Frank Lestringant invite à pénétrer les secrets des « Tragiques » d’Agrippa d’Aubigné, en faisant escale dans le domaine de l’histoire et de la politique, mais aussi de l’esthétique, afin de montrer toute l’originalité albinéenne.

L’ouvrage est la reprise de l’étude de Frank Lestringant, Agrippa d’Aubigné. Les Tragiques   qui n’est plus commercialisée. Elle a été simplement rectifiée sur certains points grâce aux travaux de Jean-Raymond Fanlo. Une mise à jour des notes bibliographiques a aussi été faite, et deux nouvelles études de Jean-Charles Monferran ont été adjointes à la première   .

Le lecteur est d’emblée prévenu : l’œuvre de d’Aubigné est réputée « illisible ». Long poème qui bénéficie depuis une trentaine d’années d’un renouvellement critique grâce aux efforts herméneutiques d’universitaires compétents qui relisent Les Tragiques sans préjugés, en tentant de les replacer dans une histoire littéraire et sociologique, celles des guerres de Religion. Fi des concepts pratiques et classificateurs, fi des préjugés et des idées toutes faites : il s’agira alors de se replonger dans l’œuvre, d’écouter la voix de l’auteur et d’en comprendre son langage.

Frank Lestringant rappelle tout d’abord la manière dont sont disposés Les Tragiques et propose ainsi une vue d’ensemble. Tout d’abord, la « fresque des misères présentes » : Misère (livre I) peint la patrie déchirée et à l’agonie ; Princes (livre II) et La Chambre dorée (livre III) dénoncent dans une satire sans concession les « vices de la cour des derniers Valois » ; le diptyque central de Feux (livre IV) et Fers (livre V) « de trame énumérative et narrative » montre les supplices des martyrs, les batailles et autres massacres. « C’est, écrit l’universitaire, le moment de plus grande intensité tragique […]. C’est là que réside […] le sens le plus aigu de l’œuvre et que se découvre la pathétique solitude de la minorité des chrétiens réformés. » Enfin, les deux derniers livres : Vengeances (livre VI) qui montrent la vindicte céleste contre les persécuteurs de l’Église, et Jugement (livre VII) où l’on assiste à la résurrection des corps et à la juste rétribution des âmes. Après avoir posé schématiquement les étapes de l’œuvre albinéenne, le critique se propose de replacer l’œuvre d’Aubigné à la fois dans ses contextes politique et théologique.

Le premier n’est pas simple : du surgissement de l’œuvre (1577) à sa première édition (1616), les tensions sont vives et les Réformés guère tranquilles. D’Aubigné, lui, ne se résigne pas à l’entente entre les deux factions religieuses. Il se souvient du passé, surtout de cette nuit horrible où le Roi, « Père de ses subjects »   a trahi la confiance de son peuple et s’est transformé en incroyable boucher faisant éclater l’idée d’une « monarchie bien tempérée dont il rêv[ait] ». « C’est, affirme Frank Lestringant, dans cet espoir apocalyptique, nourri des horreurs de la guerre civile, et, plus encore peut-être, des désillusions de la paix, que Les Tragiques ont lentement mûri, et qu’ils valent en ce sens comme le testament politique de d’Aubigné. »

« La pensée théologique de d’Aubigné est complexe et moins orthodoxe qu’il n’y paraît de prime abord », même si Les Tragiques reflètent l’œuvre doctrinale de Calvin particulièrement dans les principes fondamentaux de la religion dite « réformée ». Notamment dans le dogme de la prédestination, puissamment défendu par d’Aubigné, qui interdit que l’homme coopère à son salut. Mais pour écrire ce « drame théologique » et donner vie aux principes de la prédestination, le soldat-poète « va devoir construire un espace visuel qui trahit autant qu’il illustre le dogme réformé ». On comprend mieux alors pourquoi la pensée théologique de d’Aubigné est plus complexe qu’il n’y paraît. Mais avant d’entrer dans l’analyse du pré-texte et du texte lui-même, Frank Lestringant dresse brièvement une biographie d’Agrippa d’Aubigné.

Il naît en 1552 de Catherine de l’Estang qui meurt en le mettant au monde dans de difficiles circonstances. Son second prénom, Théodore-Agrippa, viendrait de cet accouchement douloureux. Son père, Jean d’Aubigné, offre alors à ce fils une « éducation de ‟nobleˮ et d’humaniste ». Devant les suppliciés d’Amboise, il l’engage définitivement à défendre la cause protestante. En 1562, il est placé sous la férule de Matthieu Béroalde qui l’élève dans les principes de la Réforme. Progressivement, il prendra les armes et deviendra le compagnon de Henri de Navarre. Blessé une première fois à Beauce, en 1572 (suite à sa déception amoureuse avec Diane Salviati, nièce de Ronsard), puis de nouveau en 1577, à Casteljaloux, ses expériences lui permettront de mettre la première pierre à l’édifice poétique des Tragiques. S’exilant dans sa forteresse de Maillezais en Vendée, le soldat devient poète et écrit. Compromis dans la conjuration contre le duc de Luynes (1620), il se réfugie à Genève, « où il s’occupe des fortifications de la ville et se remarie ». Malgré une fin de vie « sereine » (1630), il voit son fils Constant (futur père de Mme Maintenon) se révolter contre lui et assiste à la capitulation de La Rochelle (1628). Ainsi posés, ces éléments biographiques nous permettront de mieux saisir les enjeux du Grand Œuvre albinéen.

Frank Lestringant distingue deux types de sources : celles « qui relèvent de la formation religieuse de l’auteur » et celles « qui tiennent à sa culture humaniste et littéraire ». Le premier qui influença d’Aubigné fut Ronsard, même si celui-ci était dans le camp adverse   . Il faut ajouter à celui-ci son goût pour les Anciens (Lucain, pour « le pathétique et l’horreur », les tragédies de Sénèque, pour « son esthétique de la stupeur », Juvénal pour « le ton et les motifs » anti-auliques et enfin Ovide dont l’influence des Métamorphoses se conjugue avec l’inspiration biblique.) Toutes ces sources montrent combien Les Tragiques ne se laissent pas enfermer dans un modèle antérieur et surtout combien leur originalité est grande. En effet, leur rédaction s’étend sur quarante ans et l’auteur n’a de cesse d’augmenter son texte jusqu’à sa mort. D’où les fausses prédictions ou « apophéties » sur le règne de Henri IV (il est assassiné en 1610) rédigées après 1600 et essaimées tout au long de Fers et Jugement. On comprend mieux que le texte soit tant marqué par tous les événements politiques des guerres de Religion qui font que l’écriture a « des pulsions irrégulières […] et [d]es effets de syncope ».

Les Tragiques sont une « épopée de la foi », écrit Marguerite Soulié   , et s’apparente à la littérature historique et prophétique de l’Ancien Testament, car Dieu en est l’argument   . En effet, les Réformés ont le sentiment de revivre les luttes du peuple d’Israël : ils conçoivent l’histoire comme un cycle par le truchement d’une lecture figurative des événements : « Le poète-prophète ‟se meut à l’intérieur d’un système complexe de réalités, de reflets, de miroirsˮ »   . D’Aubigné s’inspire aussi de la langue des livres hébraïques et de certaines tournures syntaxiques, comme le « génitif hébraïque » ou « l’infinitif employé comme nom verbal ». Il use aussi à profusion de parallélismes antithétiques et de synonymies que l’on peut trouver dans les versets du psalmiste.

Si la Bible sous-tend toute l’écriture des Tragiques, d’Aubigné se ressource aussi auprès de diverses chroniques contemporaines   qui nourrissent alors l’imaginaire albinéen et conforte les références bibliques. Il recourt aussi à l’iconographie que le poète trouve dans certaines gravures de l’époque. Mettant ainsi à profit la « puissance de conviction inhérente à l’image visuelle », d’Aubigné transpose, dans Les Fers, « en une série d’ekphrases littéraires, la suite des célèbres tableaux gravés ». L’œuvre de Jean Crespin, Le Livre ou l’Histoire des martyrs lui fournit non seulement un catalogue de morts violentes et les leçons à en tirer, mais aussi une « structure » d’une importance décisive pour la trame de l’œuvre. Des grands et redoutables jugemens et punitions de Dieu (1581) de Chassanion est aussi une œuvre importante pour Les Tragiques, car elle « fourni[t] le catalogue des châtiments célestes que le livre des Vengeances passe méticuleusement en revue à partir du vers 519 ».

D’Aubigné s’est largement inspiré de La Pharsale de Lucain, non seulement sur le « plan du détail formel », mais aussi sur le « projet d’ensemble ». L’emprunt place Les Tragiques dans le genre de l’épopée historique. « De la sorte, écrit Frank Lestringant, l’histoire romaine pourra constamment se lire en filigrane des événements contemporains qui ont pour théâtre la Chrétienté déchirée de la Renaissance ». L’auteur renaissant recourt aussi aux imagines agentes, « ces figures animées, horribles ou tragiques », trouvées chez Lucain   . Il en va de même pour toutes les références à la magie, à l’astrologie, voire à l’alchimie que les deux poètes ont en commun. Chez Juvénal, c’est le satyrique que d’Aubigné a pu imiter surtout pour décrire les Princes et les Reines et leurs mœurs. Henri III, le roi « hermaphrodite », serait le reflet du mignon Creticus de la Satire II (66-109). Prostituées, avortements et homosexualité des nobles Français trouveraient leur ancrage dans les descriptions satyriques de Juvénal. Comme l’affirme le critique : « Le réalisme de la satire ancienne est au service de la révélation apocalyptique et du dévoilement des apparences mondaines. » Ovide, dont les références sont plus diffuses, « vient prêter sa palette nuancée et une riche topique à l’exaltation de la gloire du Dieu chrétien ».

« Par un concours de circonstances des plus futiles », l’auteur des Tragiques n’a pas vécu « en direct » la nuit de la Saint-Barthélemy : il le dira dans Sa vie à ses enfants   . Dès lors, il « doit compenser par une prise de parole cette défection lors du commun sacrifice ». De cet épisode raté, d’Aubigné construira beaucoup plus tard un « mythe personnel » pour tenter de lier son destin à celui ses coreligionnaires. En reprenant l’agonie de Talcy, il se fera « le témoin prophétique des malheurs qu’il n’a pas vus et dont les circonstances d’une jeunesse agitée l’ont fortuitement écarté ». Ainsi, c’est par le truchement de la succession de Feux et de Fers, qui forment en définitive un « noyau commun », que d’Aubigné parvient à se donner la place de « témoin forcé », élu pour rendre compte des tueries des guerres de Religion. « Il s’élève donc, écrit Frank Lestringant, ‟dans les regions puresˮ (V, 1198) en dépit même de son impureté, et trouve place à côté de ceux, ‟candidesˮ, que les buchers ont définitivement purifiés. »

Le mythe de Jonas est évoqué au seuil de la litanie des Vengeances, car « comme Jonas » d’Aubigné narrateur est mort au monde, et cette mort lui permet de re-naître en « homme nouveau ». « Par l’épreuve de Jonas et du dédoublement tragique qui l’accompagne, conclut l’universitaire, d’Aubigné devient un témoin au sens plein du terme » : un historien véridique qui raconte à la postérité ce qui s’est réellement passé, et un « chrétien deux fois né, ‟martyrˮ d’une évidence qui est venue à lui contre sa volonté ». Selon Michel Janneret : « La narration s’élève par paliers, progressant du plan de l’histoire à celui de l’eschatologie. » Et, en effet, dès Misères, on est plongé dans l’histoire   : d’Aubigné n’étant alors qu’« un garant historique pour attester la véracité du ‟tableau piteux du Royaumeˮ ». « Il convient, continue Frank Lestringant, d’avoir vu pour dire vrai, de donner à voir pour faire croire. Les ‟j’ay veuˮ et autres ‟mes yeux sont tesmoins du subjet de mes versˮ deviennent alors des arguments d’autorité. Et le mythe de Jonas permet à d’Aubigné de devenir l’histôr d’une Histoire universelle qui transcende les bornes ordinaires du récit historiques. »

Les Tragiques ont quelque chose à voir avec le théâtre tragique : le titre même en est la meilleure des preuves. D’Aubigné écrivain devient alors d’Aubigné metteur en scène : il veut, nous apprend Frank Lestringant, « exercer sur l’âme du lecteur une emprise totale ».

C’est l’argument du « j’ay veu », du témoignage personnel qui « ouvre à l’intérieur du discours un espace scénique » où tout est fait pour imposer « au narrateur aussi bien qu’au lecteur » un « tableau tragique ». Ce n’est plus une « histoire à comprendre », mais plutôt « une scène aux couleurs sanglantes […] dans une alternance d’éléments descriptifs et de paroles rapportées en style direct ». Et cette mise en scène « relève d’une esthétique théâtrale qui rappelle l’inspiration pathétique d’un Sénèque » et agit à la manière d’imagines agentes « qui ont pour objet de frapper violemment l’esprit ». Ainsi, d’Aubigné, en faisant appel à cette sensibilité, renouvelle « ex abrupto le pacte qui le lie au lecteur »   . Les terribles spectacles montrés sont donc « vrais par contrainte » : par la parole du poète narrateur, témoin oculaire, et par la violence répétée ou mise en abyme, que le lecteur peut (res)sentir tout au long du texte.

« La mise en scène du procès universel qui achève tout l’Histoire, écrit le critique, suppose donc qu’à ce moment une mémoire exacte s’est conservée des moindres faits passés. » Cette mémoire est ce qui distingue alors les justes des réprouvés. Le rôle qu’elle joue dans Les Tragiques est important, car elle est « archive » en accumulant et en comptabilisant toutes les pièces nécessaires au Jugement dernier ; elle est aussi « vision » parce qu’elle donne à voir « les images et les scènes du passé, du présent et de l’avenir offertes simultanément ». Mais le poème n’est définitivement pas chronologique, et il n’y a donc pas un « avant » et un « après », car tout est d’emblée écrit. Dès lors, à la différence de la prophétie qui laisse l’avenir ouvert, le texte des Tragiques est d’un « indéniable fixisme historique ». « L’œuvre d’Agrippa d’Aubigné, conclut Lestringant, appartient de toute évidence au genre apocalyptique bien plus qu’à celui de la prophétie. »

Dans Fers, les tableaux célestes, que peignent les anges, montrent la superposition du plan « terrestre » et du plan « divin ». Cette articulation entre ces deux « étages » est fournie par la thématique du « monde renversé ». La lecture de l’histoire, particulièrement des guerres de Religion par les martyrs et les anges « va donc s’effectuer sur le mode de la contemplation visuelle ». Une série d’ekphrases sera montrée pour toucher encore davantage le lecteur à la manière des imagines agentes décrites plus haut. Ces dernières deviennent alors « le mode de connaissance le plus abouti, […] réservées […] au regard triomphant des élus ». Les sept livres des Tragiques peuvent être considérés « comme une série de tableaux » : « Ils réalisent un encodage mnémotechnique qui transpose la fugacité de l’histoire dans l’atemporalité de la mémoire. »

En définitive, ces images et ces tableaux confèrent progressivement le statut de poète à l’écrivain. Il ne se fait plus historien, c’est-à-dire celui qui expose chronologiquement les faits, mais il est « artiste » qui dispose à sa guise les événements « dans des associations symboliques » et qui « manipule et bricole, écrit le critique, les matériaux théologiques, philosophiques ou moraux ».

Après ces analyses pointues et stimulantes, Frank Lestringant rappelle en quelques pages la place des Tragiques dans l’œuvre de d’Aubigné, en montrant qu’ils sont « à tous égards au centre », puis dresse rapidement la fortune du texte qui a connu bien des tumultes : de l’ignorance contemporaine à sa redécouverte par les Romantiques en passant par le parallèle Aubigné/Hugo qui reste tenace, il conclut en affirmant que « Les Tragiques n’étaient pas réellement lus ».

Nous savons gré à Frank Lestringant (et aux autres universitaires qu’il cite au terminus de cette étude) de nous permettre de (re)découvrir Agrippa d’Aubigné. Les Tragiques grâce notamment à trois études de texte : Le portrait de la France en « mère affligée » (I, v. 89-130) ; Crime et châtiment : la figure de Caïn (VI, v. 178-216) ; L’imprécation contre les « apostats degeneres » (VII, v. 107-134)