Les candidats aux prochaines élections législatives (Italie) ne manquent pas une occasion de se déclarer pour la Paix. La semaine dernière encore, Walter Veltroni, maire de Rome démissionnaire et leader du nouveau Parti Democrate, saluant la mémoire d’un soldat italien mort en Afghanistan, rappelait le rôle de paix poursuivi par les troupes italiennes déployées sur plusieurs conflits. Car la Paix, en Italie, est un thème porteur qui, depuis plusieurs années a assuré sa mue tant idéologique que marketing, portée par des partis, des syndicats (puissants) et quelques personnalités écoutées (comme Bepe Grillo auquel nous avons déjà consacré un portrait) ; mais aussi par quelques associations emblématiques qui attirent autour de leur combat de nombreux militants et suscitent également de nombreux débats au sein de la société italienne.

Parmi eux, nous nous attarderons sur la principale OMG italienne, crée en 1994 à Milan : Emergency.

Le choix du nom est somme toute assez emblématique de la démarche. Si le choix de la langue anglaise peut revendiquer un certain modernisme, il souligne d’emblée la vocation internationale (et donc pas uniquement italienne) de l’association. On ne peut pas accuser son fondateur, Luigi Strada, chirurgien né en 1948, de manque de patriotisme, mais plutôt d’avoir eu le soucis de ne pas ajouter des "italian doctors" aux "french doctors" déjà existants. Pour "Gino" Strada, il s’agit d’agir, en urgence partout où c’est utile, quel que soit la nation à laquelle on appartient.


Gino Strada, médecin, fondateur d'Emergency

Son parcours est tout à la fois militant et professionnel : figure des contestations estudiantines des années 68 alors qu’il est étudiant en médecine à Milan, il développe un intérêt pour la chirurgie cardiaque dont il sera l’un des grands noms transalpins jusqu’en 1988 puisque après de nombreuses opérations de transplantations cardiaques médiatiquement – et médicalement - réussies, il décide de changer de voie et de se consacrer à la chirurgie traumatologique. Celui qui aurait pu devenir l’un de ces mandarins respectés de la médecine, court les champs de bataille et opère, pour la Croix Rouge, en Ethiopie, Pérou, Pakistan… Ce sont les conditions matérielles dans lesquelles il opère qui fourniront le déclic à Emergency. "Hopitaux" de fortune, tôles rouillées en guise de cloisons, les malades s’entassent avec leur famille, chargées de veiller sur eux, de les nourrir et souvent de leur porter quelques soins. Le tout est en outre toujours payant, condamnant de fait de nombreuses familles à vivre dans la misère des années pour une banale opération d’appendicite.

A son retour à Milan, en 1994, il crée Emergency avec pour but d’équiper les pays en guerre d’hôpitaux, de médecins et de chirurgiens et d’y dispenser des soins gratuits. L’urgence, si elle est aussi politique (nous y reviendrons), est surtout humanitaire. Selon le slogan de l’ONG, 90% des victimes des conflits modernes sont des civils. Avec 450 000 € récoltés la première année et 320 000 la deuxième, Emergency ouvre à Choman en Irak, son premier hôpital suivis de centres chirurgicaux à Sulaimaniya et Erbil, tous trois situés dans le Kurdistan. Ces centres intègrent outre les services de soins nécessaires à une population touchée en premier lieu par les mines anti-personnelles, un centre de production de prothèses et de réintégration sociale. Au personnel italien volontaire succède du personnel local formé par les équipes occidentales. Dix ans après son ouverture, après avoir soigné près de 10 000 victimes et constaté la parfaite autonomie du staff local, Emergency a cédé ces centres aux autorités kurdes qui en assurent aujourd’hui la gestion et le financement. Ici réside la spécificité de la démarche d’Emergency : créer, impulser, former pour ensuite céder aux autorités locales – si tant est qu’elles furent de confiance - la gestion des centres construits par la générosité des soutiens de l’ONG.


L'aspect politique ; l'engagement pour la paix

Suivra la construction de deux centres au Sierra Leone, dont un pédiatrique, dans un pays où la polio est encore le quotidien de beaucoup de famille. C’est sur le modèle de ce dernier que s’ouvrira, en 2005, le centre pédiatrique de Khartoum, dont la crise du Darfour a fait exploser la démographie et les épidémies.

Alors que le continent africain s’enfonce dans les crises militaires, Strada prend la parole et, sous le drapeau arc-en-ciel de la paix, milite contre la guerre. C’est l’aspect politique de son engagement. Ses conférences, ses livres, ses idées anti-guerre (il réfute le terme de pacifiste) sont relayées par un important réseau de visiteurs d’école qui vont expliquer aux collégiens et lycéens les conséquences civiles des guerres aujourd’hui. A Milan, Rome, Naples, Gênes… des dizaines de visites s’effectuent chaque semaine dans les classes, invités par des professeurs acquis à la cause. Attention, il ne s’agit pas de banals appels aux dons mais d’éducation à la paix, soutenue par le magazine "maison" : Peace reporter, publiant chaque mois un atlas précis et exhaustif des conflits en cours, racontés par les experts et envoyés d’Emergency. Du Panshir au Kurdistan, le discours est rodé et, sans images choc, les idées sont claires : la guerre d’aujourd’hui vise d’abord les civils, là est la véritable injustice. Sans donner en pâture des coupables trop facilement désignés, Emergency n’hésite pas à voler dans les plumes des grandes sociétés italiennes coupables de produire en grande quantité (et à coûts modestes) des mines anti-personnelles criminelles, comme la FIAT.

Ce travail de terrain tant dans les zones de conflits que sur le territoire national a largement contribué à l’éveil d’une conscience anti-guerre en Italie et fait fleurir le drapeau arc-en-ciel sur les balcons et dans les rues à chaque fois qu’un conflit meurtrier se profile. L’arc-en-ciel, qui a remplacé la colombe chrétienne, devient le drapeau d’une génération engagée, qui milite contre la guerre sans se protéger dans les utopies de leurs parents pacifistes. Car en Italie, à la différence de la France, la Paix est considérée comme une idée progressiste et d’avenir alors qu’elle semble, ailleurs, un mal nécessaire à accepter avec résignation.

Si Emergency a, en 15 ans, mis sur pied un extraordinaire réseau de centres médicaux ouverts dans le monde, dont le centre d’une soixantaine de lits de chirurgie cardiaque de Khartoum, unique en Afrique, c’est la mutation de l’idée de Paix par la promotion d’une culture de paix et de solidarité qu’Emergency et son fondateur, Gino Strada a fait progresser en Italie. Un combat qui failli lui rapporter le Prix Nobel de la Paix en 2007.