Apollinaire le considérait comme « l’esprit le plus libre qui ait encore existé » ; Bataille voyait en lui « un homme en un mot monstrueux, que la passion d’une liberté impossible possédait ». Deux siècles après sa mort, le marquis de Sade continue d’exercer une véritable fascination - une attirance mêlée d’effroi - sur ses lecteurs. Longtemps censuré puis réhabilité au XXe siècle, il est aujourd’hui considéré comme un écrivain essentiel de notre histoire littéraire : les célébrations du bicentenaire de sa mort le prouvent. Sade est sans nul doute un auteur reconnu, mais il n’en reste pas moins méconnu. De fait, subsiste aujourd’hui une vision par trop simpliste et clichée du libertinage, du sadisme et de la portée philosophique de son œuvre. Pour pallier ce manque, nous avons interrogé Michel Delon, professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’Université Paris IV-Sorbonne et commissaire de l’exposition Sade, un athée en amour , sur les rapports – plus complexes qu’il n’y paraît – que le divin marquis entretenait avec la tradition littéraire, la philosophie, et le libertinage, ainsi que sur la réception de son œuvre à notre époque.
Nonfiction : L’exposition Sade, un athée en amour entend débarrasser Sade « des préjugés et des lieux communs ». On a ainsi coutume de le voir comme un écrivain diamétralement opposé à la tradition de la littérature amoureuse, alors qu’il était en réalité un grand admirateur de Pétrarque. De quelle nature est le lien entre les deux auteurs et comment expliquer le renversement opéré par Sade dans son œuvre ?
Michel Delon : Sade a toute sa vie écrit dans un double style : il compose parallèlement des textes qui ne sont pas étrangers à la tradition courtoise (Aline et Valcour, Les Crimes de l’amour, les romans historiques de Charenton) et des textes qui en constituent la négation ou l’inversion (Justine, Juliette, La Philosophie dans le boudoir). Il édite les premiers en les signant et diffuse les seconds anonymement sous le manteau. Les pans diurne et nocturne de son œuvre renvoient l’un à l’autre, ils se complètent et ne prennent sens que l’un par rapport à l’autre.
En célébrant l’œuvre de Sade, ne risque-t-on pas de faire de l’écrivain un auteur à la mode et de réduire ainsi la dimension subversive et scandaleuse de son œuvre ? Pensez-vous qu’il existe dans l’œuvre de Sade quelque chose qui résistera à toute entreprise de normalisation ?
Georges Bataille déjà reprochait à la glorification de Sade par les surréalistes d’édulcorer la violence sadienne et d’en dissoudre le caractère unique. On peut distinguer la mise de Sade à la disposition du public et la lecture privée que celui-ci en fait. L’éditer, présenter dans une exposition des lettres et des documents, c’est permettre à chacun de se faire un jugement, c’est offrir des éléments pour replacer Sade dans son temps, pour éviter les anachronismes. L’accompagnement des textes ne doit pas en effet les aseptiser. La radicalité de son portrait d’une humanité qui s’autodétruit, d’une sexualité qui n’est que prédatrice demeure bouleversante et irréductible à toute normalisation.
On considère aujourd’hui les Cent vingt journées de Sodome comme une sorte de sommet dans l’œuvre de Sade – dans le sens où le mal s’y manifesterait de manière absolue – alors qu’il s’agit d’un des premiers romans de l’écrivain. Sade lui-même le présentait comme « le récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe ». Doit-on dès lors considérer ses autres romans comme des déclinaisons de cette œuvre « initiale » ? Autrement, comment qualifieriez-vous l’évolution de la pensée de Sade et de son rapport au mal au fil de son œuvre ?
Oui, Les Cent vingt journées de Sodome semblent un achèvement, une œuvre testamentaire et funèbre. Elles sont une exploration des limites du récit, les « s’inachèvent » : la première partie est développée, les suivantes réduites à l’état de plan, elles donnent le sentiment de s’éloigner, de se perdre dans l’impossibilité de formuler pareil délire agressif et destructeur. Elles suggèrent le dynamisme d’une imagination livrée à elle-même. Les œuvres suivantes développent des récits qui restent bloqués par Les Cent vingt journées de Sodome et mettent en place la dialectique de la scène et du discours, de la narration et de la dissertation philosophique. Il faudrait connaître Les Journées de Florbelle, que Sade compose à Charenton pour remplacer Les Cent vingt journées qu’il a laissées à la Bastille et qu’il croit irrémédiablement perdues. En fait ce sont ces Journées de Florbelle, qui ont été détruites et dont nous ne possédons plus qu’un cahier énigmatique. Il semble que Sade y ait abandonné la réduction à l’épure et à la liste, mais le jugement reste difficile.
Dans Le Principe de délicatesse, vous expliquez que Sade et Laclos explorent dans leur œuvre les limites du libertinage. Est-ce à dire qu’en poussant le libertinage à son point le plus extrême, ils finissent par en sortir ?
Le libertinage mondain dont Crébillon parfait la langue et le système suppose une euphémisation de la violence entre les sexes, un allègement de la domination entre les êtres. Laclos conserve la langue de Crébillon, mais exhibe la violence jusqu’à la destruction. Sade introduit le lexique de la pornographie dans la langue classique du libertinage et conduit la liberté à son inversion, la perte de la complicité entre les sexes, de tout jeu de séduction entre les amants. Mais en même temps, il les réintroduit par le battement entre textes avoués et textes désavoués. Il signe la fin d’une société aristocratique et perpétue la dynamique d’une parole du désir qui se heurte à l’impossibilité du « tout dire » qu’elle postule.
À une époque où la société semble intégrer – et donc cadrer – des pratiques sadomasochistes consensuelles, pensez-vous qu’il est encore possible de faire du corps le moteur d’un art proprement subversif ? Y a-t-il parmi les écrivains et artistes contemporains des héritiers potentiels de Sade ?
Des romanciers grands lecteurs de Sade comme Gabrielle Wittkop dans La Marchande d’enfants ou Jean-Baptiste Del Amo dans Une éducation libertine me semblent restituer aujourd’hui la force panique de certaines pages de Sade. C’est dans la fréquentation de ses œuvres, dans l’intimité entretenues avec elles qu’ils ont puisé la force de leurs évocations du corps travaillé par le désir et la violence
Sade un athée en amour, exposition à la Fondation Martin Bodmer, Genève/Cologny, du 6 décembre 2014 au 10 avril 2015.
Sade un athée en amour, catalogue sous la direction de Michel Delon, Albin Michel, 49 €