Quinze ans après Topsy Turvy (1999), le réalisateur britannique Mike Leigh revient au film historique et dresse, avec Mr Turner, le portrait mélancolique d’un grand artiste, et d'un homme moins grotesque qu’il n’y paraît au premier abord. L’incarnation très bestiale de J.M.W Turner par Timothy Spall, déjà vu chez Leigh dans Secrets et Mensonges, Topsy Turvy ou encore All or Nothing, contraste avec le traitement léché de la photographie et l’arc narratif délié et assez classique du film.

Il est vrai que le jeu tout en grognements de Spall et l’insistance du metteur en scène sur le contraste entre la verdeur du personnage et la pureté de son art pourraient assez rapidement agacer, en se faisant l’étendard d’un film-performance un peu prévisible. Or il n’en est rien, car passé le premier contact brutal avec l’homme-bête (rentrant chez lui après une séance de croquis en extérieur, Turner meugle des instructions à sa domestique, lui jette son manteau et se met à peindre, avant de la peloter brutalement lorsqu’elle lui apporte le thé), on découvre un personnage beaucoup plus sensible, à la fois drôle, renfrogné et insoumis. Ce Turner est de ceux qui ne prennent pas la peine de donner le change à un John Ruskin pourtant prolixe en éloges, préférant renvoyer celui-ci à son opinion sur le goût de la tarte aux myrtilles. Lorsqu’il tente de chantonner sur quelques notes de Purcell, ce peintre simiesque achève de nous paraître ridicule, mais dévoile en même temps une part d’humanité qui ne cessera plus de l’habiter. 

Le semi-mutisme du peintre limite cependant l’accès que l’on peut avoir à ses pensées, à son univers intérieur, et conduit le spectateur à s’en remettre, très cinématographiquement, à ce qu’il voit de lui. Dès lors, sa respiration porcine et ses marmonnements, qui le rapprochent d’un personnage grotesque de Victor Hugo (un Triboulet ou un Gwynplaine par exemple), sont doublés d’une grande finesse de jugement, d’une curiosité débordante pour la modernité (la locomotive à vapeur, la photographie etc.), et d’une persévérance remarquable dans le travail. Le portrait que dresse Leigh est celui d’un homme modeste, pétri de contradictions et coincé dans une Angleterre géorgienne impitoyable (dureté des conditions de vie comme de l’environnement social à l’académie). La maladie et le décès du père de Turner constituent en cela une véritable ligne de force du film et posent dramatiquement la fragilité de la vie, répondant à la mort de plusieurs petits enfants du peintre et à d’autres maladies et disparitions que Turner ignore royalement.

Le temps biographique choisi par le film (25 ans) empêche Mike Leigh de mettre en scène une trajectoire narrative claire, classiquement dramatique, et le conduit à privilégier une structure distendue, impressionniste, sans autre enjeu que le naufrage que l’on voit venir. Moins que l’histoire tragique d’un peintre moqué par son époque (la reine passant devant l’une de ses toiles la qualifie de “dirty yellow mess”), Mr Turner plante le combat d’un homme contre le temps et la maladie, et sa recherche d’une certaine transcendance dans l’art. Le film propose donc la longue chute d’un homme solitaire, qui concentre l’essentiel de sa force déclinante à retranscrire l’expérience de la nature et de la lumière sur une toile. A ce titre, si le travail esthétique du directeur de la photographie du film, Dick Pope, rend un très bel hommage à la luminosité des toiles de Turner, il demeure que les scènes de plein air restent assez brèves et, risquons le mot, illustratives : elles ne retranscrivent pas véritablement le rapport privilégié du peintre au paysage et la recherche de transcendance que le film suggère ailleurs. Pour mieux incarner cinématographiquement l’absolu que représente une scène de lever de soleil ou de tempête, et permettre ainsi au spectateur de ressentir l'impératif de création qui se pose à Turner, il eût sans doute fallu opter pour une mise en scène de l’espace plus habitée, comme on peut la trouver par exemple chez Terrence Malick, dans Les Moissons du Ciel ou Le Nouveau Monde. On retrouve heureusement ce travail d’incarnation du paysage dans les toiles elles-mêmes, qui perdent cependant les faveurs du public à mesure qu’elles se radicalisent : alors qu’il est reproché à Turner l’anachronisme et l’informité de ses marines, son art gagne en fait en abstraction et s’annonce déjà pré-impressionniste. 

Ainsi, plus que l’opposition entre un peintre grotesque et sa peinture sublime, il semble que c’est l’écart entre la souffrance du quotidien britannique et la transcendance de l’acte créatif qui structure la mise en scène du film. Le caractère grotesque de Turner n’est alors qu’un élément du mécanisme qui tend à confronter le spectateur au corps, à la maladie, à la fuite du temps et à la mort, et auquel Mike Leigh oppose l’espace, la lumière et le ciel. La clef est donnée dans le dernier souffle du peintre: “The sun is god”. Et Turner, dans son geste artistique, serait son prophète