Un ouvrage de fond pour comprendre les discussions esthétiques sur l’image et les débats récents autour de la théorie de Mitchell en France.

Au-delà du discours sur l’invasion des images

Suffit-il de déclarer que les images sont omniprésentes, et matraquent le spectateur, abrutissant ainsi sa conscience sociale et historique ? Certainement pas ! Suffit-il de répéter le discours sur la substitution des images visuelles aux mots pour avoir raison ? Encore moins, et d'ailleurs de nombreux ouvrages montrent que l'éclipse des mots n'a pas eu lieu, même si beaucoup ne cessent de vouloir maintenir l'image dans un statut théorique subalterne. La déconstruction des images et de l'iconographie contemporaines requiert d'autres atouts et concepts que ceux d'une sociologie du conditionnement, et doit même nous apprendre à ne pas présupposer le langage comme modèle d'interprétation de la signification. Voilà au moins deux raisons pour lesquelles la lecture de l'ouvrage de W.J.T. Mitchell, Que veulent les images ?, est incontournable.

W.J.T. Mitchell est professeur de littérature et d'histoire de l'art à l'université de Chicago. Traduit en français, il est, entre autres, l'auteur de Iconologie : image, texte, idéologie (parution en France en 2009). Il est aussi un auteur cité sans cesse dans les commentaires portant sur l'image. Enfin, il est un des interlocuteurs centraux des débats conduits par Jacques Rancière sur ce même thème de l'image, plusieurs discussions publiques sont connues à cet égard, et rapportées sur Internet.

Un avant-propos à cette traduction restitue son parti pris dans le contexte global de ses publications. Parue en 1986, son Iconologie s'attaque à la théorie de l'image, en montrant une chose passant désormais pour classique : la tradition occidentale a assujetti l'image à une iconophobie, ayant fait obstacle longtemps à la connaissance de l'image, à une histoire de l'art pertinente et à la philosophie esthétique. Contentons-nous de souligner ici que Platon, les religions monothéistes et les classiques n'ont pas été sans travailler au mépris de l'image. Ceci alors que notre époque en laisse croître le rôle tout en construisant ou renforçant les hiérarchies sensibles ou du sensible. Mais ce n'est pas tout, concernant Mitchell. En 1994, il publie Picture Theory, et aide à faire naître par ce cheminement les visual studies, une nouvelle discipline dans les départements universitaires nord-américains (dont il reconstitue rapidement le socle dans l’un des articles publiés ici, p. 95-96). Ces études (non sémiologiques) des images à travers les médias poussent l'analyse jusqu'à la compréhension de la construction visuelle du monde social et de la subjectivité.

Certes, Mitchell n'est pas le seul sur ce terrain, mais là n'est pas la question. Il tient d'ailleurs le plus grand compte de nombre de travaux conduits récemment, parmi lesquels ceux de Judith Butler, de Slavoj Zizek, comme ceux des plus classiques Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Guy Debord, Jean Baudrillard et Michel Foucault   . Ce sont ces pointages qui forment la présupposition d'un ouvrage composé d'un ensemble d'articles et de textes de circonstance publiés à partir des années 1990. Soulignons, cependant, que le lecteur peut aborder chaque chapitre/article sans s'imposer une lecture continue de l'ensemble, même s'il fonctionne parfaitement lorsqu’il est pris dans sa globalité. Les trois parties principales s'intitulent : Images, Objets, Médias. Ces trois parties comprennent 16 articles, et sont accompagnées d’une belle iconographie (outre les images dans le texte, en noir et blanc), un cahier final rassemblant toutes les vues en couleur citées durant le parcours.

Afin d’ouvrir le débat, Mitchell propose sa définition de l'image   : par là “j'entends toute ressemblance, figure, motif ou forme apparaissant au travers d'un medium, quel qu'il soit”. Il est clair que l’“image” englobe donc les productions de l’art et de la publicité. Viennent ensuite les définitions des notions d'objet et de médium. Néanmoins, pour entraîner d'emblée à la réflexion, l'auteur propose l'analyse de deux oeuvres : le film de David Cronenberg Videodrome mettant en scène la réciprocité du désir caractérisant la relation entre le regardeur et l'image : “j'ai envie de regarder, j'attends que tu me regardes”   , et un tableau de Barbara Kruger, sans titre, sur lequel est écrit/peint : A l'aide ! je suis prisonnière de cette image, 1985. Il insistera ensuite sur d'autres images, comme celles de la brebis clônée Dolly et du 11 septembre, soit le fantasme de la réplique et la peur de la destruction, ou l’association de la biotechnologie et du capitalisme mondialisé, mais aussi la scène plus classique, due à Pline l'Ancien, de la fille du potier de Corinthe dessinant sur un mur le profil de son amant.


Quelle vie prêtons-nous aux images ?

Ainsi se trouve lancée la première partie de l'ouvrage qui se donne pour mission de rappeler que les relations ordinaires entretenues avec elles sont le produit de rapports de force historiques. Ainsi en va-t-il, par exemple, de la construction raciale de notre champ visuel (colonial, notamment, mais aussi genré). Occasion est alors donnée de revenir sur le titre de l'ouvrage ainsi que sur le titre renversé de cette chronique. Car, écrit l'auteur : "mon but est ici d'étudier les différentes formes d'animation et de vitalité qui leur sont attribuées, leur puissance d'agir, leur motivation, leur autonomie, leur aura, leur fécondité ainsi que d'autres symptômes qui en font des "signes vitaux"". Disons des signes en vie. Mitchell ne veut pas en rester au modèle habituel de l'analyse du pouvoir des images. Il passe par-delà la question du sens pour aboutir à l’analyse de la puissance de l'image. Ce n'est donc pas tant que les images vivent mais que nous leur prêtons une vie. Magie, animisme, vitalisme ? L’un ou l’autre, mais dont on se dédouane souvent en prétendant que ce sont les "autres" qui y croient, les masses, les "primitifs", les illettrés, les enfants...! Sommes-nous dupes de nous-mêmes sur ce plan ? Mitchell répond : "le comportement magique envers les images est tout aussi puissant dans le monde moderne" qu'auparavant ; les vieilles superstitions ayant trait aux images ne sont pas moins puissantes de nos jours. Dès lors revient la question : pour quelle raison notre époque est-elle à ce point marquée par différentes formes de guerre des images ? Le monde moderne ne nous a-t-il pas engagé dans une foule de "faitiches" - au sens de Bruno Latour ?

Mitchell pressent bien que des réticences devant sa question “Que veulent les images ?” vont se faire jour. Cette question implique une subjectivation des images, une personnification qui peut sembler douteuse ! On peut aussi bien, pour calmer le jeu, en faire une simple expérience de pensée. Néanmoins ce n'est pas la première fois que l'on tente cette aventure. Voilà qu’il nous rappelle le Marx du fétichisme, et le Freud de l'imago ou du fantasme. Et Mitchell de souligner que nous savons tous que la photographie de notre mère n'est pas vivante, mais nous éprouvons toujours des réticences à la détruire. L'affaire tient évidemment au regard, aux connotations symboliques des images, aux associations impliquées, dont l'étude doit être entreprise et qui donne à la recherche de Mitchell une surface assez ample pour englober la sémiologie, la psychanalyse (essentiellement par Jacques Lacan), la sociologie, l'histoire et l'ethnologie. Cela va-t-il jusqu'à tenter de définir des "régimes scopiques"   ? Que le pouvoir des images repose sur leur silence, "leur spectaculaire impassibilité", ne suffit pas encore à régler la question de savoir quelle est la nature du pouvoir qu'elles exercent sur les émotions et le comportement humain. Pour avancer, Mitchell tente d'attribuer le désir aux images (et non de se contenter de l’habituel commentaire sur le désir de l'artiste ou sur leur manière de susciter les désirs du spectateur).

En un mot, il convient de revenir aussi sur le lieu commun du "pouvoir des images". Certes, elles ne sont pas dépourvues de pouvoir, mais l'objectif de Mitchell est de passer du pouvoir au désir, désir de l'image au double sens de l'expression. Deux exemples souvent repris (mais Mitchell évoque aussi la fameuse affiche de l’"Oncle Sam") : la construction imagée du stéréotype racial et raciste n'est pas un simple exercice technique de domination. C'est le tissage d'un double bind qui afflige à la fois le sujet et l'objet du racisme (désir et haine soulevés). La violence oculaire du racisme se construit dans le doublet "abomination" et "adoration". Autre exemple : les images sont genrées non seulement par leur contenu, façonnant la relation spectatrice autour d'une opposition entre la femme comme image et l'homme comme porteur du regard, mais encore les images sont conçues comme femmes. Cet effet "méduse" par lequel l'image veut exercer une domination sur le regardeur, l'attirer, l'arrêter, le retenir, relie le désir propre de l'image, voire du tableau, et le désir d'image ou de tableau.

Aboutir ensuite à la question des objets ne revient pas à sortir du problème de l'image. Non seulement parce que les images renvoient à des supports (pierre, métal, toile, celulloïd...) mais encore parce que les objets sont investis d'un imaginaire, qui s'étend du fétichisme à l'analyse. Sur ce plan, Mitchell a trouvé une belle ouverture. C’est en quelque sorte par la censure des images qu’il aborde cette question. Notamment parce que la censure des images est révélatrice du jeu d’investissement dont font preuve les images. Pourquoi des oeuvres conçues avec des excréments, tournant autour de monstres, sont communément considérées avec un profond dégoût ? Autant rappeler, grâce à elles, que si nous sommes susceptibles d’être offensés par ces images, c’est que nous les investissons et désinvestissons, à partir de jeux du désir. Sinon, comment comprendre que notre réponse à l’image offensante correspond la plupart du temps à un acte de violence réciproque, une “offense” consistant à la détruire, à la vandaliser ou à la bannir du champ de vision ? L’ouvrage évoque ici bon nombre d’oeuvres-images dont on a parlé récemment en Europe : Piss Christ d’Andres Serrano, la Madone d’Ofili…


Les médias et les images

La perspective ouverte sur les médias diffère peu de ce qui vient d’être indiqué. La partie qui leur est consacrée commence par une citation d’un anonyme : “Il n’est point de medium heureux”. Les médias, au sens de Mitchell, ce sont les écosystèmes dans lesquels les images prennent vie. Les médias sont donc à la fois matériels et des pratiques matérielles qui mêlent technologies, connaissances, traditions et habitudes. L’auteur sait bien qu’il s’en prend ainsi à McLuhan, comme à bien d’autres. Il s’appuie précisément sur les travaux de Raymond Williams. Il insiste : le médium est plus que le materiel, plus que le message, il est l’ensemble des pratiques qui rendent possibles l’incarnation des images. Par exemple, non seulement la toile et la peinture, mais aussi le châssis, l’atelier, la galerie, le musée, le collectionneur, le système marchand ou la critique. L’intérêt des articles de ce troisième groupe reside dans le fait que Mitchell ne cherche pas à “comprendre les médias” (McLuhan encore) mais plutôt à se demander comment penser l’adresse des médias (addressing media) afin de les appréhender non comme des systèmes ou des structures logiques mais comme des environnements peuplés d’images, comme des personnes ou des avatars qui s’adressent à nous et peuvent recevoir des adresses en retour. Le medium n’est pas “entre”, il est le milieu dans lequel un rapport prend tel ou tel tour.

Mitchell souligne simultanément les difficultés auxquelles se heurtent les media studies, aux Etats-Unis, comme en Europe d’ailleurs, notamment en ce qui concerne la relation au milieu de l’art, hostile par principe à cet aspect des rapports sociaux. Puis l’auteur rebondit sur la question de l’adresse : de quelle manière les médias traditionnels (radio, télévision) s’adressent-ils à nous, et de quelle manière imaginons-nous leur répondre ? “Le moment où l’on hurle devant un poste de télévision et celui où l’on embrasse un poste de radio avec cinq dollars en main prêts à être expédiés à un Pasteur évangélique” pose des questions. Mitchell suggère de traiter des médias en termes de lieux, de figures et d’espaces. En un mot, l’enjeu est de savoir si l’on peut concevoir une théorie des médias qui montre que faire face à une image, c’est se confronter à sa propre interpellation, celle de sujets doués de vue et de parole dans le face-à-face communicationnel. Et Mitchell de rebondir sur l’analyse déjà indiquée de Videodrome.


Un éloge de la culture visuelle

Nonobstant le silence de l’image, c’est bien de la culture visuelle dont il doit être finalement question. Après avoir proposé des études portant sur Gormley, l’abstraction en peinture, la sculpture   , la photographie, et le cinéma de Spike Lee, l’auteur se lance dans une tentative plus théorique, la dernière de cet ouvrage. Au terme d’un parcours universitaire qui lui a fait enseigner la Visual Culture, il reprend le dossier des Visual Studies, en tentant de lever le voile de familiarité et d’évidence qui accompagne toute expérience du regard pour le problématiser, l’analyser et en révéler en quelque sorte le mystère. Premier paradoxe de ce travail : la vision est invisible. Ajoutons même ce que l’auteur aurait pu dire : la place du spectateur lui est invisible (sauf par mimétisme), nous ne pouvons voir le voir. Comment faire pour que la vision se montre, sinon étudier la manière dont les artistes ont représenté ou fait fonctionner la vision ? La vision est une construction culturelle, elle est acquise et cultivée et ne constitue pas un don pur de la nature. Elle partage aussi une histoire commune avec les arts. Ce dernier article se place quelque peu sur la défensive. Il brosse un état des lieux épistémologique (rapports entre les Visual Studies et l’histoire de l’art, l’épistémologie, l’esthétique…). Il prend donc d’abord un point de vue disciplinaire, curieusement appuyé sur la philosophie de Jacques Derrida, et l’idée selon laquelle lesdites études pourraient être “un dangereux supplément”. Plus productives sont les deux considérations suivantes. Les mythes à propos de la culture visuelle lui feraient porter la responsabilité de la liquidation de l’art alors qu’au contraire, elle stimulerait la réflexion sur les différences entre ce qui relève de l’art et ce qui n’en relève pas, et favoriserait une méditation sur la cécité, l’invisibilité, l’inaperçu et l’inexploré. Ces considérations débouchent sur une des questions posées au départ : il n’existe pas de médias purement visuels, tous les médias sont à la fois sensoriels et sémiotiques. La visualité est bien prise en compte.

Dans cet ouvrage, le propos central ne cesse de reconduire le lecteur à sa position de spectateur des images. Si, au lieu de l'expression de Mitchell, on transfert son axe théorique sur la question de l'adresse de l'image, il est possible d'approfondir le double sens de l'expression "désir de l'image", tout à la fois signe de désir et chose contrainte d'éveiller le désir du (ou chez le) spectateur, parfois sans révéler aucun signe de désir. Encore peut-on rappeler que Courbet, avec L'origine du monde, n'a pas fait autre chose que de figurer le désir de voir qui n'est pas séparable de l'image  

 

A lire aussi :

- W.J.T. Mitchell, Iconologie. Image, texte, idéologie, par Alexis Roume.