Stabilité de mœurs, mutations des regards : la sexualité des Romaines au-delà des définitions des Romains.
Les femmes et le sexe dans la Rome antique est une adaptation à destination du grand public d’une thèse de doctorat. Dans ce travail, Virginie Girod abordait la sexualité des Romaines au début de l’Empire romain dans la lignée des gender studies et du point de vue de l’histoire sociale .
Dans cet ouvrage, très clair et agréable à lire, l’auteure aborde de manière toujours très fine une question pourtant encore relativement taboue, celle de la sexualité féminine, dont elle démontre les enjeux sociaux. Son approche, bien qu’essentiellement historique, pour être la plus complète possible, se veut pluridisciplinaire en faisant également intervenir l’ethnographie, l’anthropologie et la sociologie. Au fil des pages, elle parvient sans mal à emporter la conviction sans se départir d’une pointe d’humour, comme lorsqu’elle souligne malicieusement que les deux consuls qui ont donné lieu à la loi encourageant la natalité sous le principat d’Auguste n’avaient ni femme ni enfants .
Dans l’imaginaire collectif principalement alimenté par les seules sources littéraires, le Haut Empire serait une période durant laquelle les mœurs sexuelles se seraient relâchées ; et c’est pour cette raison que l’auteure a choisi d’explorer cette période. Virginie Girod montre qu’il s’agit en fait d’une époque durant laquelle certaines femmes ont eu la possibilité d’obtenir une émancipation toute relative, en raison d’un contexte sociopolitique favorable, ce qui a conduit certains auteurs antiques à parler de relâchement d'un point de vue des mœurs et de la sexualité.
Mais durant cette période, les normes régissant la sexualité des femmes sont restées celles qu’elles étaient durant la République et qu’elles resteront dans le Bas Empire : la femme reste malgré tout soumise car toute la sexualité de la société romaine se fonde sur l’idée qu’il existe d’un côté les dominants-pénétrants qui sont les hommes de naissance libre et, de l’autre côté, les dominé-es soumis-es majoritairement représenté-es par les femmes mais dont certains hommes pouvaient faire partie s’ils se livraient à des pratiques jugées infamantes telles que le cunnilingus. Ce qui a varié durant cette période, c’est le degré de soumission lié aux pratiques sexuelles de certaines.
Outre cette codification binaire entre dominants-pénétrants et dominé-es-pénétré-es, un autre clivage traverse la société romaine : la division entre le statut de la femme vertueuse et celui de la prostituée. Ainsi, le rôle social de la femme tel que les hommes romains l’envisagent est d’être la garante de l’évitement de la souillure familiale et du respect de la patrilinéarité : ce rôle était dévolu aux matrones, femmes de naissance libre, dont la raison d’être était la procréation. Ainsi, elles devaient se montrer « vertueuses » et ne se livrer en aucun cas à des relations adultérines. De même, toute pratique sexuelle dont le dessein était autre que la reproduction était prohibée. Par conséquent, les désirs des matrones en termes de sexualité étaient niés et seule la pénétration était la norme. Le devoir de la matrone était cantonné à celui de la maternité au sein de la sphère domestique afin de perpétuer le corps social.
Par opposition, les prostituées, bien que méprisées et disposant d’un statut infamant en raison de la sexualité récréative qu’elles proposaient, étaient également les garantes d’un certain ordre social puisqu’elles permettaient aux hommes, dotés de prétendus besoins sexuels, d’assouvir leurs « pulsions » et d’éviter ainsi de convoiter une autre matrone que leur femme. Leur rôle social était même encadré par une mythologie politique et religieuse les assimilant à Vénus.
Pourtant, entre les deux statuts, il existait des situations intermédiaires car même si les législations du Haut Empire romain ont tendu à réaffirmer cette binarité du rôle social de la femme, Virginie Girod nous montre que dans les faits, la situation était forcément plus complexe. Elle démontre ainsi que les matrones avaient aussi recours à l’avortement, aux méthodes anticonceptionnelles, à l’adultère pourtant en opposition avec leur rôle de femmes vertueuses renforcé par toute une mythologie politique et religieuse. Elle nous dépeint aussi des matrones se livrant aux pratiques réservées aux prostituées, en particulier certaines impératrices telle Messaline, notamment pour s’émanciper de leur carcan social et accéder à un certain niveau de pouvoir.
Ainsi dans cet ouvrage, tous les aspects qui touchent de près ou de loin à la sexualité féminine sont abordés : de la représentation symbolique et politique des femmes en fonction de leur statut social à leur aspect physique dont les normes étaient définies par les hommes, en passant par les règles régissant le mariage et les pratiques sexuelles auxquelles elles pouvaient se livrer, sans négliger les questions liées à l’avortement et la maternité.
Néanmoins, dans un ouvrage à destination du grand public, il aurait été utile d’insérer en annexe une généalogie des Julio-Claudiens et des Flaviens afin d’en faciliter la lecture. Ainsi, le passage sur la question de l’inceste pourtant prohibé au sein de la société romaine mais que les familles régnantes ont su contourner pour des raisons de stratégies dynastiques et la partie sur les stratégies des impératrices pour s’émanciper de leur condition féminine et participer ainsi à l’exercice du pouvoir auraient sans doute gagné en clarté s’ils avaient été accompagnés de tels documents, tant les situations matrimoniales sont complexes au sein des Julio-Claudiens et des Flaviens.
Par ailleurs, un renvoi systématique vers le glossaire en fin d’ouvrage aurait été le bienvenu, de même qu’un certain nombre de références plus étroites à la chronologie ou à l’histoire romaine que l’auteure, spécialiste de la période, n’a pas toujours explicitées. Par exemple, lorsque l’auteure évoque les sources utilisées dans l’avant-propos , il est question de Tite-Live, de Plutarque et de Flavius Josèphe. Pour le/la lecteur/trice qui n’aurait pas étudié ces auteurs (et même pour les autres, histoire de leur rafraîchir la mémoire), il aurait pu être de bon ton de mentionner les dates et le contexte de leur activité.
Enfin, certaines formulations un peu abruptes – telles que : « Les femmes ont toujours cherché à se plier aux critères de beauté de leur époque » – auraient pu être plus nuancées. Ne serait-ce qu’en mettant en avant le fait que c’est justement le conditionnement social engendré par une société patriarcale qui a contraint les femmes à se plier à ces critères de beauté.
Pour autant, Virginie Girod réussit le double tour de force de nous faire pénétrer d’une part l’histoire de la sphère intime qu’est la sexualité et, d’autre part, de nous livrer, en contrepoint, le point de vue féminin sur cette question alors même que les sources disponibles qu’elle a pu utiliser (épigraphie, numismatique, représentations picturales, archéologie, sources littéraires, historiques, juridiques, philosophiques et médicales) émanent en grande partie de celui des hommes