Une étude éclairante des nouveaux modes de spatialisation des sociétés humaines et du surgissement d’une nouvelle entité politico-spatiale, le Monde

*Article publié en partenariat avec la revue Urbanités.

Il y a un an, Michel Lussault déclarait : « le Monde n’existait pas avant ces cinquante dernières années »   Selon lui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une réelle mutation, une bifurcation s’est opérée. Depuis lors, nous vivons un « nouveau mode de spatialisation des sociétés humaines ». Dans son dernier livre, L’Avènement du Monde, Essai sur l’habitation humaine de la Terre, ce professeur de géographie définit ce qu’il appelle Monde. Il décrit un nouveau rapport à l’espace né de l’urbanisation généralisée de notre planète et de l’intensification toujours croissante des échanges, qu’ils soient commerciaux ou interpersonnels, qu’ils transmettent des artefacts ou des informations. Le texte réfléchit également sur l’urgence à penser l’espace comme le lieu premier du politique. Dans la lignée d’Henri Lefebvre, Michel Lussault rappelle que le partage d’un même espace impose une co-habitation, et par conséquent une négociation avec Autrui, une rencontre politique.

Michel Lussault donne une définition du Monde majuscule à la fois philosophique et pragmatique. Il commence par paraphraser Wittgenstein en écrivant « le monde est tout ce qui arrive » insistant là sur la spontanéité, l’imprévisibilité d’un monde auto-organisé. Dans les lignes qui suivent, il liste les institutions politiques censées représenter ce Monde majuscule. Cette association déroutante de grands thèmes philosophiques, qu’il effleure tout juste, à des données géographiques, économiques et sociales riches, donne le ton du livre.

Pour éclaircir cette définition, on aurait aimé un bref rappel des utilisations précédentes du mot Monde, comme par exemple, celle qu’en fait Hannah Arendt, dont le prologue à La Condition de l’homme moderne est sans aucun doute une source d’inspiration quand Michel Lussault rédige son avant-propos, bien qu’il ne la mentionne pas dans son prologue mais seulement en toute fin du livre. Pour Hannah Arendt et Michel Lussault, le point de rupture, c’est le moment où les premières vues excentrées, prises par un satellite (1957 cité par Arendt) ou par un homme (Levé de Lune, d’Apollo 17, 1972 cité par Michel Lussault) ont rendu possible la prise de conscience de la finitude du Monde et du détachement possible des hommes envers leur planète Terre. Le Monde c’est donc cet espace mondialisé où les pratiques des uns ont des répercussions directes sur la vie des autres. Le Monde c’est aussi la soudaine prise de conscience que nous vivons tous sur une même planète et que nous cohabitons avec des non-humains   . Le Monde c’est aussi, nous le verrons, l’entrée dans l’Anthropocène   et l’imposition de conditions de vie largement urbaines.

Ce que craignait Hannah Arendt c’était le détachement des hommes du monde, c’est-à-dire pour elle, un recul de la vie politique du quotidien. Elle craignait le repli sur soi, l’individualisme confortable, l’aliénation du domaine public. Michel Lussault reprend l’idée que la politique est « l’espace-entre-les-hommes », c’est-à-dire tout ce qui sépare et réunit les hommes. Il reprend l’urgence du débat politique ; mais Michel Lussault, à la différence d’Arendt, situe l’espace comme l’enjeu premier de la politique, lorsqu’Hannah Arendt privilégie plutôt le langage comme médium par excellence des relations humaines. L’espace est pour lui un lieu de cohabitation voulue ou forcée auquel on ne peut échapper. De cette cohabitation naît la politique.

L’argumentation est scandée en trois parties : « le genre urbain » qui caractérise le Monde puisque c’est dans les grappes urbaines que se jouent la production de valeur ajoutée et la connectivité au monde ; puis « Mobiles et connectés : un monde hyperspatial » qui recouvre une compréhension innovatrice de la spatialité, et enfin « le principe de vulnérabilité » qui se concentre sur les questions environnementales.

Dans la première partie de l’ouvrage, l’urbanisation croissante qui caractérise le Monde ainsi que les conséquences sur les modes de vie sont analysées. Michel Lussault part de l’individu et reconstitue les aptitudes spatiales que le nouveau citadin se doit de maîtriser pour franchir tous les sas, pour gérer ses trajectoires sans trop de fatigue, pour survivre à la promiscuité des villes. Il s’amuse à marcher dans les pas de l’anthropologue Marc Augé qui écrivait sur ses expériences du métropolitain parisien, mais l’auteur se tient immobile dans une file d’attente devant l’une des nombreuses salles de l’exposition universelle de Shanghai, sorte de point névralgique du Monde.

En géographe, Michel Lussault dépeint les nouvelles logiques de palmarès qui isolent les villes de leur périphérie régionale et qui les replacent dans une concurrence ardue pour polir leur image (branding) de ville propre, dynamique et attrayante pour les investissements internationaux. Il critique les agences de notation telles que PWC Price Waterhouse et Cooper, qui désignent les « World cities », faisant monter les prix de l’immobilier et accentuant ainsi les inégalités sociales, suivant ici les critiques formulées par Saskia Sassen. Bien qu’amoureux des villes, Michel Lussault n’en nie cependant pas les fortes injustices. Comme Richard Sennett   , il est convaincu que la trop grande rigidité des politiques urbaines nuit à l’amélioration des conditions de vie des citadins pauvres. Il voit dans l’informel (et non l’illégal) une manière d’assouplir les structures urbaines, de permettre le bricolage permanent, l’adaptation minutieuse et constante. Il refuse le méta-plan moderniste. Au cœur de cette perspective est l’idée que personne ne peut prétendre maîtriser l’évolution d’une ville. Michel Lussault favorise plutôt la ville dense qui crée de l’espace grâce à la verticalité des immeubles, la ville hétérogène qui accueille en son sein d’uniques écosystèmes trop souvent sous-estimés.

La seconde partie de l’ouvrage développe la circulation matérielle et immatérielle qui, s’intensifiant de jour en jour, produit ce que l’auteur nomme l’hyperspatialité. Tout d’abord il explicite pourquoi la logistique des transports est devenue « reine du Monde » et comment le conteneur est devenu un « fétiche mondial et urbain ». Si l’on adhère avec une certaine fascination à la liste des changements qui sont apparus depuis la Seconde Guerre mondiale - massification des transports, augmentation des vitesses de déplacements, fiabilisation des trajets et baisse vertigineuse des coûts -, il reste néanmoins douteux que ces intensifications ne surpassassent les bouleversements engendrés par la révolution industrielle. Ainsi la distinction entre un sud producteur et un nord consommateur que dénonce Michel Lussault, commença dès le 18ème siècle   . De même la crise de 1929 à Wall Street n’avait-elle pas déjà touché l’Europe toute entière ? Il est vrai que le livre fournit des chiffres stupéfiants et trace sous nos yeux les trajectoires intercontinentales de porte-conteneurs pouvant mesurer plus de 350 mètres de long, qui alimentent l’Europe de produits asiatiques (vêtements, téléphones) et repartent les cales chargées de déchets.

Si Michel Lussault décrit l’exigence de vitesse et du « juste à temps » qui pénètre nos vies, il se pose cependant contre l’idée d’un rétrécissement de l’espace et d’une virtualisation des lieux imposée par la révolution numérique. Pour lui un nouveau phénomène doit être étudié : l’hyperspatialité, c’est-à-dire la possibilité constante de se connecter au Monde grâce à internet qui relie les espaces les uns aux autres à l’aide des hyperliens et par le truchement d’un smartphone, d’un ordinateur personnel, ou d’un GPS. Née de la lecture de Manuel Castels et de François Ascher, l’hyperspatialité est pour Michel Lussault un nouveau principe organisationnel de la vie des individus.

L’auteur dessine un parallèle précieux entre hyperconnectivité et accroissement des frontières, barrières et autres séparations. Des murs parfois invisibles découpent l’espace et produisent un imaginaire puissant de séparation. Michel Lussault dépeint les enclaves urbaines, et les encapsulations spatiales si bien décrites par De Cauter. Ce paradoxe entre la tyrannie de la mobilité (matérielle ou immatérielle) et la multiplication des limites qui imposent au citadin de subir quotidiennement l’épreuve liminaire.

Une nouvelle représentation politique et spatiale du Monde apparaît alors. Un Monde fait des milliers de micro-mondes appartenant à chaque individu ; un Monde « marqué par la prolifération des micro-centralités mouvantes, en nombre aussi élevé qu’il y a d’individus organisateurs de leur spatialité. » On voit bien que Michel Lussault critique ici fortement les États centralisateurs qu’il juge anachroniques. Ici une étude du rôle des états nations dans ce Monde majuscule aurait été nécessaire au développement d’une pensée qui se réclame de la philosophie politique.

La troisième et dernière partie du texte analyse la prise de conscience écologique en s’opposant à tout catastrophisme mais en insistant sur une vulnérabilité globale qui loin d’être désespérante peut être source de résilience. Rappelant l’impossibilité d’effacer tous les risques écologiques, Michel Lussault pose la vulnérabilité des habitations humaines comme donnée. Il insiste ensuite sur le geste politique qu’est la gestion des répercussions des incidents écologiques sur la vie des plus vulnérables (personnes âgées, femmes et miséreux), faisant ainsi de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme le pacte social du moment.

Pour finir, Michel Lussault s’intéresse aux mouvements altermondialistes des Indignados et surtout d’Occupy Wall Street. Il voit dans ces occupations éphémères, la mise en action de nouvelles manières d’être dans l’espace public, et la preuve du « besoin de faire lieu, ensemble, en commun ». Démontrant de cette manière encore une fois, l’importance de débattre sur un espace et dans un espace. Pour l’auteur, lors de ces rencontres, de nouvelles pratiques spatiales et politiques ont été mises en place et ces pratiques devraient être exportées pour promouvoir des républiques urbaines plus justes.

On l’aura compris, pour Michel Lussault « la force instituante primordiale du Monde, c’est la spatialité ». Si l’on adhère à cette proposition, on se demande si cela n’a pas toujours été le cas. En général, après la lecture de l’ouvrage, on cherche encore à déterminer quand est-ce que l’auteur fixe précisément l’avènement du Monde, cette mutation plus profonde qu’une simple évolution. Car enfin, les sociétés sont depuis la révolution industrielle et la colonisation fortement dépendantes les unes des autres, et même si cette dépendance s’accroît rapidement, sa nature n’est pas nouvelle. Pour être plus convaincante l’argumentation aurait bénéficié d’une comparaison avec les modes de spatialisation qui précèdent le surgissement du Monde.

On a parfois l’impression que le philosophe optimiste prend des libertés qui nuisent à la force de son argumentation. Par exemple lorsqu’il justifie l’aspiration des individus de par le monde à « urbaniser leur biographie » en déclarant que « l’urbain est toujours plus intense que le rural », le lecteur se rappelle que l’urbanisation des individus est complexe et relève parfois peut-être plus d’une nécessité professionnelle ou même de survie que d’un choix libre ; et d’ailleurs le rural ne réserve-t-il pas une intensité et un intérêt réels ? Même Georg Simmel, grand avocat de l’urbanité qui a décrit avec précision les caractéristiques de la vie dans l’espace public agité des grandes villes n’aurait écrit une telle assertion sans l’expliquer.

Rédigé plus comme un pamphlet très bien documenté que comme une étude scientifique rigoureuse, ce livre donne à penser le surgissement d’une nouvelle entité politico-spatiale, le Monde. L’absence de bibliographie et d’index ainsi que l’économie de référence bibliographique donnent à penser que l’auteur vise une audience large. On lira donc ce livre comme une formidable matière à penser et à débattre