* Exposition « Outrenoirs(s) en Europe : musées et fondation » jusqu'au 19 octobre 2014 au musée Soulages, ouvert depuis le 31 mai 2014 à Rodez. 

 

 

Le philosophe et son peintre

À partir de la séquence philosophique qui s’ouvre au début des années 1950, le dialogue entre la pensée française et la peinture ne cesse de prendre de l’ampleur. C’est le renforcement d’un ancrage ancien, qui marque durablement plusieurs générations d’intellectuels.

Toujours actuelle, cette séquence tourne autour d’une question : comment mettre en résonance les opérations singulières de l’art ? Non pas penser directement la chose, mais identifier les configurations, les déplacements, les mouvements qui s’opèrent dans leur diversité ; et accompagner le renouveau à l’épreuve du réel.

Penser le présent, c’est penser en présence des manifestations artistiques, inventions picturales, créations esthétiques. Ainsi s’explique la rencontre entre le philosophe et le peintre, ces deux contemporains. Pour Alain Badiou, cette rencontre constitue la pointe fulgurante de la philosophie de notre temps : « L’art n’est qu’une école du Présent. Mon obligation ? En être conceptuellement le contemporain. » (« Le devoir inesthétique », 2002). Trois ans plus tard, dans Le Siècle, il précise : « L’avant-garde dit : Nous commençons. Mais la question véritable du commencement est celle de son présent. »

Oui, ce qui compte, aux yeux d’Alain Badiou, c’est la multiplicité active des oeuvres, la puissance affirmative de leurs effets pour autant que leur surgissement dans le présent permet de penser le présent. Et si la rencontre avait lieu au coin de la rue ? Voici que le philosophe y tombe nez à nez avec son peintre. L’intensité de la relation se mesure à l’évidence du face-à-face, dans l’accord des regards et la parole partagée.

Voyez, par exemple, comment la rencontre, en 1945, entre Sartre et Wols, pseudonyme d’Alfred Otto Schulze, dessinateur et aquarelliste allemand, relance à merveille les échanges entre le champ du savoir et l’activité créatrice. Teint rose et cheveux blonds, ce jeune peintre de trente-six ans, exilé à Paris, Sartre le croise à Saint-Germain-des-Prés et l’aide à payer sa chambre à l’Hôtel des Saints-Pères. Au-delà du lien amical, Sartre s’intéresse à la fascination de Wols pour l’altération du monde, jusqu’à sa progressive disparition. Aux yeux du philosophe, l’univers de l’artiste devient alors le catalyseur d’une non-figuration lyrique et explosive : altération des couleurs, indécision des plans, métamorphoses et contaminations du réel.

Une proximité similaire se retrouve dans le lien immédiat établi par Michel Foucault avec le peintre belge René Magritte. Le 23 mai 1966, le peintre adresse une lettre au philosophe, ainsi qu’une série de dessins, dont une reproduction de Ceci n’est pas une pipe. Aux yeux de Foucault, l’œuvre, qu’elle soit artistique ou philosophique, est d’abord une expérience. C’est la forme d’un travail actif, inventif, créatif, qui ne s’avance pas comme œuvre achevée, mais qui, au contraire, s’ouvre et se déploie comme expérience, singulière, radicale, unique.

L’échange de lettres entre Foucault et Magritte conduit à une intense réflexion sur l’art : comment se développe le jeu des mots et des images ? Comment se libère la complicité entre peinture et discours, entre image et texte, entre élément plastique et élément graphique, dans l’entre-champ du flottement et de la stabilité ?

De nouvelles interrogations devant la configuration artistique surgissent au moment de la rencontre entre Jacques Derrida et le peintre italien Valerio Adami. En octobre 1974, les deux hommes se croisent chez des amis communs, rue du Dragon, à Paris. Derrida raconte : « Là, j’ai vu pour la première fois le visage de Valerio. Les traits de son visage, sa graphie de dessinateur, tout cela m’a paru immédiatement constituer un monde. » Un monde esthétique et affectif que Derrida ne quitte plus. Depuis le premier texte, « + R (par-dessus le marché) », publié en 1975 dans la série Derrière le miroir, écrit à l’occasion d’une exposition de Valerio Adami, Le voyage du dessin, où Derrida traque, selon ses mots, les hiéroglyphes, entre la ligne noire, incisive, et les gammes chromatiques en aplat, jusqu’à l’attestation de la dernière rencontre, le dernier jour du dernier séminaire, la Pensée du Tremblement, le 19 juillet 2004, à la Fondation du Dessin, sur le lac Majeur en Italie, quelques semaines avant sa disparition, le 9 octobre. Au sujet des affinités électives entre Derrida et Adami, le peintre parle d’une « nouvelle carte du tendre ». Sans doute. Oui.

Le vertige d’une beauté picturale, dans le bouleversement des formes et des couleurs, marque chez Louis Althusser sa découverte de l’œuvre du peintre cubain Wifredo Lam. Une lettre de l’artiste au philosophe, datée du 18 août 1977, est, cette fois, à l’origine de la rencontre. À la fois heurté et intrigué par le dépouillement tétanisant des visages en masques ovales ou par les angles et les lignes du tableau, qui sont, pour lui, autant d’étraves échouées qui ont fendu l’espace dans leur lancée, Althusser s’y éprouve soudain en grande proximité. Amitié naissante, attention admirative ? Toujours est-il qu’Althusser écrit : « Le premier tableau que je vis de Lam, c’était comme si je le connaissais depuis toujours. Je l’ignorais : mais il faisait déjà partie de moi. » Le langage visuel de l’artiste - né à Sagua la Grande à Cuba en 1902, d’un père chinois venu de Canton et d’une mère de double ascendance, africaine et espagnole, mêlant dans ses œuvres les influences bambara, dogon, sénoufo et mende - devient pour Althusser le plus familier des mondes : « Je le découvre : je connais Lam depuis toujours. »

À peine publié, en 1981, Logique de la sensation est envoyé au peintre irlandais Francis Bacon, qui s’exclame, en découvrant l’essai que Deleuze lui consacre : « On dirait que ce type était derrière mon épaule quand je peignais mes tableaux. » Quelques semaines après, Deleuze rencontre Bacon à l’occasion d’un dîner au restaurant, rue de Trudaine, à Paris. Le peintre confie au philosophe qu’il rêve de peindre une vague, mais qu’il n’ose pas croire à la réussite d’une telle entreprise. Leçon de peinture : peindre une petite vague ou peindre un cri. Deleuze l’a bien compris, lui dont l’écriture aspire à approcher, à remuer le fond commun des mots, des lignes, des couleurs et des sons.

Jean-François Lyotard rencontre Shusaku Arakawa au printemps de l’année 1982 lors d’une des visites à Paris du peintre japonais. C’est le début d’une longue correspondance entre les deux hommes, en vue du catalogue d’une exposition de l’artiste à Milan, en 1984. L’échange se poursuit jusqu’en 1997, un an avant le décès du philosophe. L’oeuvre de ce « Japonais de New York » (installé à New York depuis décembre 1961) s’éprouve comme celle du passage, dans l’écart - ou le paradoxe - du Levant et du Couchant. L’intérêt que lui porte Lyotard repose sur la fascination qu’exerce la matière immatérielle, trace visible d’un geste invisible qui n’est pas situé dans l’espace-temps de la perception.

Autant de rencontres (et, pour la plupart des philosophes évoqués, des rencontres parmi d’autres) qu’il faudrait interroger dans leur singularité, mais qui témoignent de l’urgence pour le penseur d’aller au devant de la peinture. Quel éblouissement de Damas cherche-t-il ? De quelle Baleine blanche est-il en quête ? Quel autre de lui-même découvre-t-il dans l’atelier du peintre ?


Alain Badiou et l’événement artistique

Il faut se demander ce qui se rencontre, au fond, au-delà de l’échange humain. Comme si le philosophe devait non pas chercher un sens à/dans la peinture, mais prendre à travers elle la mesure du réel. Alain Badiou prolonge et complète cette série. Avec lui, la question devient celle de la singularité de la procédure artistique, dans sa différenciation irréductible : « L’art est création de finitude », précise son Petit manuel d’inesthétique (1998). Il s’agit pour Alain Badiou d’être attentif à l’immanence des vérités, c’est-à-dire au processus créatif, aux conditions de l’apparition. S’il y a des vérités artistiques, c’est pour autant que les œuvres attestent d’une valeur saisissante, dans le lien - lui-même situé, historique, déterminé - entre le singulier et l’universel.

Telle est ce que le philosophe nomme alors la configuration « en vérité » des créations artistiques : un multiple singulier d’œuvres dans une séquence identifiable, initiée par un événement. Car si elles sont potentiellement infinies, les créations constituent un ensemble déterminé de propositions réelles et contingentes. Badiou interroge la singularité d’une activité artistique dans sa Troisième esquisse d’un manifeste de l’affirmationnisme (2004) : comment penser l’œuvre comme effectivité plutôt que comme virtualité ? Comment comprendre ensemble la mobilité de l’expérience artistique - précarité, tremblement, causalité évanouissante - et la durée profonde de l’œuvre ?

Dès L’Être et l’événement, en 1988, à propos d’une création singulière, la poésie de Mallarmé, Alain Badiou indique qu’« un poème de Mallarmé fixe toujours le lieu d’un évènement aléatoire, qu’il convient d’interpréter à partir de ses traces ». Traces, langages, dispositifs corporels ou conditions d’invention, Badiou est sensible aux organes de la vérité picturale, qui engage la vision affirmative du devenir des œuvres dans son rapport aux formes de la multiplicité créatrice. L’épreuve du passage du virtuel au réel, du possible à l’effectif, conduit l’art à renouveler son processus, à créer des formes nouvelles et inventives – sans s’appuyer sur un répertoire établi, comme le classicisme – et à les inscrire dans la stabilité – sans s’évanouir dans l’informe expérimental, à l’image du modernisme. Poème, roman, théâtre, danse, musique, cinéma et peinture constituent dans l’oeuvre de Badiou le lieu multiple, chaque fois affirmé, réaffirmé, d’une vérité de situation. Ce qu’illustrent également trois conférences d’Alain Badiou, « Marcel Duchamp », le 9 mars 2007 (à l’ENS de la rue d’Ulm, en salle des Résistants) ; « Pierre Soulages », le 22 janvier 2010 (au Centre Georges Pompidou) ; « L’Art contemporain », le 14 décembre 2012 (à la Bibliothèque Nationale de France).

 

Penser Soulages

C’est en réinventant la figure de l’artiste à travers cette dynamique qui fait sens dans la sensibilité et le sensible, en questionnant ce processus d’ouverture et de virtualité que constitue l’expérience artistique, lorsqu’elle construit sa propre temporalité dans une forme nouvelle, qu’Alain Badiou dialogue avec son contemporain, le peintre Pierre Soulages.

L’un des dispositifs artistiques signés Soulages, Alain Badiou le découvre dans sa jeunesse à l’âge de quatorze ans. En 1951, Badiou assiste au Théâtre du Capitole de Toulouse à la représentation d’un chorédrame, Abraham (pièce de Fernand Chavannes, chorégraphie de Janine Charrat, musique de Marcel Delannoy, mise en scène de Maurice Sarrasin). Soulages, âgé de trente-deux ans, est l’auteur du dispositif scénique et des décors de théâtre. Cette rencontre entre Badiou et Soulages se fait sous le signe de l’événement, et le philosophe observera toujours cette mobilité de l’artiste inscrite dans l’expérience de création, fondamentale dans son oeuvre.

C’est que, chez Soulages, la tension dialectique entre le singulier et l’universel se joue dans « l’outrenoir ». Avec divers outils, que souvent il confectionne lui-même, Soulages modèle, module la surface, joue des matités et des brillances. Des lignes de crête, des andains vont arrêter la lumière, la réexpédier, l’irradier sur toute la toile. Riche de ses possibles, la lumière se fragmente, diversifie ses rythmes, se recrée en permanence. Toujours un surgissement affecte la toile. Déplacements, apparitions : Soulages s’ouvre aux accidents de la peinture. Libre, libéré de l’abstraction et de l’expressionnisme, des écoles de Paris ou de New York des années 1950, il va de l’avant, suivant une « résistance » qui trouve en elle-même ses moyens et sa fin. Tous deux, l’un philosophe l’autre peintre, Badiou et Soulages interrogent le matériau artistique au coeur de cette recréation. Une nouvelle conception du lien entre art et savoir se dessine ici.

A l’occasion de la communication prononcée par Alain Badiou le 22 janvier 2010, au colloque international Pierre Soulages, organisé au centre Pompidou, à Paris, le philosophe rappelle combien l’œuvre du peintre traverse l’expérience artistique, son processus d’élaboration et de transformation, et demeure pour toujours intacte, intouchée ou inchangée : « Soulages intempestif. Soulages est là, toujours là, témoin inflexible. Il est, de longue date sans doute, mais plus que jamais, dans une obstination rebelle. Cela se rattache pour lui à une tenace résistance contre toute réduction de l’action artistique à son contexte […]. La peinture n’est pas une critique, elle est une affirmation. Une affirmation dans la peinture, mais aussi justement une affirmation de la peinture. » Pour Alain Badiou, si le regard sur la toile peut s’intensifier, se fixer ou s’absenter, il y a, malgré tout, la certitude que la toile subsiste à travers ces épreuves, qu’elle les appelle, les encourage, pour attester de sa présence. Il y a une matérialité de l’œuvre propre à Soulages, vraie, puissante, trans-temporelle. Soulages demeure. Sa peinture est générique.

Les toiles de Soulages apparaissent simultanément évidentes et étranges. Leur évidence vient de la préhistoire. Leur étrangeté vient de ce que l’acte de peindre, chez lui, décontextualise la chose artistique autant qu’il le peut. Et Alain Badiou conclut sa conférence par ses termes : « Soulages est un contemporain […] un contemporain perpétuel » (Catalogue d’exposition Pierre Soulages, dirigé par Alfred Pacquement et Pierre Encrevé, Centre Georges-Pompidou, version remaniée et augmentée, 2011).

La grande affaire de l’art, c’est ici le partage, une affaire partagée à trois : l’œuvre, l’homme qui la crée, celui qui la regarde. Aventures du regard. Avec toujours ce tremblement qui passe dans l’oeil, dans la nécessité d’un nouveau regard, partagé entre le calme, le grand apaisement que suscite la peinture et une sorte d’instabilité immanente. Dans « L’entretien de Bruxelles » publié dans Les Temps Modernes (n° 526, mai 1990), Alain Badiou évoque la singularité de chaque type de procédure de vérité. Comment faire surgir des multiplicités ? Dans ce texte, il écrit : « Lorsque Sartre parle de Baudelaire, il va se demander où est, en dernier ressort, la liberté dans cette affaire, et moi je demande où est l’indiscernable dans cette affaire. » L’ « outrenoir » est sa Baleine blanche sur les mers du visible, l’indiscernable comme le point de fuite et la condition de toute réinvention, condition ou matériau de toute recréation. Lors d’Une Soirée philosophique, le 1er février 1988, au Grand Foyer du Théâtre National de Chaillot, Alain Badiou annonce son projet philosophique : « Ce qui nous est prescrit n’est pas de méditer un achèvement, une clôture, mais, tâche beaucoup plus complexe, de savoir comment faire un pas de plus, un seul pas de plus. » Soulages est ici le nom que prend ce pas de plus, pour être avec Alain Badiou contemporain de notre temps