Un recueil de réflexions non sur Derrida, mais à partir de ses ouvrages, vient enrichir le legs de sa pensée dans différents domaines (philosophie, religion, politique,...).
Beaucoup se méfient à juste titre des gestes apologétiques à l’égard d’un philosophe disparu. Peu après la mort de tel ou tel, les librairies se garnissent de livres définitifs expliquant la « pensée de [...] » au monde entier. La double scène du posthume et de la postérité est largement occupée par l‘exégèse ou la sacralisation de la parole du maître. Or, on peut procéder autrement, et tenter de se montrer à la hauteur de l’œuvre de Derrida, entendre son legs, comme une adresse à soi dictée. Afin d'éviter, par conséquent, le côté bilan et perspectives, cet ouvrage souhaite mettre l’accent sur la singularité de l’œuvre de Derrida, et cherche à faire droit à ce que ce travail philosophique a transmis de neuf et de provocant. L’ouvrage en a le ton, et ne cesse de faire résonner les mots de Derrida dans des contextes différents afin de leur donner une nouvelle portée.
On l’aura compris aussi en remarquant le pluriel du titre de l’ouvrage, ce dernier réunit les contributions de proches du philosophe (par différents liens), en exigeant de s'extraire des interprétations dogmatiques, des inventaires si souvent proposés. 29 auteurs, spécialistes, amis ou lecteurs du philosophe, se lancent dans cette aventure, qui ne tient ni de l'exégèse, ni de l’hagiographie, même si elle n’est pas exempte de quelques traits de dévotion. Elle s’intitule bien « Appels de Jacques Derrida », et il ne faut pas longtemps pour comprendre que le double génitif de cette expression - s'accommodant du double rapport à la Bible et à l'université - s’entend aussi au sens d’une convocation, dont on voit rapidement qu’elle est entendue de manière chaque fois différente par les collaborateurs de ce volume. Mais, comme se le demande Gil Anidjar, être convoqué, est-ce être interpellé ? Si on est interpellé par son nom, on est convoqué pour quelque chose. Or les auteurs n'ont pas été interpellés en ce sens.
Ledit volume est présidé par Jacques Derrida soi-même, puisque Madame Margueritte Derrida a autorisé la publication (et la traduction) d’une conférence (Keynote Address) prononcée le 18 avril 2003, dans un colloque tenu à l’université de Californie. Ce colloque avait pour thème : « J » : Around the work of J. Hillis Miller. Le lecteur qui n’aurait pas la connaissance préalable tant des enjeux de ce thème que de la personne et de l’œuvre de Miller ne doit pas renoncer à entrer dans ce texte. Derrida y explique fort bien son objectif, ce sur quoi il s’appuie, et comment il entend arriver à sa conclusion. Histoire d’amitié, d’abord, mais aussi affaire d’adresse à [...], et notamment à l’absent, adresse mal adressée aussi, qui permet à Derrida de nous faire parcourir une grande partie de l’histoire culturelle européenne, non sans rappeler aussi, dans un court passage de son texte, que lire un livre est d’autant moins un acte passif que la lecture doit savoir se faire généreuse (thème Ô combien récurrent chez lui !).
C’est ensuite Jean-Luc Nancy qui prend le relais. Sa contribution gouverne une section consacrée au Politique, sous les thèmes de l’action, du cosmopolitisme, du droit international, de la souveraineté et de la scène de la révolution. Nancy se lance dans une belle dissémination derridienne autour de l'expression « que faire ? », partant de Kant (ce « que dois-je faire ? visant la fin ultime), passant par Lénine (et la réduction du faire à l’ajustement des moyens et des fins), pour mieux préciser que l’affaire du faire ne se joue plus seulement sur le registre du projet ni sur celui de la militance. Il faut au contraire reconnaître au faire une espèce inédite de distinction, que l’auteur poursuit dans les textes et les séminaires de Derrida. Il nous reconduit par là à la philosophie qui, dit-il, fut d’abord la proposition d’un faire, d’un agir dans un monde où venaient à s’effacer les règles données, les places assignées, les modèles et les fins de l’existence. Puis à Bartleby se soustrayant à l’affairement du monde de Wall Street.
Cela dit, nous ne pouvons examiner chaque contribution (29, rappelons-le). Peter Szendy entre plutôt dans un questionnement déconstructeur portant sur le monde (à partir du concept de cosmopolitisme chez Derrida), montrant ce qui arrive au cosmopolitisme dans la pensée du philosophe qui, tout en relançant ce mot d’ordre d’une manière inédite vers un avenir qu’on ne lui soupçonnait plus, semble pour autant en saper les fondements, traditionnellement référés à la hiérarchie entre les animaux et les hommes (ce thème est repris plusieurs fois au cours de l'ouvrage, en référence aux Séminaires de Derrida). Le cosmopolitisme traditionnel (des Stoïciens à Kant) présuppose la naturalité du monde commun, ce que justement Derrida conteste, en une sorte de suspension épochale du monde. Voilà qui fait mieux ressortir le propos de René Major et Chantal Talagrand, lequel insiste sur le principe de divisibilité de la pensée du philosophe et sa prise en compte d'un sujet désassujetti, en visant l'importance de la déconstruction de la question de la souveraineté au cœur de la situation internationale contemporaine (Syrie, Libye,...) ; ce que reprend aussi l'article suivant (Laura Odello). Ce sont ainsi le dispositif théologico-politique de la souveraineté et l'affect de la promesse révolutionnaire qui sont passés au crible.
Dispositif dont il est à nouveau question dans la deuxième partie de ce recueil. Il s'intitule Le théologico-politique. Rassemblant 5 articles, il est plus nettement engagé dans la spéculation. Occasion est pourtant donnée de resituer la notion de déconstruction (son origine dans Martin Heidegger (Aufbau), sa mutation chez Derrida et la nécessité de la réexpliquer sans cesse), datant de 1965, de la distinguer de la notion classique de critique considérée comme trop négative, voire, dans un article de la fin de ce recueil (Jérôme Lèbre), de poser la question de savoir pourquoi cette notion n'est pas portée dans le Dictionnaire de l'Académie française (alors qu'il était présent dans l'édition de 1792, a été évacué en 1835, est rétabli en 1878, pour disparaître ensuite jusqu'à nos jours). Occasion encore de réfléchir aux rapports de Derrida avec Husserl (et donc d'évoquer le premier écrit de Derrida, L'origine de la géométrie), de revenir sur les différentes étapes du dialogue de Derrida avec la tradition apophatique, la théologie négative, et la mystique (notamment Angelus Silesius). Hent de Vries propose une synthèse à méditer longuement : si la religion survit ou a survécu à elle-même et à sa propre mort, il se pourrait qu'elle en soit sortie fortifiée, plus viable et vivante que jamais !
Il n'en reste pas moins vrai que la pratique déconstructrice, Derrida le rappelle sans cesse, ne serait pas déconstructrice si elle ne portait pas aussi sur des appareils institutionnels et des processus historiques, au lieu de se contenter de travailler sur des philosophèmes ou des discours conceptuels. C'est le motif sur lequel l'ouvrage, et donc les auteurs convoqués, glisse vers la question politique. Mais, encore une fois, il faut constater sur ce plan qu'il n'y a pas une philosophie politique ou une philosophie du politique chez Derrida. De même, écrit Fernanda Bernardo, qu'on ne peut pas davantage déduire une politique, au sens traditionnel et conventionnel, de sa pensée. Pas plus qu'il n'existe dans sa pensée de tournant politique, d'autant que le vocabulaire du "tournant" est très impropre pour nommer quoi que ce soit, dans cette philosophie. Enfin, s'il ne parle pas politique du politique et de la politique, tout en parlant déjà toujours politiquement, il y a bien chez lui et une pensée "politique" et une pensée du politique et quant au politique. Non comprises ici les mises en œuvre et autres engagements personnels ou prises de position publiques (ou "silences obligés", écrit-il parfois) de Derrida. Ceux qui pensent que Derrida est demeuré apolitique ne comprennent la politique que sous l'angle de la polis, c'est-à-dire, le plus souvent, à partir des frontières d'un Etat-nation territorialisé. Ce qui revient à dire, en termes derridiens, à partir d'une ontologie ou d'une onto-théologie et la mélancolie inguérissable de l'Etat.
Lorsqu'on aborde la section L'identité, l'Algérie, la langue, on est éventuellement frappé plus fortement par les risques pris dans ces Appels, le risque de la soumission à l'autorité qui convoque, d'une certaine manière. Il est vrai qu'on y atteint quelques processus plus intimes, autour desquels les auteurs de contributions réunissent non seulement Derrida et Hélène Cixous, mais encore quelques auteurs franco-maghrébins pour parler la langue de Derrida (allusion au tiret qui sépare et relie, qui maintient l'écart non sans souligner que chaque terme doit faire l'effort de s'ouvrir sur l'autre). Ne racontons pas les "origines" de Derrida, la triple expropriation (de la culture maghrébine, de la culture française et de la culture juive). Mais écoutons-y les auteurs des contributions se jouer sans cesse de la différence entre penser à Derrida, à travers l'appel, penser avec lui ou penser depuis sa pensée. Dans une autre section, Evando Nascimento y revient encore autrement : après Derrida ? Après, c'est d'abord le signe de ce qu'on a pu, ou de ce que l'on peut encore faire à partir de Jacques Derrida, après son départ et à partir de sa pensée donatrice. Ainsi reviennent sur le devant de la scène, l'hospitalité, le cosmopolitisme, l'amitié, la sécularisation, le monolinguisme, la justice,... mais cette fois barrés par l'expulsion et la dépossession, le sentiment d'appartenance et d'exclusion, les rapports complexes entre la mémoire et l'oubli, la proximité et la distance.
Bien d'autres pensées seraient à récolter de ce recueil, et pas nécessairement en lui, que nous devons occulter pour ne pas retisser ici l'ouvrage même. Les sections IV, V et VI, se concentrent sur d'autres thèmes : l'amitié, la différence, la trace, à nouveau l'animal, mais aussi la peinture, la musique, l'esthétique, puis la littérature (séparée des autres arts), et la loi et la justice pour clore ce volume. Marie-Louise Mallet nous offre un très bel article sur le (non) statut de la musique chez Derrida, brossant au passage, de manière cursive, un parcours brillant des rapports des philosophes et de la musique. Joana Maso s'inquiète des rapports de Derrida et de la peinture, en relevant les difficultés.
D'une manière ou d'une autre, cette publication est marquée constamment du sceau du travail dans la langue appris chez Derrida. Si le philosophe prenait effectivement la langue par les racines, et en traversait les champs sémantiques pour en décliner l'amplitude, les différents auteurs ont largement incorporé ce modèle. Son efficacité reste pour autant certaine, même si on pourrait attendre de ces auteurs un travail sur des plans ou des thèmes différents de ceux du "maître"