Pierre Marlière invite Ovide et Sollers dans un jeu de correspondances inattendues et parcourt à leurs côtés leurs programmes libertins.

Philippe Sollers a souvent fait part de sa surprise : les personnages de femmes, et les rapports que le narrateur entretient avec elles au fil des romans, ne sont pas considérés par les critiques, ou les lecteurs. Il confie dans Un vrai roman. Mémoires (Plon, 2007) : «  J’ai rassemblé beaucoup de complicités féminines dans mes aventures. Celles-ci sont racontées dans mes romans, de façon plus ou moins transposée. Il serait éclairant d’en faire le catalogue, et je m’étonne à peine qu’aucun critique ni aucun universitaire n’y ait pensé […]. Hommes et femmes, même réflexe : pas de femmes ou le moins possible, tabou universel, comme s’il s’agissait d’un autre monde ou d’un continent inconnu (je parle des aventures heureuses). La subversion est pourtant là, quoi qu’on dise.  »

L’étude de Pierre Marlière Variations sur le libertinage. Ovide et Sollers répond en quelque sorte aux attentes de l’auteur de Femmes, même si le thème est abordé de biais, et qu’il emmène le poète latin, Ovide, dans le voyage. Notons à ce sujet que l’ouvrage est édité dans la collection «  L’Infini  » dirigée par Philippe Sollers, chez Gallimard, comme signe de son accord bienveillant, autant sur le fond que sur la forme.

Le titre du sujet a de quoi dérouter : en effet, nous aimons à cantonner le «  libertin  » au XVIIIe siècle, avec une définition floue qui accepte Don Juan, Valmont, Merteuil (mais que faire de Sade l’embastillé ?) ; par ailleurs, notre premier élan serait de juger artificielle la rencontre des textes d’Ovide et de Sollers, le poète élégiaque latin (né en 43 av. J.-C et mort en 17 ou 18 ap. J.-C) et le romancier français contemporain. La religion païenne, l’organisation politique : l’Empire d’Auguste et la condition des femmes guère mieux loties que celle des enfants, pour le premier, la religion catholique, la société française du XXe siècle (Sollers est né en 1936 à Bordeaux) et l’émancipation des femmes, pour le second, ne sauraient être accessoires. Comment penser rapprocher ces deux expériences d’hommes et d’écrivains ?

Aussi, l’auteur prend-il soin de répondre d’emblée à toutes les objections. Il clarifie la définition du libertin. Et, pleinement conscient des dangers de l’exercice, il précise la voie empruntée pour qu’Ovide et Sollers entrent en harmonie : ils partagent le même esprit de subversion, ils décrivent des rapports heureux et partagés avec des femmes et la philosophie qu’ils impliquent, le langage est pour eux partie prenante de la fête sensuelle.

Ovide est étudié à travers deux recueils de poésie : Les Amours et L’Art d’aimer. Les Amours décrivent sa passion pour Corinne, prénom unique pour des figures féminines multiples, dans des situations diverses. Le poète élégiaque met en scène des épisodes amoureux et ses avatars. L’Art d’aimer prend la forme d’un manuel d’éducation, adressé aux hommes comme aux femmes. À chacun, il donne des conseils avisés pour réussir ses entreprises amoureuses.

Du corpus sollersien, il ne choisit que trois romans : Femmes, Le Cœur absolu, Portrait du joueur. Ainsi l’étude garde-t-elle son équilibre, dans sa brièveté. Pierre Marlière motive, également, le choix de «  variations  » parce qu’« en musique, une variation est une modification que l’on fait subir à un thème, à une phase musicale, pour les disposer sous un jour différent  ». Ce n’est donc pas le lieu de l’exhaustivité, ni des décryptages. Il s’affranchit des conventions et compose son musée imaginaire. La chronique historique ou les références culturelles sont volontairement laissées dans l’ombre, il s’agit pour l’auteur davantage de faire naître une écoute différente des textes et d’éclairer leurs enjeux communs.

Pierre Marlière dissipe tout d’abord le malentendu qui existe aujourd’hui sur le personnage du libertin. On l’imagine volontiers organisant certaines «  parties fines  » : doux euphémisme pour désigner la satisfaction d’un seul au détriment des participants. En citant le dictionnaire Robert de 1992, il nous rappelle qu’au XVIe siècle, où l’on note la première occurrence du terme, est libertin celui «  qui ne suit pas les règles de la religion, soit pour la croyance, soit pour la pratique  ». Sa définition évolue au XVIIIe siècle pour qualifier «  celui qui est déréglé dans ses mœurs, dans sa conduite et s’adonne sans retenue aux plaisirs charnels  ». Cela laisse une grande part à l’interprétation : par exemple, la présence et la qualité des partenaires ne sont pas mentionnées. Ce qui s’exprime, au-delà de tout, ce sont l’autorité et ses règles que le libertin se plaît à subvertir.

Les règles de conduites et les lois sont généralement une réponse apportée devant une menace qui met en péril l’ordre et les affaires de la société. Pierre Marlière nous explique que l’empereur romain Auguste entreprend de rétablir les mœurs, qu’il juge décadentes. Il cherche, en cela, moins à protéger la vertu des femmes, qu’à faciliter les transmissions de patrimoine, en contrôlant leur sexualité, c'est-à-dire la génération. L’auteur nous précise le déplacement qu’Ovide opère : «  Chez lui, l’amour est clairement défini comme un badinage et un jeu dont il nous livre les règles fondamentales pour en jouir pleinement et en sortir vainqueur. Il évacue des rapports entre hommes et femmes tout le sérieux imposé délibérément par la politique morale de son temps.  » Nous pourrions penser qu’aujourd’hui les femmes se sentent plus libres de vivre comme elles l’entendent. À ce sujet, Baudrillard réplique : «  On donne à consommer de la Femme aux femmes, des Jeunes aux jeunes, et, dans cette émancipation formelle et narcissique, on réussit à conjurer leur libération réelle.  »

Pierre Marlière nous démontre que les récits d’Ovide et de Sollers, leurs expériences, s’inscrivent dans le renversement des injonctions d’une société qui s’ingénie à contraindre les corps et contrarier l’amour et le plaisir. Le sérieux du contrat matrimonial, d’une réputation de vertu, du respect de la Femme comme mère, muse, idole, des modèles de conformité aux qualités et aux rôles de la Femme, sont autant d’écrans, d’épaisseurs qui cachent la singularité de la personne. Il piège les femmes, elles-mêmes, dans cette camisole que les représentations de la Femme ne manquent pas de tisser. Simone de Beauvoir écrit : «  On ne naît pas femme, on le devient.  »

Le libertin se veut celui qui va révéler la femme à elle-même, à travers sa propre jouissance, dans le moment privilégié où elle sort du programme. Pour lui, chaque rencontre érotique est neuve. Le libertin n’est pas sûr d’obtenir ce qu’il recherche, malgré son application et son expérience. Ovide écrit dans L’Art d’aimer : «  Je hais la femme qui se livre parce qu’elle doit se livrer, et qui, n’éprouvant rien, songe à son tricot. Le plaisir qu’on m’accorde par devoir ne m’est pas agréable. […] Je veux entendre des paroles avouant la joie qu’elle éprouve ; qu’elle me demande d’aller moins vite et de me retenir. Que je voie les yeux vaincus d’une maîtresse qui se pâme et qui, abattue, ne veut plus de longtemps qu’on la touche.  » Sollers décrit, comme en miroir, le plaisir de Françoise, 35 ans, personnage du Cœur absolu : «  transformation progressive du visage et des yeux et, là, vraiment, c’est la surprise. […] L’extase. Ça existe. Elle est assez belle, elle devient magnifique. Elle rajeunit de vingt ans. Elle a quinze ans. Ses yeux, à force de se clarifier, expriment un éblouissement intérieur sacré.  » Dans ces deux extraits, les deux femmes sont libres, elles vivent pleinement leur plaisir, elles offrent ce spectacle à leur amant, qui partage le même désir. L’acte est gratuit, sans calcul, sans rétribution détournée. Le temps est suspendu, les obligations de toutes sortes s’évanouissent.

La pesanteur sociale est traversée lors d’expériences intimes privilégiées. Elle est aussi pervertie dans le langage lui-même qui libère les corps. Les sentences de la loi sont rongées par le discours. À la Femme, muse capricieuse que le poète appelle en vain, Ovide oppose l’énumération et la prolifération des femmes qui lui inspirent du désir et des vers d’amour. De même, Sollers dresse un catalogue riche et varié des femmes qu’il connaît : tous les types de physique, les prénoms, les âges, les lieux de rencontre, les façons de séduire, les façons de faire l’amour. Il s’agit d’élargir l’espace et de changer ses dispositions en prenant conscience des corps et des goûts. L’énumération, le catalogue n’apprennent-ils pas le discernement ?
D’autre part, le poète et le romancier sont hommes de lettres, avec une acuité particulière sur le langage, les mots. Le dialogue érotique qui sonne juste redouble le plaisir des amants, sans oublier le plaisir des lecteurs. Le langage est séducteur, le timbre d’une voix et l’évocation parlée de l’état amoureux sont aussi excitants. On retrouve, paraît-il, les vers d’Ovide sur les murs des anciennes maisons de passe de Pompéi.

Quand Philippe Sollers écrit que les romanciers sont à notre époque «  mélancoliques, souffrants, déprimés, désespérés, noirs et sexuellement embarrassés  », il n’a peut-être pas tout à fait tort. Nous reconnaissons que ce dialogue inattendu d’Ovide et Sollers, que Pierre Marlière initie, est aussi agréable que revigorant. Philippe Sollers qui aime à parcourir, dans la vaste bibliothèque, les textes des auteurs de l’Antiquité, répète volontiers : «  J’ai été très bon en latin, le dictionnaire m’a donné mon nom d’écrivain.  » Il ne s’est guère référé à Ovide, à notre connaissance. Alors, il est curieux de constater comment l’un contamine l’autre, et l’un plaide, en somme, le procès de l’autre, et réciproquement.

Ovide regagne son épaisseur de personnage public qui connut le succès et qui fut envoyé en exil par Auguste. L’érotisme de ses poèmes est réactualisé comme réactivé (que n’avons nous étudié le latin sur le texte d’Ovide tiré des Amours, où il déplore une panne sexuelle…). Quant à Sollers, c’est le considérer comme le grand écrivain qu’il est d’abord, qui s’inscrit dans une longue tradition littéraire. Les péripéties de sa biographie sont reléguées au second plan, à la manière dont nous oublions les démêlés d’Ovide avec Auguste. Et il est enfin commenté à travers ses portraits de femmes. Il citait l’épitaphe de Stendhal, dans Un vrai roman :

Et Stendhal, Milanais, en italien, pour son épitaphe :

Il vécut, écrivit, aima.
Il y a comme ça, à travers le temps, des Fidèles d’Amour.
C’est la secte la plus mystérieuse.


Nul doute, maintenant, que la secte des Fidèles d’Amour comprend Ovide. Il écrit encore qu’« avoir rendu le sexe laid et surtout ennuyeux restera le symptôme de la période  ». Variations sur le libertinage infléchirait sa remarque. En effet, Pierre Marlière nous suggérerait plutôt que toutes les époques cherchent à rendre le sexe laid et ennuyeux et que, surtout, une majorité de personnes s’en accommode. Seuls certains esprits plus décidés, plus artistes, qu’on les appelle libertins, ou dandys, surréalistes ou féministes, parlent et parleront d’un ailleurs et de la magie des apparitions et, cela, malgré leur époque