Une synthèse claire et attendue sur les rapports que la philosophie dite "du tournant grammatical" entretient avec la pratique.

Dans Eichmann à Jérusalem, H. Arendt nous apprend que celui-ci n’avait pas lu Mein Kampf, mais La critique de la raison pratique, déclarant vivre selon les préceptes moraux de Kant. Kant est-il dangereux, ou Eichmann était-il un mauvais lecteur ? L’idée d’un impératif universel et catégorique se trouve chez Kant : mais comment maintenir l’idée d’une rationalité pratique et universaliste si les fins et les conceptions du bien sur lesquelles cette rationalité s’appuie sont multiples et contingentes? Autrement dit, Kant est-il soluble dans un monde laïc et pluraliste ?

Cet ouvrage rassemble plusieurs textes, dont cinq inédits sur quatorze, autour du concept de pratique. Parmi les chapitres regroupés ici, neuf datent de 1991 à 2001. Nous préférons dans cette mesure consacrer notre lecture à ce qu’il y a d’inédit dans ce volume.

Il fait l’effet d’une bouffée d’oxygène. Bouffée d’oxygène? On reconnaît le travail d’ordre et de clarification générale, mais pas seulement : l’ouvrage fournit des analyses concluantes.


"Les règles font ce qu’il est dans le jeu"

Après Le complément de sujet, V. Descombes laissait en suspens ce vaste domaine sur lequel ses derniers chapitres ouvraient : un sujet pratique non kantien. Ce sujet est dessiné au fil des chapitres du présent ouvrage. Sujet dont les fondements théoriques, empruntés à la lecture de Wittgenstein, ne se trouvaient pas rassemblés ou synthétisés de manière satisfaisante dans l’ouvrage précédent. Bien sûr, l’angle variait : il s’agissait largement de discuter des philosophies de la conscience et de contester leur capacité à fournir une fondation satisfaisante au concept de sujet. Les chapitres finaux introduisaient la solution élégante du problème de la subjectivation de soi par l’analogie du jeu d’échec, sans préciser comment cette solution du paradoxe de l’éducation   pouvait s’articuler à la question de la rationalité pratique   . Cette question est la suivante : en quoi un éducateur est-il fondé à former des jugements moraux alors que le fondement ultime de ses jugements lui manque ? Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette théorie des règles constitutives est reprise à l’avant-dernier et au dernier chapitre du Raisonnement de l’ours. Rappelée dans la note de la page 34 et dans celle de la page 396, puis cruciale dans les analyses du chapitre "L’impossible et l’interdit" comme dans celle "sur les acceptions multiples du nécessaire", la position wittgensteinienne en matière pratique utilise la distinction des modalités ontiques   physique et logique : pour le sujet comme pour la pièce d’échec, "ce sont les règles qui en font ce qu’il est dans le jeu". La description du jeu est une prescription des actions possibles (un mode d’emploi du jeu, un ensemble de directives) : les directives n’ont pas d’autre fondement que les règles conventionnelles (et non pas arbitraires).

Ce nouvel ouvrage prolonge, en ce sens, le travail du Complément de sujet puisqu’il étend à différents débats de la philosophie contemporaine l’application des règles constitutives.

L’introduction, nommée "Philosopher en matière pratique", revient à cette solution du problème du fondement de la valeur, en s’attachant à l’inscrire dans une discussion riche et large de M.Weber : "développer une philosophie pratique sur la base d’un concept de raison pratique". L’enjeu est de taille : est-il possible de parler ou non de rationalité en matière pratique? Est-il possible ou non d’envisager, purement et simplement, une rationalité pratique qui ne soit pas prise dans cet étau qui la détruit, "jugement pratique arbitraire" contre "fondation rationnelle ultime"   ? Est-il possible, dans le domaine pratique, de ne choisir ni la conviction ni la responsabilité selon Weber? Et de n’être ni rationnellement fanatique — c’est le cas de l’ours de La Fontaine, ou d’Eichmann — ni totalement impuissant ou nihiliste?

La note sur le syllogisme pratique est certes clarificatrice, mais elle pâtit de ne pas suffisamment déterminer le lien entre le syllogisme comme structure discursive et l’action, action qui constitue le véritable terme du raisonnement.


"We have agreed to disagree"

La méthode mise en œuvre par l’auteur est moins détaillée ici mais tout aussi efficace que dans le Complément de sujet : clarté de l’exposition — la table est déjà un article — clarté dans le traitement des problèmes et dans les résolutions apportées, dans la détermination des contours desdits problèmes, dans l’irascibilité à les reprendre, à les inscrire dans l’histoire du champ. Clarté, enfin, dans la remarquable attitude critique consistant à refuser l’idéologie des alternatives, alternatives auxquelles Descombes s’attaque inlassablement : par exemple, signifiant ou signifié dans Grammaire d’objet en tous genres, mais aussi individualisme ou holisme dans Les institutions du sens, autofondation ou fondation grammaticale du sujet dans Le complément de sujet, rationalité ou irrationalité en matière pratique dans Le raisonnement de l’ours. Rien de nouveau sous le soleil des derniers ouvrages de l’auteur, et l’on voudrait témoigner ici de notre gratitude.

Enfin et surtout, l’ouvrage est une bouffée d’oxygène dans le champ philosophique lui-même, qui pâtissait de l’absence d’un ouvrage qui fasse le point sur les rapports entre la philosophie dite du tournant grammatical et la pratique. Il est communément admis que la philosophie trouvant dans les ouvrages de Wittgenstein une méthode de réduction des problèmes philosophiques néglige la pratique, le domaine des valeurs. C’est largement faux. Descombes le prouve ici. D’abord, en donnant forme aux débats sur la pratique, et cette mise en forme est l’objet de l’introduction, "Philosopher en matière pratique" : forme de l’opposition théorie-pratique, forme de la délibération pratique, forme de l’opposition anciens-modernes, forme de l’opposition conviction-responsabilité, forme de l’opposition rationaliste-sceptique. Si les débats n’ont pas de forme, ce ne sont pas des débats : il convient dès lors de structurer des champs de problèmes, en donnant consistance et nom aux positions en présence. Le livre le fait remarquablement.

Ensuite, une fois la question posée, il faut répondre : où puiser notre appareil conceptuel moderne et universaliste ? Chez Aristote ? Mais comment soutenir sans tomber dans un sens commun imaginaire que la raison pratique délibérante d’origine aristotélicienne possède une valeur universelle ? La science, le droit, l’histoire, l’harmonie rationnelle en musique ne sont-ils pas européens, rationnels et désormais universaux ? Descombes retourne la question : ce ne sont pas les chinois qui n’ont pas inventé le capitalisme, c’est nous qui ne voyons pas l’histoire à la manière des chinois. Nous nous voyons maladroitement fin inéluctable, et ce retournement méthodologique — on parle de comparatisme historique, comme abandon du sens commun linéaire, évolutionniste, individualiste — est lourd de conséquences sur nos délibérations pratiques. Alors comment repenser l’universalité sur la base d’un relativisme et de l’abandon du sociocentrisme ?


Histoire, politique, droit, morale

En quels termes, dès lors, comprendre le chemin de l’ouvrage ? Il est sinueux parce que les débats sont difficiles à mettre en forme, et parce que, comme V. Goldschmidt l’écrivait dans Les dialogues de Platon, le détour est la philosophie elle-même : il est nécessaire de mener les analyses à bien. Ici, elles le sont.

Exemple de sinuosité : ce rapprochement surprenant de la philosophie de l’histoire avec la rationalité de nos délibérations. Mais l’étude sur le concept de la modernité montre à quel point la philosophie contemporaine trouve ses sources dans l’histoire. Ainsi Descombes revient-il inlassablement sur cette notion forgée par Baudelaire, celle de modernité. Or, qu’est-ce qu’un acte de modernité dans le domaine moral ? Est-ce l’acte accompli par l’auteur quand il fait l’analyse logique des copules « est » et « doit », quand il pose la question "Mais que peut bien vouloir dire : la vérité d’un impératif ?" et examine sa réponse quelques chapitres plus loin ? Aussi, la controverse Kant-Constant sur l’exception en matière morale se trouve-t-elle littéralement dézinguée   : le raisonnement kantien est un raisonnement théorique sur une matière pratique, mais ce n'est pas un raisonnement pratique. Un raisonnement qui rappelle un devoir n’est pas un raisonnement qui dit quoi faire. Et finalement, c’est une analyse du syllogisme pratique chez Aristote qui disqualifie la monomanie en matière pratique : tout raisonnement pratique n’est valide qu’en "limitant"   les prémisses, c’est-à-dire sous une clause qui précise "la valeur respective des différentes fins à concilier en la circonstance"   . L’omission d’une prémisse, comme pour notre ours, est monomaniaque et dangereuse. En même temps, il est impossible a priori d’inclure toutes les prémisses possibles.

C’est le chapitre inédit sur "Justice naturelle et justice positive" chez Aristote qui traite de la question décisive : y a-t-il un dualisme logique des faits et des valeurs ? Faut-il soutenir l’irréductibilité de « est » à « doit » ? C’est l’examen de la loi (abusivement) nommée « loi de Hume ». La loi affirme que conclure de l’être au devoir-être est fallacieux. Si toute description peut être prise pour une prescription (Wittgenstein, Remarques philosophiques), « est » se ramène à « doit ». Mais dans ce cas, la loi serait donc loi prétendue. Et si toute proposition peut faire l’objet d’un usage descriptif ou d’un usage directif, alors théorique et pratique ne sont que des "directions d’ajustement"   . La distinction des évaluations ("il est bon…") et des directives (les impératifs) permet de montrer que la logique des prescriptions n’est pas celle des descriptions((On regrette, sur ce point, que l'article intitulé L'impossible et l'interdit, dans lequel cette distinction est centrale((p.395)), soit placé après celui sur la justice naturelle, dans lequel pourtant il joue un si grand rôle.))  : toute évaluation n’est pas une prescription. La réhabilitation d’une justice naturelle repose donc sur le point suivant : une description peut impliquer une évaluation, mais pas un impératif. Il y a donc bien "hétérogénéité de l’usage théorique et de l’usage pratique du langage". Cette évaluation impliquée par la description est simple, c’est celle qui résulte "des raisons d’adopter une directive ou une norme plutôt qu’une autre"   .

L’articulation de certains chapitres à l’ensemble demeure difficile, et d’autant plus lorsque ce lien n’est pas explicité,  comme c’est le cas du quatrième article, intitulé "Le présent, l’actuel, le simultané et le contemporain", alors que ce n’était pas le cas des précédents, ni ne sera celui des suivants. L’étude sur la contemporanéité — définie comme "concours temporel des différents changements en cours et des différentes actions engagées qui composent l’actualité"   — démontre, s’il le fallait, que le contemporain n’est pas celui que l’on croit, pas celui qui vit en même temps que moi. "La teneur en modernité augmente forcément à mesure que l’on s’avance dans l’ordre du temps" : fausse chronologie répond V. Descombes. On peut adopter un point de vue ancien pour critiquer la modernité, sans être ancien. Il convient de distinguer critique radicale et critique réactionnaire. C’est le sens du chapitre "Une question de chronologie" que V.Descombes consacre à la double lecture de Condorcet et de Léo Strauss, et qui rappelle que "les kantiens sont aussi rétrogrades que les aristotéliciens" du point de vue de Condorcet, quant à la division de la raison — raison théorique et raison pratique. D’où, une nouvelle fois, un retour à la notion de modernité : ce n’est pas la raison qui fait la modernité (ce que soutient le despotisme républicain), c’est l’état des mœurs, dans lequel déjà Baudelaire ancrait le beau moderne, état des mœurs que Rousseau nommait "véritable constitution des Etats" (Du contrat social, II, 12, cité p.189). Autrement dit, Descombes aboutit bien à ce point, mais rationnellement, que l’on ne faisait que pressentir : la prétention à l’universalité retire à nos idéals toute leur vitalité.


Théorie
   
French, fresh, ou substantivée, la Théorie, trouvant ses origines sur les campus américains, a substitué diverses activités absurdes à la réforme politique : démasquer à l’infini le pouvoir, critiquer les mots, construire des abstractions, dire l’ineffable, et ainsi de suite. De telle sorte qu’ "il n’y a plus de pensée pratique". Il conviendrait donc de distinguer avec Rorty les campagnes et les mouvements, les finalités immanentes et les transcendantes, celles-ci définies avec Kierkegaard comme "passions de l’infini". Or, à l’infini, on ne réussit ni n’échoue jamais. Responsabilité infinie, altérité infinie, etc., c'est là un vocabulaire théologique. Ce rejet de l’absolutisme sous toutes ses formes, rejet du platonisme aussi, conduit Descombes a adressé une critique à Rorty. Il confond le théorique et le pratique   , consensus politique et réponse à une question théorique.
   
Lacanisme, lyotardisme et derridisme ne peuvent fonder que des "politiques de l’ineffable"   . Or, pour Descombes, c’est moins la division de la raison en théorique et en pratique qui est fautive que ces théoriciens qui " croient " subvertir des institutions. Autrement dit, quand Rorty critique la critique, ce n’est pas une critique de la théorie, mais une critique de ces théoriciens qui introduisent l’infini en politique. Ainsi le chapitre sur la lecture du Politique de Platon par Castoriadis est-il remarquablement inscrit dans la continuité de l’article sur Rorty : la loi prend la forme d’un absolu en politique, et le gouvernement, d’après la stricte observation des lois, est une nomocratie. "Le propre des choses humaines, c’est qu’elles ne sont jamais en repos, jamais semblables. La rationalité pratique ne peut être modelée sur les formes de la rationalité théorique". Pour comprendre le travail propre de la rationalité pratique en politique, il convient de comprendre "les raisons qu’on peut donner en vue de recommander une décision particulière". La rationalité pratique de type kantienne reste théorique, "faculté des principes", énonçant des principes généraux et abstraits sous lesquels il convient de réfléchir des cas concrets ; la rationalité pratique dont Platon, Aristote et Castoriadis traitent, c’est la phronesis   . Encore une fois, distinguons le travail théorique d’un enquêteur du travail délibératif d’un acteur   : le travail délibératif consiste à assigner un ordre de priorité. De telle sorte que nier le travail délibératif (appropriation de la loi, interprétation de la loi, auto-institution de la démocratie) est un totalitarisme. "Il n’y a pas de gouvernement de l’universel"   , du moins, pas humaniste.

Aristote peut-il encore être lu ? Assurément. Ce n’est pas un ancien. Et la rationalité pratique trouve plus dans la phronesis que dans l’impératif : mais pour pouvoir le dire, encore faut-il l’examiner.