Christophe Guilluy propose un tableau antagoniste de la société française qui, malgré la pertinence de certaines analyses, s'avère schématique et outrancier.

Les personnes intéressées par les questions de géographie sociale de la France avaient beaucoup apprécié il y a dix ans le court ouvrage de Christophe Guilluy, Atlas des nouvelles fractures sociales en France   . Depuis quelques années, ce géographe a fait passer au second plan cette approche scientifique rigoureuse fondée sur l’analyse de données quantitatives diverses, souvent heureusement cartographiées, pour privilégier une position plus politique, et partant, plus polémique. Ainsi La France périphérique doit davantage être considéré comme un essai à forte tonalité pamphlétaire que comme un ouvrage scientifique. Il a d’ailleurs suscité de très nombreux débats, dans la presse, notamment de gauche, ou sur Internet. Son auteur a également été invité à développer ses propos dans de nombreux médias nationaux, preuve de l’intérêt de la thèse : un tableau antagoniste de la société française, entre dominants et dominés, « gagnants » et « perdants » pour adopter une terminologie actuelle, et sa traduction dans l’espace, le contraste entre des centres dynamiques et intégrateurs et des périphéries dominées et marginalisées à divers titres.

Le livre, bref, est organisé en sept chapitres qui n’ont que peu de liens les uns avec les autres. Il s’agit le plus souvent de mises au point thématiques. Le premier, « Les classes populaires à l’heure de la mondialisation », traite de la mise en évidence de ces classes populaires, rendues invisibles dans le débat public, notamment en raison de la persistance en la croyance de l’existence d’une classe moyenne numériquement dominante et plus ou moins homogène. Christophe Guilluy propose également de s’affranchir d’une vision dichotomique ancienne du territoire, entre espace urbain et espace rural. A cela il oppose une lecture centre/périphérie, reprenant là une approche devenue classique en géographie sociale depuis les années 1970 (travaux d’Alain Reynaud par exemple). Dans ce chapitre, la carte de l’INSEE (datant de 2010) du zonage de la France en aires urbaines est vivement critiquée : Christophe Guilluy dénonce une vision qui serait centrée sur les espaces métropolitains dominants et souligne fort justement la disparition même du mot « espace rural » dans cette classification des espaces. Même si les propos sont virulents dans leur forme, la réflexion s’avère percutante.

Le chapitre 2 porte sur « la France des fragilités sociales », versant de la France des métropoles. Un « indice des fragilités sociales », construit à partir du recensement général de la population de l’INSEE en 2010, est proposé et cartographié. La pertinence de celui-ci ne sera pas discutée ici.

Dans le chapitre 3, « La France des métropoles », sont présentées des évolutions sociales actuelles : recul affirmé - mais non étayé - du modèle républicain, polarisation sociale croissante, gentrification des quartiers centraux des grandes villes. L’auteur affirme également que les immigrés originaires d’Afrique (Maghreb et subsaharienne) seraient en fait, en raison de leur localisation préférentielle dans les grandes villes, des bénéficiaires de cette métropolisation : contrairement aux idées reçues, la politique de la ville aurait bel et bien fonctionné, permettant aux quartiers populaires de banlieues de servir de « sas » sociaux et non de « nasses » (terminologie utilisée par Laurent Davezies, avec lequel Christophe Guilluy a collaboré par ailleurs). Certes, les indicateurs y restent en permanence mauvais, mais c’est en raison d’une forte mobilité sociale, certains habitants quittant ces quartiers en ayant réussi une trajectoire sociale ascendante, tandis que d’autres y entrent. Si cette analyse est pertinente parce qu’elle a le mérite de souligner que des immigrés et leurs descendants ont pu connaître une amélioration de leur condition sociale, elle occulte le fait que nombre de ces personnes sont aussi localisées dans la France périphérique identifiée. On ne peut de manière schématique opposer une France des métropoles intégratrices où se concentreraient les immigrés et une France périphérique purement « blanche ».

Dans le bref chapitre « La France périphérique qui gronde », l’auteur évoque à la fois les plans sociaux, les territoires cibles de la politique de la ville, le vote Front national dans certains lieux et les « nouvelles ruralités » : on peine à saisir la démarche démonstrative car de multiples thèmes sont abordés qui chacun mériterait une analyse plus nuancée et approfondie. Qui plus est, l’accumulation de faits disparates ne saurait se transformer en une causalité unique. 

Le chapitre 5 suscite la controverse. A partir d’une approche politique et non plus spatiale, l’auteur évoque le déclin inéluctable des partis de gouvernement de droite comme de gauche, avant de proposer un populisme au sens propre. Selon lui, la « question identitaire » serait devenue centrale dans la société française, laquelle rejetterait le modèle politique du multiculturalisme et se tournerait donc en proportion forte vers le Front national. Il souligne combien la responsabilité des grands partis politiques de gouvernement est grande, lesquels se sont également emparés de cette question ces dernières années, de manière éminemment ambiguë et dangereuse.

Christophe Guilluy est par ailleurs convaincu d’une rupture irrémédiable entre des élites obtuses et un peuple confronté au quotidien à des difficultés économiques et à la cohabitation avec des populations immigrées. Il met en exergue la figure sociologique du « petit blanc » et ce faisant des classes populaires d’origine non étrangère qui se sentent marginalisées socialement.

Cette thématique culturaliste est reprise de manière plus convaincante dans le chapitre 6, dans lequel est contestée l’idéologie de la mobilité si fréquemment mise en avant : cette hypermobilité, qu’elle soit quotidienne (via le réseau TGV par exemple), résidentielle, voire internationale, ne correspond en réalité qu’à une classe sociale aisée et à l’aise dans le monde. Les classes populaires, au contraire, sont cantonnées à l’espace local de vie, lequel peut se transformer en « trappe à pauvreté » dans de très nombreuses régions françaises dans lesquelles l’économie est peu dynamique voire en crise. Christophe Guilluy signale avec justesse à quel point être propriétaire peut être un handicap et non une protection, contrairement à la vulgate commune. L’accent est également mis sur l’importance, positive cette fois, de l’ancrage local fondé sur des réseaux sociaux familiaux, amicaux et professionnels : les membres des classes populaires ne souhaitent pas et ne peuvent pas renoncer à ce « capital d’autochtonie ». Il observe ainsi une « France de l’immobilité » à la fois subie et partiellement désirée qui serait la France périphérique : si le propos est à nuancer, la critique de l’idéologie de la mobilité porte. Il s’agit d’un des passages du livre qui remet au centre des débats la question de la polarisation de la société entre élites ayant accès à de nombreuses facilités et classes populaires qui en sont largement à l’écart.

Le chapitre 7, « Le village », se révèle fort contrasté. L’auteur se laisse emporter dans des propos qui n’ont plus rien à voir avec son sujet : obsession de l’immigration, propos identitaires sur le conflit israélo-palestinien, considérations confuses sur le phénomène de minorité ou le malaise identitaire ressenti partout dans le monde par des groupes hétéroclites... Plus intéressante cependant est la fin du chapitre dans laquelle est traité le séparatisme géographique à l’œuvre en France selon Guilluy : France périphérique des « natifs », quartiers de logements sociaux des grandes villes avec une forte proportion de populations immigrées, et espaces aisés des métropoles. Mais cette tripartition est inexacte, tant la pauvreté se concentre par exemple en ville et à l’inverse tant la France périphérique est loin d’être une réserve de personnes exclues de la mondialisation et de la métropolisation, et peuplée d’autochtones invisibles. C’est également négliger la présence des immigrés et de leurs descendants dans la France périphérique, où ils sont, tout comme les « petits blancs », et même souvent davantage, frappés par le manque d’emploi. A force de vouloir trop forcer le réel au service d’une vision personnelle, l’analyse en devient erronée.

En définitive, le lecteur pourra trouver des analyses stimulantes, voire dérangeantes, mais éparses. Celles-ci méritent discussion et à ce titre, le livre présente un intérêt certain. Les élites économiques, mais aussi intellectuelles, qui le liront, comprendront peut-être mieux les ressorts du mécontentement vif d’une partie importante de la population française, du vote d’extrême-droite et les évolutions vers une société qui se voit - à tort ou à raison - comme plus clivée que durant les décennies précédentes. Mais il est regrettable que ces analyses ne soient que peu étayées et soient souvent exposées de manière schématique d’une part, et, surtout, soient formulées de manière pamphlétaire. La passion de l’auteur l’entraîne trop souvent dans des dérives outrancières, comme la haine des élites cosmopolites et de la grande ville, et la méfiance obsessionnelle envers l’immigration. Nonobstant, ce livre participe du retour dans le débat d’analyses marxisantes, qui remettent au centre la question des rapports antagonistes entre classes sociales, alors qu’ils sont si souvent éludés ou euphémisés. Il est alors dommage que Christophe Guilluy semble ne pas avoir tranché entre une analyse de la société fondée sur une structuration par les antagonismes sociaux, et une autre qui repose sur une structuration par la dimension identitaire et culturelle