Un brillant essai philosophique sur la notion de présent, lue chez Nietzsche et commentée pour notre temps.

L’ouvrage est à ranger parmi les « commentaires » avisés de la philosophie de Friedrich Nietzsche. Mais au lieu de proposer une nouvelle « dernière » et décisive analyse du corpus nietzschéen, l’auteur prend un axe spécifique, fort pertinent, pour le traverser : plutôt que d’en rester à la question de savoir si nous pouvons entendre aujourd’hui ce que dit Nietzsche, il se demande jusqu’où nous pouvons ou voulons l’entendre ! Voilà pourquoi finalement, l’ouvrage évite le commentaire technique de l’œuvre pour se consacrer à estimer l’étendue de son pouvoir de dire et éprouver notre volonté de la lire. L’évaluation est mise en œuvre à l’encontre de toutes les analyses de valorisation ou de dévalorisation de l’œuvre de Nietzsche.

L’auteur prolonge son propos en soulignant que la lecture de Nietzsche dresse devant nous une double exigence : un art de lire, indéfectiblement noué à un art de se connaître soi-même. Evaluer ce que nous sommes en lisant Nietzsche, tel est le parti pris à partir duquel l’auteur, ancien élève de l’ENS, philosophe, germaniste et musicologue, a donc conçu son parcours.

Le centre de la perspective est pris dans la triple expérience de Nietzsche : le dionysiaque, le monde comme volonté et représentation et la musique. Cette triple expérience, montre l’auteur dès l’ouverture du propos, a offert à Nietzsche une connaissance tragique de l’articulation entre l’instant et l’éternité. Et c’est à partir de là qu’il a conçu le projet d’appliquer la critique culturelle au présent du temps historique, en l’occurrence, le sien, au XIXe siècle. C’est ainsi que cette application du critère culturel comme instrument critique de l’histoire permet de revenir sur les grands thèmes de la philosophie de Nietzsche, mais aussi, subrepticement, sur les grands thèmes de notre propre époque, que l’auteur examine tout au long de l’ouvrage. Dès lors la musique de Wagner peut s’ajointer à l’analyse de la culture grecque pour faire comprendre ou plutôt susciter l’expérience d’un instant plein, d’un pur présent, porteur sans médiation d’une vision sans reste. En de belles pages ouvrant la première partie, l’auteur construit une synthèse de ces sollicitations de la pensée nietzschéenne concernant le temps, et le présent en particulier.

Le parcours de La Naissance de la tragédie confronté à celui des Inactuelles donne à comprendre, outre de nombreux éléments (le chœur dans la tragédie, le dithyrambe,…) que le lecteur habituel de Nietzsche peut avoir du mal à entendre, la constitution du type humain comme phénomène culturel, tel que le pense Nietzsche. C’est donc la question des rapports entre l’histoire et la vie qui vient en avant. Et l’auteur en reprend les contours en examinant les différents dosages entre la mémoire, l’oubli, la vie et l’histoire, dosages qui sont constitutifs des grandes figures historiques, chacune configurant son équilibre ou déséquilibre propre. Aussi longtemps que le rapport de la vie à l’histoire reste maîtrisé par la force plastique, demeure une relation normale, un lien juste. La connaissance du passé dans un rapport non excessif à la vie favorise l’action juste, elle sert le présent et prépare l’avenir. Mais il devient aussi nécessaire de commenter les trois modes de l’histoire (antiquaire, monumentale et critique). L’histoire monumentale, on s’en souvient, ultra sélective, ne cherchant à exalter que la grandeur passée, court le risque du fanatisme.

C’est d’ailleurs à partir de cette idée que l’auteur recadre son analyse par rapport à notre propre présent. Il confronte sans cesse la pensée de Nietzsche à celle des historiens du moment, embarquant dans son commentaire les travaux de Pierre Nora, mais aussi ceux des historiens du temps présent. Il achève ce dernier commentaire par un double parallèle entre Hannah Arendt et Nietzsche (à propos des rapports entre mémoire, histoire, puis action, fabrication et production), et entre Nietzsche et Karl Marx (dont le point commun aurait été leur regard sur les masses : ce qui les caractérise, c’est la séparation de leurs forces d’avec ce qu’elles peuvent).

Cela donne toute sa consistance à un ouvrage qui comporte trois niveaux de lecture : celui qui concerne l’analyse et la mise en perspective des textes de Nietzsche ; celui qui renvoie à l’actualisation de Nietzsche, puisque présent pour présent, l’auteur confronte celui du philosophe et le nôtre ; enfin celui plus dispersé, mais non moins fructueux des notes de l’ouvrage, lesquelles composent à elles seules un autre ouvrage, assez curieusement balancé entre références, ajouts, amplifications ou détours. Lire cette « partie » pour elle-même est tout à fait conseillé. L’ordonnancement de l’ensemble est classique : trois parties dont la première est consacrée au thème de l’inactualité (entre Grèce, présent et historicité) ; la deuxième se concentre sur la modernité, même si le terme n’étant pas très usité par Nietzsche, il demeure que toute sa construction s’ancre dans la détresse des modernes ; la troisième se penche sur l’éternité (le dernier homme donc). Rien de bien surprenant dans ce suivi. Pour autant, l’axe choisi par l’auteur donne une analyse assez foisonnante de la philosophie de Nietzsche et de notre rapport à elle (par son intermédiaire, évidemment).

Comment ne pas comprendre devant ces énoncés, que ce qui intéresse Nietzsche n’est pas tant de se contenter d’analyser le présent que d’en saisir les mensonges ? Ainsi en va-t-il d’un point sensible de notre propre époque : nous aurions une culture, nous serions les derniers dépositaires de tout le passé, et il suffirait de connaître et de vénérer tout ce passé pour que brille notre culture. Ceci pour ne rien dire de la manière dont Nietzsche traite ce que nous appelons la culture générale (celle des « demi-habiles », dit-il). Dès lors, comment penser une émancipation ? L’auteur de l’ouvrage entreprend ici une significative comparaison entre Nietzsche et Jacques Rancière (sur ce plan uniquement), ce qui lui permet d’ouvrir un nouveau chantier : celui de l’éducation et des rapports entre l’éducation et la jeunesse, selon Nietzsche. Ce chantier est suivi d’un autre consacré à la modernité. Dans les deux cas, ce sont les textes de Nietzsche qui sont mis en avant, mais aussi les allers et retours possibles avec notre temps. Ainsi, concernant l’éducation, l’auteur soulève toutes les questions des missions de l’éducation : transgression, composition, unification, ... pour rejoindre de nos jours les remarques d’Arendt (dont l’agencement des articles dans le volume La crise de la culture est symptomatique), puis de Guy Debord ou de Giorgio Agamben (ce ne sont pas les seuls cités, mais nous ne pouvons passer par toutes les arcanes des raisonnements). En ce qui concerne la modernité, l’auteur a raison de remarquer à la fois que Nietzsche se sert peu du terme, et que le terme a deux usages : adjectif et adjectif substantivé. De fait, en se concentrant sur le substantif, c’est toute la question du présent qui revient sur le devant de la scène. On sait comment Michel Foucault s’est saisi de ce flambeau.

Il est vrai à d’autres égards que Nietzsche reste résolument kantien sur certains points, notamment lorsqu’il affirme que l’en-soi est inconnaissable, et que la phénoménalité dépend des conditions a priori de la sensibilité. Mais chez lui la sensibilité est déjà une puissance active que l’homme tient de l’essence même de la vie, qui est appropriation, assimilation, création. C’est aussi à partir de ce point que Nietzsche élabore sa théorie du langage, exposée dans la Vérité au sens extra-moral. Le commentaire de Dorian Astor est fort juste sur ce plan : il glisse d’ailleurs du langage à la théorie de la raison, par traductions successives. Occasion est ainsi donnée de préciser certains points sur lesquels les lecteurs achoppent souvent : la différence entre la raison et le rationalisme (nouvelle forme de détresse de la modernité), le rapport entre la raison et l’imagination, la réduction de l’infinie multiplicité du monde à un principe moniste... Socrate n’est pas pour rien dans cette obligation de différencier les éléments, de telle sorte qu’une place soit faite à une philosophie qui ne préjuge rien contre le devenir et qui réfute l’Être, ce résultat tardif d’une parfaite rationalisation du monde. Ces propos ne vont pas sans mettre en question par avance les théories contemporaines, notamment celle de Jürgen Habermas concernant la modernité (que l’auteur confronte aussi à celle de Martin Heidegger), mais aussi celle de l’homme démocratique, simultanément, où le lecteur retrouve toute la philosophie moderne de Thomas Hobbes à Michel Foucault, en passant par Alexis de Tocqueville.

Mais qu’en est-il de l’achèvement de la philosophie de Nietzsche ? Astor s’attache à la question de l’éternel retour ou du dernier homme, à moins que ce ne soit à l’éternel dernier homme. Mais qui sont-ils ces derniers hommes, sinon ceux qui rétrécissent tout ce qui est grand pour le ramener à leur propre dimension ? Chef-d’œuvre d’adaptation de l’espèce, ironise l’auteur, sur les propos de Nietzsche. En réalité, il s’agit bien du texte du Zarathoustra. Le « dernier homme » est un personnage conceptuel au même titre que le surhomme, dont il est le pendant ou le contraire. L’un et l’autre sont les termes d’une procédure spécifique à cette philosophie, et dont nous n’avons pas encore parlé, l’évaluation. Ce que l’auteur affirme avec force, c’est que cette référence au surhomme, pour synthétiser le point, ne relève pas de la prophétie, mais de perspectives évaluatrices. L’impasse du dernier homme est qu’il est incapable de mépriser (au sens nietzschéen) ou de se mépriser, de se regarder de haut. Et pourtant, il se réclame d’une justice universelle. Le dernier homme, n’est-ce pas plus simplement l’homme moderne ? Encore une fois l’auteur insiste avec pertinence : le dernier homme est, dans l’élément de la pensée, la dramatisation de l’absence d’alternative, de différence, de potentialité, qui sourd au cœur de la modernité et la menace, à quoi est mêlé le christianisme. Chacun sait que Zarathoustra s’est voulu l’homme capable de rejouer l’Evangile, celui susceptible de renouveler l’alternative et le choix de la justice au carrefour du sacrifice du dieu : la lacération de Dionysos, contre la Crucifixion !

L’auteur y insiste. Qu’est-ce alors qu’une philosophie de l’avenir ? A cette question plusieurs réponses sont possibles. La première vient de ceux dont l’existence est intolérable, bloquée par des dispositifs d’oppression. Ils demandent en pleurant : Qu’allons-nous devenir ? La deuxième vient de ceux qui ont à préserver la continuité de leur existence. Ils demandent : Comment allons-nous nous maintenir ? Reste la troisième réponse : Qu’allons-nous devenir, nous qui voulons nous maintenir ? C’est elle qui ouvre la « grande politique » telle que l’entend Nietzsche. L’auteur en parcourt alors les éléments : de la guerre et du danger au libéralisme, de ce dernier aux institutions, en passant par la liberté. Ce ne sont d’ailleurs pas uniquement les mots de Nietzsche qui nous sont commentés, mais les liens entre cette pensée et notre époque. Des figures précises se soumettent à l’analyse : la carrière politique des uns, la compétition sportive des autres, les « natures » ambitieuses, les chefs d’entreprise, etc. Et Astor résume (en ayant par avance redéfini les termes utilisés pour le lecteur, au cas où l’audition serait bridée) : « Créer un parti de la vie, lui donner des règles d’action issues de principes physiologiques, pratiquer l’élevage et la sélection d’une humanité supérieure au niveau mondial, hiérarchiser les formations humaines en fonction de leur capacité d’avenir, lutter contre les formes de vie dégénérées et parasitaires : voilà la manière dont se formule la « grande politique » chez le dernier Nietzsche ». Et Astor de nuancer, encore une fois pour les oreilles qui ne connaissent pas le philosophe : ce sont des propos durcis, de panique, de précipitation, avant la mort. Et l’on n’arrive à rien si on se contente de dire que ce sont là des propositions odieuses. Les jugements les plus courants sur ces mots sont bien connus : dénonciation d’une prophétie fasciste, d’un homme en train de devenir fou. L’auteur reprend le cours de son exposé en raffinant l’approche et en montrant les contradictions de ces jugements à la lumière des œuvres mêmes de Nietzsche.

Certes, tous les propos du philosophe ne sont pas simples à lire. Mais nous ne sommes plus des lecteurs innocents, depuis que les travaux sur Nietzsche se sont multipliés. Astor souligne même qu’avec Nietzsche, il faut continuer à pratiquer l’art de bien lire, c’est-à-dire avec patience, retenue, avec cette ephexis que réclame le philosophe : l’hésitation devant la phrase entendue. Sur le dernier plan soulevé ci-dessus, l’auteur reprend le propos critique et délivre Nietzsche des facilités qu’on peut réellement y trouver aussi. Ainsi revenons-nous à la « grande santé » qui est la politique même de Nietzsche : l’augmentation affirmative des puissances d’individuation, comme formation d’unités supérieures. En un mot : « la création de l’être humain qui synthétise, totalise, justifie », écrit le philosophe.

On ne peut guère résumer l’ensemble de cet ouvrage. Il suffit de rappeler au futur lecteur que ce qu’il nous fait entendre, c’est sans aucun doute la conviction que le détour par la lecture des œuvres de Nietzsche est essentiel à la création d’une vie nouvelle, insistant dans la détresse moderne. Le philosophe ne cesse de nous appeler à une vie qui n’existe pas (encore), à une cité qui n’est présente nulle part, à un à venir qui n’est pas le seul avenir prévisible de notre temps. Mieux même, Astor décline, pour terminer son ouvrage, toutes les dimensions possibles de cette ouverture : l’amitié, l’inactualité, le désir, la joie, etc. Voilà autant de manières de surmonter la détresse du présent