant dans la dernière partie où la bibliothèque semble en fin de compte n’être rien de plus qu’un décor (luxueux de préférence) ou un prétexte pour évoquer des auteurs contemporains et qui semble, en définitive, consacrée à la nostalgie d’une époque révolue, celle où la richesse des bibliothèques privées signifiait l’existence d’une classe oisive, privilégiée et cultivée, qui, protégée par les murs et les livres, pouvait se retirer du monde et se mettre à l’abri de ses contingences et de ses dangers pour jouir de ses loisirs supérieurs. L’auteur aborde rarement le problème de cette hiérarchie qui fait de la bibliothèque le symbole même de l’aisance aristocratique ou bourgeoise sinon pour remarquer, au sujet de l’ouvrage de Carlo Levi, que « pas plus que le Christ, la culture n’est arrivée à Eboli, écrasée par la chaleur et la passivité ancestrale du mezzogiorno ». Comme si le destin des livres (vieux ouvrages de théologie du XVIIIe siècle) le chagrinait davantage que la situation des paysans qu’il évoque…

On a parfois du mal à adhérer à une vision aussi idéalisée de la bibliothèque et inversement à une forme de dédain envers la lecture publique, malgré ce qu’elle implique de volontariste : « Dans l’espace qu’il a consacré aux livres, leur propriétaire jouit d’une entière liberté. Il n’en va pas de même avec les institutions, malgré les facilités apportées depuis quelques décennies par l’accès libre. » Comme si les innovations en lecture publique se limitaient au libre accès ! Du reste, pour l’auteur, la fonction même de la bibliothèque est de procurer la quiétude pour une jouissance un peu narcissique de la supériorité de ses goûts et de ses préférences de lettré. On ose espérer que la lecture publique, les bibliothèques et les efforts que consentent les pouvoirs publics pour encourager la lecture, mais également la conservation de ces biens culturels, ont une vocation un peu moins individualiste