Gary Kasparov, le joueur d’échecs le plus connu au monde, sans doute le meilleur de l’histoire, s'exprime en tant qu’opposant implacable au chef de l’Etat russe dans ce livre qui rassemble un certain nombre de ses contributions écrites entre 2009 et 2013.

Le joueur d’échec et le régime de Poutine

C’est peu dire que cet ouvrage arrive à point nommé pour ceux qui s’intéressent à la Russie et à son Président, au centre de l’attention internationale ces derniers mois. Gary Kasparov reste sans doute probablement le joueur d’échecs le plus connu au monde, sans doute le meilleur de l’histoire, mais c’est en tant qu’opposant implacable au chef de l’Etat russe qu’il s’exprime dans ce livre qui rassemble un certain nombre de ses contributions écrites entre 2009 et 2013. Son ton est très souvent acerbe contre le régime en place et ceux qui participent à son maintien.

Sa diatribe contre le régime de Poutine relève du pamphlet, et il n’est pas moins violent avec les structures dirigeantes russes ; quant à ceux qui trouveraient des excuses à ce régime à l’extérieur des frontières, ils sont vilipendés. C’est donc un homme en colère qui livre ses impressions sur son pays et son évolution au cours des dernières années.
 

Une critique en règle du régime Poutine

D’emblée, Gary Kasparov ne mâche pas ses mots, et ne s’embarrasse pas de prudences excessives : la Russie d’aujourd’hui est une dictature où règne une corruption éhontée au plus haut niveau. Un exemple de ce thème récurrent, les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi, au coût exorbitant, sont analysés comme une ponction d’une mafia organisée sur les caisses de l’Etat. Plus généralement, souligne-t-il, « Le régime de Poutine ne s’est jamais soucié que d’une chose : l’argent. Et, plus précisément, de trouver le moyen d’en faire profiter les alliés de Poutine » (p.18). Il résume d’ailleurs plus loin son propos de manière lapidaire, mais terriblement efficace : « ils veulent régner comme Staline mais vivre comme Roman Abramovitch » (p.123).

Dans ces conditions, il n’y a que peu de choses à attendre des autorités en termes de liberté. L’auteur ne dévoile pas un secret d’Etat en constatant que la liberté d’opinion est sévèrement contrainte. Quant à l’Etat de droit, le grand joueur d’échec y revient à plusieurs reprises, pour déplorer son inexistence dans la Russie actuelle. En effet, pour le résumer, « dès lors que l’allégeance à un individu prime sur le respect de la loi, c’en est fini de l’Etat de droit » (p.114-115).

Pour Gary Kasparov, un tel régime paraît fait d’un seul bloc, relativement homogène, d’où une forte cohérence dans sa direction. Le régime de Poutine ne connaîtrait pas de variations au cours du temps, l’auteur ne souhaitant en tout cas pas distinguer entre les différents mandats. De ce fait, il remet notamment en cause les acquis du premier mandat, pourtant remémoré comme une période active de réformes institutionnelles. Dur envers le régime de Poutine, Kasparov l’est tout autant avec les structures dirigeantes.
 

Sur les structures dirigeantes en Russie

Si Vladimir Poutine tient une place prédominante dans la vie politique russe, c’est qu’il a trouvé de nombreux complices dans le pays, à commencer par les anciens membres des « structures de force » (Armée et agences de renseignement).

Selon l’auteur, le poutinisme ne serait que le résultat d’une « conspiration des classes dirigeantes » (p.89), dressant la comparaison avec le fascisme, qu’il réutilise à plusieurs reprises. Il la reprend ainsi en octobre 2012, moment de creux dans la popularité de Vladimir Poutine : « faute d’un soutien populaire, ce régime autoritaire « soft » a fini par prendre les traits d’une dictature fasciste » (p.108).

Les agents d’exécution du poutinisme sont caractérisés de l’extérieur comme étant des forces virulemment nationalistes. Dans le même temps, sans remettre en cause leur chauvinisme, l’auteur compare les structures dirigeantes russes à une Mafia, plus dépourvue d’idéologie qu’il n’y paraît, y compris d’ailleurs l’impérialisme. De Marx, ils n’auraient retenu que le concept de capital. Autrement dit, poursuit-il, « Pour qui veut comprendre les mécanismes du régime de Poutine, la criminologie est une science plus utile que la kremlinologie » (p.183).

Si l’aile dure n’a pas les faveurs de Gary Kasparov, il n’est pas plus tendre avec les libéraux travaillant pour le régime. D’après lui, les « libéraux systémiques » ne sont là que pour maintenir le statu quo et lui donner un atour présentable à destination des milieux d’affaires internationaux ; en outre, leur rôle diminue avec le temps. Il accueille en revanche favorablement la candidature à la mairie de Moscou d’Alexei Navalny (où celui-ci a finalement été défait), ce dernier étant considéré comme un moindre mal face à l’Etat policier, alors que nombre de ses collègues du front anti-Poutine s’en défient ouvertement, le trouvant trop radical et nationaliste.
 

La dénonciation de l’apaisement au niveau international

Les partisans de « l’apaisement » - il emploie cette comparaison historique à dessein – ne trouvent pas plus de sympathie de la part de l’auteur que les « libéraux systémiques ».

S’il dénonce la corruption existant en Russie, il dresse également le portrait d’une Europe corrompue à son tour. Sans détour, il affirme avec son sens de la formule que « Les armes les plus efficaces dont dispose le Kremlin ne sont plus les chars : ce sont les banques. Mieux que les plus redoutables armées du XXe siècle, les capitaux en provenance de Russie sont en train de conquérir l’Europe » (p.186). A tout prendre, il trouve pourtant un certain mérite à la dynamique européenne. « Les conditions d’adhésion à l’Union européenne ont fourni un modèle d’incitation : si vous vous conformez aux droits de l’homme, ainsi qu’à d’autres normes économiques, vous pourrez profiter de l’inclusion » (p.61).
 

Cette ambition se trouve toutefois limitée face à un Etat riche en ressources naturelles comme la Russie. Selon l’approche de l’auteur, il convient pour cette dernière de « s’en prendre directement au porte-monnaie des dirigeants. Révoquer leurs visas, traquer leurs comptes en banque, enquêter sur leurs sources de revenus. Plus matérialistes que nationalistes, Poutine et ses proches se soucient davantage de leurs avoirs à l’étranger que des missiles en Europe de l’Est, de l’adhésion à l’OMC ou du bien-être de leurs concitoyens. Le nerf de la guerre, ce ne sont pas les tanks, ce sont les banques » (p.61-62).

L’opposant du régime rappelle à cette occasion l’importance de la loi Magnitski, adoptée par le Sénat américain, du nom d’un avocat mort en détention après avoir dénoncé des faits de corruption (la Russie avait répliquée à cette loi en interdisant l’adoption d’orphelins russes par des couples américains). C’est précisément ce type d’attitude que l’auteur apprécie de la part des Etats-Unis ; face à ceux qui craignent « d’humilier » Moscou, il est partisan d’une parole américaine forte, ne s’accommodant pas du pouvoir moscovite. Cet esprit de confrontation, qu’il assimile à une forme de courage, ne s’impose pourtant pas d’évidence. Il regrette de la part des Américains et des Européens « une lâcheté qui a coûté cher : assassinat de militants et de journalistes, emprisonnement d’hommes d’affaires, fraudes électorales, pillage de l’économie, désormais exsangue malgré des années consécutives de record de prix de l’énergie » (p.54).

Tout au long du livre, on conviendra que le propos de Gary Kasparov contient beaucoup de vérités et de bon sens, mais il cède parfois à une critique excessive et facile, par des analogies à la rigueur relative. Il sait souvent être percutant, drôle et original, lorsqu’il évoque par exemple ce qu’il ferait s’il devait diriger le monde ; son discours fait alors l’éloge classique du non-interventionnisme économique, de l’optimisme technologique, mais il prône également l’interdiction de l’emploi de diplômés à Wall Street (pour que les cerveaux partent vers les endroits utiles pour la société) ou plaide pour une magna carta mondiale.
Lorsqu’il écrit en septembre 2012 qu’ « il est clair que Khodorkovski ne sera pas relaxé tant que Poutine restera au pouvoir » (p.119), il s’avère que sa prévision a été démentie par les faits à l’occasion des Jeux de Sotchi. D’une certaine manière, son propos, courageux dans l’espace russe, est de fait très convenu aux Etats-Unis et en Europe tant le pouvoir russe (et parfois la Russie même) y est décrié. Pourtant, il ne faut pas se priver de lire cet ouvrage mordant, puisque les discussions qu’il introduit sur les sanctions sont par exemple d’une importance accrue depuis la parution du livre et l’affaire ukrainienne