Un ouvrage collectif diversifié qui permet d’aborder la grande pluralité des formes et des tons de l’œuvre de Kateb Yacine.
L’ouvrage dirigé par Beïda Chikhi et Anne Douaire-Banny porte sur Kateb Yacine, auteur phare de la littérature algérienne, auquel bon nombre d’ouvrages de critique littéraire francophone ont déjà été consacrés. Les deux universitaires ont délibérément souhaité trancher avec ce qui s’est écrit auparavant. Elles ont ainsi inscrit au cœur de la réflexion la figure du polygone étoilé, qui fournit son titre au second roman de Kateb Yacine . Elles proposent une étude particulièrement diversifiée de l’œuvre, qui tire tout son sens du caractère collectif de l’ouvrage.
Il s’agit tout d’abord de lire Kateb Yacine dans toute la richesse de son œuvre, sans la limiter à Nedjma , son premier roman qui a transformé la littérature maghrébine en enrichissant la littérature francophone d’une forme romanesque entièrement neuve. Plutôt que de proposer des lectures qui distinguent les différents pans de l’œuvre de celui qui fut aussi un grand poète et un dramaturge important dans le paysage culturel algérien, le livre propose de mettre en relation les différents genres abordés par ce polygraphe qui s’est toujours ingénié à dépasser les frontières génériques, en faisant pencher ses romans ou ses pièces de théâtre vers l’essai ou la poésie.
Et, finalement, l’œuvre phare, Nedjma, n’est pas la plus étudiée dans le livre, qui au contraire fait la part belle au théâtre de Kateb Yacine, auquel l’architecture du volume réserve une partie entière. Y sont principalement abordées les pièces qui composent le recueil Le Cercle des représailles, les premières pièces écrites dans le sillage de Nedjma, autour de la guerre d’Algérie . Mais l’article de Roselyne Baffet met aussi en relation ces pièces avec les compositions ultérieures de Kateb Yacine, lorsqu’il cherchait à construire un théâtre populaire, accessible aux spectateurs algériens, dans sa langue, l’arabe dialectal .
Le parti pris est donc de donner à lire un Kateb Yacine inattendu. Si la violence de la guerre d’Algérie, à laquelle l’auteur est souvent associé depuis Nedjma, est bien présente dans les études réunies, les contributeurs ne manquent pas de souligner aussi ce que Beïda Chikhi appelle la « finesse d’une ligne mélodique » . L’article de Céline Thomas décrit ainsi l’humour katebien, tel qu’il s’exprime dans son théâtre. De manière très complémentaire – et en étudiant le même objet – Dalila Mekki insiste sur la dimension satirique et carnavalesque de ce théâtre. À propos de l’ensemble de l’œuvre, Malika Hadj-Naceur traite quant à elle de la dimension ironique des textes, en liant un souci constant de la théâtralité et des masques à une écriture fondamentalement ludique. Enfin, Juliette Morel propose une intéressante étude de la poétique de l’espace dans les romans en liant aux concepts traditionnels des études littéraires des concepts issus de la géographie : on voit alors comment l’espace n’est pas seulement un cadre pour l’action, mais un agencement de signes qui produit un sens symbolique, se faisant la métaphore d’une situation sociohistorique de l’Algérie.
Les contributeurs font aussi résonner l’œuvre de Kateb Yacine avec celle d’autres écrivains, rappelant ainsi l’inscription de l’auteur, au-delà de la culture algérienne, dans la littérature mondiale. Angélique Gomis traite ainsi de la tragédie katebienne, en la comparant au modèle shakespearien, à partir de la notion de violence. Margaret A. Majumdar propose une comparaison entre Kateb Yacine et Albert Camus. À partir d’un parallèle inversé entre les deux hommes, elle met à jour des similitudes dans le traitement d’une même matière romanesque, la vie quotidienne algérienne. Ce parallèle est repris, de manière plus historique, par Beïda Chikhi dans un entretien avec Abdelwahab Meddeb. Enfin, Anne Douaire-Banny met en relation les figurations littéraires de la révolte chez Kateb Yacine avec l’écriture poétique d’Aimé Césaire ; elle rapproche aussi l’œuvre de l’écrivain algérien avec celle d’Édouard Glissant, fondée elle aussi sur la mise en écho de différentes scènes et motifs d’un ouvrage à l’autre. Ce double rapprochement se fait à l’aune d’une comparaison historique entre les réalités coloniales antillaise et algérienne. Son étude se conclut par un rapprochement avec Patrick Chamoiseau, autre écrivain martiniquais, qui se prolonge dans la retranscription d’un entretien avec lui.
L’ouvrage est aussi construit comme un hommage : Majid El Houssi, Nabile Farès, Mourad Yellès et Nourredine Saadi, quatre écrivains maghrébins contemporains, proposent des rêveries en prose poétique sur Kateb Yacine. Ces textes sont complétés par une compilation d’extraits de citations de divers écrivains sur l’auteur, réunies par Nicolas Hossard, qui fonctionne comme l’esquisse d’une étude de la réception de l’auteur. On retrouve cet aspect dans l’article d’Ali Chibani, qui interroge les enjeux idéologiques du traitement de l’œuvre de Kateb Yacine dans la presse, en France et en Algérie, en posant la question de la difficile mémoire d’une œuvre qui met en cause toute forme de domination.
Enfin, le volume est aussi un livre pour mémoire, puisqu’il se conclut en faisant résonner la voix de Kateb Yacine. Tout d’abord, il propose un montage de propos tenus par l’auteur lors de différentes conférences, qui permet de revenir sur la genèse des œuvres. Puis un florilège de citations, mises en forme par Nicolas Hossard, permet d’avoir un aperçu des conceptions politiques et littéraires de l’auteur. Ces citations permettent aussi de retrouver beaucoup de propos que les contributeurs ont évoqués dans le reste de l’ouvrage et complètent de manière très riche l’ensemble du propos. Enfin, un entretien de l’auteur avec Khedidja Nekkouri-Khalladi et Mireille Djaïder – présenté par cette dernière – permet de comprendre la trajectoire littéraire de Kateb Yacine et l’importance de son tournant vers un théâtre populaire en langue arabe dans les années 1970