Une plongée réussie dans la mise à distance narrative du stéréotype racial par huit séries sophistiquées qui prolongent la réflexion sur l’actualité du Salad bowl à l’américaine.

La richesse des travaux, des colloques et des ouvrages consacrés depuis près de dix ans aux séries télévisées permettent de faire définitivement sortir aujourd’hui ces objets médiatiques de leur période de probation universitaire. Les séries ont en effet longtemps divisé une partie des chercheurs français, autant par leur ambivalence de fond, entre conservatisme et subversion des discours comme des dispositifs, que par leurs emprunts formels synthétiques au cinéma et à la littérature sans cesse renouvelés.

L’ouvrage écrit par Olivier Esteves et Sébastien Lefait, respectivement spécialistes d’une approche comparée des traitements sociaux de la diversité et des représentations fictionnelles dans la culture anglo-américaine, se situe tout à fait à la jonction des deux époques de reconnaissance de ces objets de recherche par un panel interdisciplinaire de sciences humaines et sociales. Les auteurs se proposent ici d’étudier le traitement des stéréotypes raciaux par huit séries américaines récentes, parfois encore en cours de diffusion, et qui font preuve d’une liberté de ton et d’écriture, d’un apport innovant aux soixante ans d’histoire nationale de la fiction sérielle à la télévision.

On sent émerger d’emblée une réelle prudence dans le livre, un besoin de justification du corpus et d’une méthodologie privilégiant le versant de la production plutôt que celui de la réception, parfois difficile à accorder avec le choix radical des séries auscultées et l’institutionnalisation des pratiques culturelles liées à la fiction télévisée, qu’elle soit diffusée en direct ou librement programmée dans le temps par les spectateurs selon leur agenda ou les supports de lecture utilisés. L’absence des comédies récentes consacrées à la diversité, notamment aux rapports noir/blanc (comme Black-ish par exemple), de la sélection, apparaît ainsi comme un biais non négligeable à l’étude, tant ces dernières tentent justement, parfois aussi avec sophistication, de mettre à distance le stéréotype identitaire et communautaire, à l’opposé de leurs illustres aînées, autrement plus consensuelles sur ce point. Mais cette prudence ne vient en rien diminuer la portée des interprétations sociologiques faites par les auteurs, qui réussissent à restituer la complexité et la pluralité des points de vue défendus par les showrunners, et les scénaristes qui les accompagnent, tout en développant des allers-retours riches et pertinents avec le vocabulaire des Ethnic Studies, l’histoire de l’américanité et le sentiment communautaire aux Etats-Unis.

Quand la représentation médiatique agit sur le stéréotype

On ne peut reprocher aux séries américaines leur relatif défaut d’historicité tant elles semblent consacrées à la mise en relation des trajectoires sensibles et mythiques de la culture du pays (gangster, président, espion, flic, détenu, soldat…) avec les problématiques sociales, idéologiques et psychiatriques de la civilisation qu’elles traversent. Le vivre ensemble entre communautés dans un espace social ou urbain restreint constitue bien cependant un enjeu fondamental du déploiement des intrigues des séries autant qu’un sujet brûlant de la société américaine, exacerbé par des échos médiatiques aux événements récents plus ou moins violents qui questionnent la multiracialité aux Etats-Unis. Olivier Esteves et Sébastien Lefait prennent ainsi le temps d’extraire les contours et la naturalisation du stéréotype racial de huit épisodes-clés des séries retenues, et la dynamique que ces dernières entretiennent de manière plus générale avec la définition, la délimitation, voire la dénonciation de ce stéréotype à l’image.

L’exemple tiré de The Wire (Sur écoute, en français, épisode 5, saison 3) produite par la chaîne câblée HBO, qui constitue le premier chapitre du livre, est peut-être sur ce point le plus emblématique de la démarche des auteurs. En choisissant comme territoire un zoom panoramique sur une grande ville délabrée et parfois fantomatique, David Simon, l’auteur/créateur de la série, s’attaque à la fois à la désindustrialisation, facteur aggravant d’une ségrégation brutale, et à la lutte des classes sévissant dans une constellation de quartiers de centre-ville où vivent une majorité des populations noires. Les principaux protagonistes de la série se débrouillent au quotidien avec des existences perpétuellement déclassées, luttant pour leur survie, quitte à perdre tout sens moral dans la recherche effrénée d’une porte dérobée qui les ferait revenir coûte que coûte dans la partie sociale. L’examen de cette déroute donne lieu à la mise en lumière du phénomène de reformulation et d’amplification par les personnages noirs des préjugés et des stéréotypes sous-tendant les mentalités américaines.

Pour illustrer son propos, David Simon place sur une échelle de chantier un personnage blanc, en haut, rénovant un bâtiment, et un personnage noir, en bas, qui le menace. « Bubs », le personnage noir et junkie, rackette le blanc en lui demandant de lui lancer son portefeuille. Il est de mèche avec un ami, blanc lui aussi, qui viendra porter secours à l’ouvrier du bâtiment, récoltant à son tour quelques dollars pour son geste. La distribution des rôles s’est faite naturellement, Bubs insistant pour jouer au harceleur noir et pauvre afin que cela soit plus crédible pour la victime. The Wire nous donne ici à voir, entre autres, la persistance du déterminisme racial et la nécessaire révolution interne à opérer par les différents acteurs du jeu social pour essayer d’échapper à cette vague d’exploitation et de soumission co-construite.

Chaque exemple travaillé permet dès lors à l’ouvrage de développer en fin de chapitre une expression (le One-drop rule), un concept (l’Empowerment), ou un ensemble de thèses (Bonilla-Silva, Geertz, Sabbagh) venant compléter le propos liminaire et mettre en place une sociologie du fixe et du mouvant dans l’approche raciale des séries américaines, soulignant la difficile émancipation des places et des rôles sur l’échiquier de la représentation fictionnelle des minorités.

D’une impossible émancipation des rôles ?

En dehors d’Homeland, qui prône un revirement des mentalités par un piège narratif poussant les spectateurs à se désolidariser de l’assimilation : « Arabe et/ou musulman = terroriste », les séries américaines étudiées dans l’ouvrage cultivent avec plus ou moins de distance et de cynisme les stéréotypes raciaux courants, américains autant qu’occidentaux, ce qui s’inscrit avec d’autant plus de facilité dans la diffusion internationale de ces programmes. 

Si la recherche d’audiences n’est plus forcément une priorité pour les chaînes câblées, qui améliorent aussi leur réputation par la production de fictions hautement séduisantes, artistiquement ou, à l’inverse, polémiques dans l’ « effet de réel » qu’elles dessinent, les séries axent toutefois ou font résonner en priorité leurs intrigues autour de la crise contemporaine systémique de l’individu, du collectif et des institutions. Elles donnent ainsi la parole à des antihéros fatigués, blancs le plus souvent, aux prises avec une incommunicabilité culturelle chronique, et qui tentent avec plus ou moins de succès de se relever et d’affronter un avenir incertain. Tandis que l’émancipation féminine ou homosexuelle a donné lieu à l’installation de trajectoires fictionnelles positives récurrentes (voir là encore Mad Men, Orange is the new black ou The Good Wife, Faking it, Modern Family, Looking), celle des minorités se heurte encore souvent à l’écran à la seule formalisation des rôles, des jugements qui collent littéralement à la peau des personnages ou des archétypes ethniques visés.

De l’autre côté du spectre débuté par The Wire, les auteurs mettent ainsi en lumière l’instrumentalisation du stéréotype racial par les décideurs pour justifier des opinions (la peine de mort dans Oz) ou des actes qui les servent (le clientélisme ethnique dans Boss), renforcent leur puissance (le vrai-faux suffrage en prison d’Orange is the new black), leur apparence (la chirurgie esthétique pour blanchir les peaux et les identités dans Nip/Tuck), ou intégrant un folklore interrogeant le communautaire (le numéro de Blackface du riche publicitaire à sa future épouse). Ces stéréotypes se cumulent parfois pour accentuer l’aspect protecteur des communautés face au désengagement de l’Etat ou à l’illusion révélée du rêve américain, comme la tribalité « raisonnable » des détenues d’Orange is the new black. Ils servent a fortiori la cause individualiste lorsque les personnages issus des minorités utilisent les représentations collectivement partagées de leur identité pour accéder à plus de réussite individuelle (Bubs, encore). Il peut aussi exister le souhait, pour les minorités, de profiter à la fois du modèle américain de reconnaissance individuelle et du refuge communautaire, comme l’incarne si justement la série de David Chase, The Sopranos, avec la défense des intérêts italo-américains de tous et de chacun qui s’expose à longueur des 86 épisodes du programme.

A l’issue de la lecture de cet ouvrage nécessaire et efficace, on ne peut que souscrire aux vœux des auteurs pour une poursuite de l’étude sur l’enracinement médiatique des stéréotypes raciaux qui viendrait privilégier les réactions et les interrogations suscitées par les séries dans les discours des spectateurs. Le mélange déjà évoqué entre conformisme et critique qui compose ces objets fictionnels nécessite en effet des évocations concrètes et multiples pour enrichir un constat d’invariance ou d’évolution du stéréotype à l’écran et boucler la boucle entre l’art, la production, la technique, le format et ceux qui les traversent.