Les archives des "visées philantropiques" de la colonisation française, soumises, en 1905, aux travaux d'une mission d'inspection, sont désormais rendues publiques au travers du Rapport Brazza.

"Il y a lieu de craindre que l'établissement de la domination française n'ait été marquée quelquefois par des excès", écrit le ministre des Colonies, Etienne Clémentel, en 1905, deux ans après le scandale international du "caoutchouc rouge" (sanglant) dans l'Etat indépendant du Congo (futur Congo belge), relevant à cette époque du pouvoir discrétionnaire du roi des Belges, Léopold II, alors qu'interpellé par des députés, il décide de commander une enquête de grande envergure afin de montrer, par différence avec les exactions belges, l'excellence de la gestion française des territoires voisins du "Congo français". Et le ministre poursuit : "Il convient de juger sans indulgence et de déférer à toutes les rigueurs prévues par la loi des faits récents qui se seraient produits en pleine paix, sans l'excuse d'une rébellion armée". Alors en retraite, il convoque un officier de la marine française, rendu célèbre pour avoir exploré le fleuve Ogooué, et avoir organisé la première phase de l'expansion coloniale française (exploration du futur Gabon, du bas Congo, et signature du traité de protectorat), Pierre Savorgnan de Brazza, et lui confie une mission d'inspection, en le faisant accompagner de plusieurs inspecteurs des colonies, d'un membre du cabinet du ministre des Affaires étrangères, d'un jeune agrégé de philosophie (Félicien Challaye), d'un journaliste et de plusieurs officiers. Ceux qui ont lu l'ouvrage de Patrick Deville (Equatoria, Paris, Seuil, coll. Points, 2009) 

Le rapport qui en découla, rédigé par le cabinet du ministre, mais aussi les rapports intermédiaires, les notes confidentielles, les échanges épistolaires avec les fonctionnaires en poste, effraya le gouvernement. Il en refusa, en dernier ressort, la publication. Puis vint l'amnésie collective des français, ou plus exactement la volonté collective de ne pas savoir, de ne pas se souvenir et de conserver une mémoire nationale "acceptable" de la colonisation. On ne parla plus de ce rapport. Néanmoins, les archives ont survécu, heureusement. Le rôle de l'historienne Catherine Coquery-Vidrovitch commence (ainsi que le rôle du mouvement anticolonialiste). Le rapport refait surface en 1965. A partir de là, l'historienne a suivi à la trace la mission programmée de mars à août 1905. Elle a retrouvé les documents d'enquête de la mission (enquêtes minutieuses notamment sur des affaires de séquestrations de femmes afin d'obliger les maris à se soumettre à la loi du travail dans les sociétés de caoutchouc, prises d'otages détenus par l'administration locale, répression des mouvements de rébellion). Puis elle a mis la main sur le rapport final. Sa rédaction n'a pas été achevée par Brazza, décédé, en 1905, en escale, au retour de Dakar, en cours de travaux par conséquent, mais par Jean-Marie de Lanessan, ancien gouverneur général de l'Indochine, député radical et ancien ministre de la marine, avant d'être parachevée par le cabinet. Il fut voté à l'unanimité des membres de la commission, imprimé à 10 exemplaires, mais tout de suite enterré dans le coffre-fort du ministère. 

Ce rapport se compose d'une première partie concernant les faits indiqués à l'époque, relevés et confirmant souvent les échos déjà parvenus à l'attention du public européen. Cette partie n'est pas exempte du souci de minimiser le plus possible la responsabilité du personnel administratif colonial. On y relève aussi les difficultés de conduire cette enquête, suscitées par la mauvaise volonté des uns et des autres. La deuxième partie est plus analytique. Elle s'intéresse aux abus liés à la perception de l'impôt en nature (ivoire et caoutchouc). La troisième partie s'attaque au procès des compagnies concessionnaires, ces entreprises auxquelles l'Etat avait accordé le monopole du commerce des produits "indigènes". Enfin, la quatrième partie s'efforce de tirer le bilan de ces échecs, tout en offrant une vue globale de l'administration politique, économique et judiciaire des colonies africaines, en proposant brièvement une série de réformes nécessaires (l'historienne précisant que bien peu de ces réformes ont été mises en œuvre, faute de volonté politique) : redécoupages divers, décentralisation, participation des indigènes à la gestion de la colonie, maintien de l'autorité indigène sous certaines conditions, méfiance envers "le fanatisme musulman",...

Dans la première partie du rapport, le lecteur ne cherchera pas une synthèse ou un état de la situation coloniale générale (synthèse qu'il retrouvera cependant dans la Quatrième section, juste avant le chapitre portant sur les "Réformes proposées"). Nul concept n'est non plus établi. Ce rapport expose successivement des faits (dont la commission a été mise au courant et plus ou moins connus de l'opinion), les examine, cherche des justifications, en demande, et au final vote une résolution portant sur la nécessité ou non de sanctionner telle ou telle personne ou entreprise mise en question. De toute manière, la commission signale elle-même le mal qu'elle a à obtenir communication des pièces d'un dossier, voire les mensonges auxquels elle est exposée. Si de nombreux incidents sont donc pris en compte par elle, elle leur donne peu de suite, d'autant qu'on peut noter le zèle des fonctionnaires parfois incriminés à se défendre, souvent en brouillant les pistes. D'où les conclusions fréquentes : "Il n'y a pas lieu à poursuite...". Il n'empêche qu'à l'écoute des drames individuels soulevés (torture, chicotte, pendaison, exécution, enlèvement de femmes et d'enfants, détention), le lecteur est à même de saisir les tensions en jeu : exploitation des indigènes, obligation de soumission au conquérant, tentatives de fuites, révoltes,... Autant d'éléments finalement signalés au travers des faits individuels, qui interrogent les responsabilités, les objectifs de la colonisation, les répressions des mouvements de révolte. 

D'autre part, le récit des actes délictueux commis, toujours pris individuellement dans ce rapport, montre comment une situation dangereuse se déploie au fur et à mesure des mois concernés. Dépenses de personnels et impositions, de surcroît, ne cessent de poser des problèmes aux administrateurs. Sous la pression, chacun recherche des ressources nouvelles. L'appel à la métropole est constant, du moins tant que les colonies ne rapportent pas assez d'argent. C'est donc aussi toute l'administration des colonies qui transparaît dans le rapport, même si, encore une fois, il n'était ni dans les missions, ni sans doute dans les compétences, de la commission, de proposer des synthèses générales de la situation géopolitique, des rapports entre l'Etat et les sociétés concessionnaires, des biens envoyés vers la métropole (ivoire, caoutchouc, arachide, café, huile, sésame,...). 

Une des parties du rapport - outre qu'elle donne, cette fois, des renseignements concrets sur la situation économique évaluée aussi par la commission, avec ses moyens propres, y compris des considérations sur les régimes douaniers et la nécessité de les unifier sur les zones colonisées - est pleine d'enseignement sur les défenses des accusés par les uns ou les autres, les connivences incontournables. Elle explique la hargne des concessionnaires et leur ardeur à vouloir étouffer le rapport et le travail de la commission. Les méfaits des compagnies se révèlent sans le concours des administrateurs, et en contournant les récusations des allégations proposées.   

Enfin, la dernière partie du rapport démontre, de la part des fonctionnaires coloniaux en exercice, une conception particulière de l'avenir. En un mot, ils y énumèrent ce qu'il faudrait accomplir pour transformer les choses et mettre en œuvre une politique coloniale "moins oppressive", mais aussi "plus rentable". La commission défend évidemment l'intérêt impérial de la France. On y retrouve donc toute l'idéologie impliquée par la colonisation, au travers d'une rhétorique bien connue : infériorité des Noirs, manque d'éducation de ces derniers, incapacité aux affaires économiques,... Il faut alors s'interroger sur les mots adéquats à la situation décrite, et à un véritable inventaire du passé colonial. Cette situation, après tout décrite du sein même de l'Etat, relève-t-elle du simple blâme à porter contre tel ou tel ? De l'abus de pouvoir ? Convient-il de parler de "crime contre l'humanité" ? Avec quels termes caractériser l'amnésie de l'Etat ? Ceci, d'ailleurs, alors que ces questions sont tout de même soulevées publiquement, entre 1925 et 1929, dans des textes bien connus à l'époque. Ceux de : Louis-Ferdinand Céline (ancien employé de la Compagnie Pordurière) dans Le voyage au bout de la nuit, d'André Gide dans le Voyage au Congo, ou d'Albert Londres dans le célèbre Terre d'ébène, La traite des noirs.  

Pour d'autres raisons, on notera que le rapport Brazza ne cesse de signaler, sans s'en préoccuper outre mesure, la présence sur le terrain d'explorateurs et d'ethnologues tandis que, par ailleurs, la commission fait parfois allusion à des données ethnographiques. Ainsi vont les contradictions qui ont présidé à la naissance de la science ethnologique, ayant fait une partie de son lit dans les wagons de la colonisation. Rien d'inédit à cela, sinon que ce fait est marginalement inscrit aussi dans ce rapport.  

Pour finir, soulignons que l'on ne peut que se féliciter de l'exhumation des archives coloniales. D'autant plus, dans ce cas, que le rapport Brazza n'avait pas été publié. Or, comme on vient de le voir, il comporte des indications précieuses sur les mœurs et l'esprit colonial tel qu'ils ont été relevés par la commission. La documentation sur l'Empire colonial est loin d'être complète. Ce volume participe à la mise en public d'une réflexion nécessaire sur notre histoire