Un livre collectif volumineux, premier ouvrage entièrement consacré à Pierre Manent.

La politique et l'âme, ouvrage collectif imposant et premier ouvrage « entièrement consacré à Pierre Manent » à l'occasion de son départ en retraite de l'EHESS, se compose de trente six articles, dont une bibliographie, réparties en quatre parties : d'abord, une partie intitulée « philosophie, politique et religion »; dans un second temps, « les grandes étapes de la pensée politique » ; dans un troisième temps, « le monde moderne et nous » ; enfin, des « conclusions », sous la forme d'un portrait de Pierre Manent (33 pages, bibliographie comprise).

Cet ouvrage est fait pour explorer, voire dialectiser, l'oeuvre de philosophie politique de P. Manent : son straussisme (l'article de Ralph C. Hancock dessinant avec précision les plans de clivage et les continuités principales), sa vision de la relation entre philosophie classique et philosophe moderne, son rapport au christianisme et au libéralisme (sur ce dernier point, cf. l'article de Christopher Kelly sur les rapports de Manent à Rousseau et celui de P. Christias). L'ouvrage paraît après qu'un colloque ait été consacré au philosophe, les 12 et 13 juin 2014, à l'initiative du Centre d'études sociologiques et politique Raymond Aron, à l'EHESS. L'introduction, rédigée par les directeurs de la publication, précise le sens de son titre, son ambition et son organisation. Faire « vivre son œuvre et son enseignement », en prévenant un malentendu qui les réduirait à une simple « histoire des idées », dégager les « trois grandes lignes de crêtes de ses travaux » de manière équilibrée : les « concepts et controverses importants »   , les « grandes étapes de la pensée politique »   et « les problèmes du monde contemporain »   .

L'ouvrage collectif indique combien la fréquentation, même éphémère, de P. Manent a pu être décisive, comme l'atteste l'article de Clifford Orwin. Sans doute faut-il préciser que ce volume prend la forme d'un hommage conçu « sans que Pierre Manent soit au courant de l'entreprise »   , car le lecteur pourrait s'attendre à ce qu'un texte de Pierre Manent y figure, interagissant avec l'ensemble des articles proposés, ce qui n'est pas le cas.

Le premier mouvement de l'ouvrage collectif (« concepts et controverses importants ») positionne en effet les principaux concepts et controverses traversant l'œuvre de Pierre Manent. L'article de B. Karsenti problématise d'emblée les relations de la philosophie politique et des sciences sociales à travers la notion de regard (du titre d'un ouvrage théorico-autobiographique de Pierre Manent paru en 2010, Le regard politique) et la définition des « formes politiques » (comme « configuration de motifs qui fait agir les individus dans un certain monde auquel ils donnent forme par leur action »). À partir des Métamorphoses de la cité, ouvrage paru en 2010, il s'attache à une question rémanente : quels sont les rapports entre théologie et politique ? Il voit dans l'expérience politique et historique du christianisme une « scission » du regard — « appartenir à ce monde, et se penser hors de lui » (p. 29) — à l'origine de la modernité politique.

Pour Pierre Manent, il n'y a pas de théologie politique, bien que christianisme et politique aient « partie liée » (p. 31), et c'est le concept de médiation qui prend en charge cette relation : « reprise d'un héritage » et « accès médié à l'universel ». L'article de Jean Baechler, bien que traitant des relations entre politique et religieux, se rattache moins aisément au parcours philosophique de Manent, et interroge sur sa place dans l'ensemble, notamment relativement aux articles qui le suivent immédiatement, de Paul Thibaud, qui compare précisément les approches de M. Gauchet et P. Manent, et de D. Tanguay, prenant à bras le corps le « problème théologico-politique » et la critique de la sécularisation. L'article de Frédéric Brahimi, intitulé « La médiation des médiations », conformément à une expression de Manent pour qualifier le politique, traite en ce sens des droits de l'homme et du jusnaturalisme comme « cœur spirituel de la politique moderne »   . Si l'article est écrit en style quelque peu assertorique, parfois un peu obscur, il détermine néanmoins précisément la politique comme « action qui doit être parlée »   , c'est-à-dire « médiation », « la communauté politique [tenant] ensemble tous les registres de paroles ».

Quittant les relations de l'oeuvre de Manent avec le christianisme, l'article de J-V. Holeindre tente de définir avec précision les principales positions théoriques de Pierre Manent. Il positionne ainsi le concept de « science politique » et l'articule à la question de l'étude des textes comme à celle de la relation entre philosophie politique et sciences sociales, par le truchement du rapport à l'expérience et de la séparation des faits et des valeurs, et par un repositionnement du débat entre démocratie et nation, entre régime et forme politique. L'article de Giulio De Ligio est plus buissonnant, tentant de déterminer ce que signifie, chez Manent, « penser le politique », notamment et surtout à partir de ses articles intitulés « Le retour de la philosophie politique » (1999) et « La politique et la raison » (2000, repris dans Enquête sur la démocratie en 2007). G. De Ligio attire l'attention du lecteur sur le caractère argumentatif selon Pierre Manent, « politiquement opérationnel » que doit avoir toute théorie politique susceptible de porter le substantif ou l'adjectif 'philosophique'. Ce critère semble difficilement conciliable avec la lecture des grands auteurs de l'histoire de la philosophie. Il souligne toutefois que P. Manent s'oppose à l'idée d'une raison purement séparatrice alimentant la perte du commun, raison distinguant spontanément entre économie, droit, faits et valeurs, anciens et modernes. L'article ne se résolvant pas à conclure de la complexité à l'absence de raison, aussi bien sur la continuité de l'histoire humaine que sur la cité, définie comme lien entre les raisons. L'article de P. Raynaud explore quant à lui « l'originalité de l'oeuvre de Pierre Manent chez les héritiers des Anciens et, notamment, chez ce que l'on appelle parfois les 'néo-aristotéliciens' » (p. 70). Il entend discuter des difficultés qui font jour, dans l'oeuvre de Manent, entre autonomie et hétéronomie, depuis la cité grecque qui en constitue un milieu, à la démocratie moderne : le pouvoir instituant de la loi et de la règle, individuel et collectif, affleure, sans toutefois être thématisé.

La seconde partie de l'ouvrage (« les grandes étapes de la pensée politique ») positionne la pensée de P. Manent autour de grands auteurs : Aristote, Machiavel, Montaigne, Hobbes, Pascal, Montesquieu, Rousseau, Aron, alors même que celui-ci n'a consacré qu'une monographie à un auteur, Tocqueville... À cet égard, l'article de Crystal Cordell Paris est utile aussi bien pour documenter le néo-aristotélisme de la philosophie politique contemporaine que la compréhension du dialogue entre philosophie classique et moderne. Elle articule la pensée de P. Manent à Aristote sur trois concepts majeurs : l'expérience, le commun, l'action. Si les articles de Philippe Bénéton, Christophe Litwin, Harvey Mansfield et Delba Winthrop ne contribuent que très subtilement à éclairer les rapports de Manent à Machiavel, Hobbes, Pascal et Tocqueville, comme si, de connaisseur à connaisseur, ils ne constituaient que des regards fugaces et complices, celui de Thierry Ménissier y parvient plus nettement, resituant Machiavel dans les œuvres de Strauss et Aron, les maîtres de P. Manent. L'antimachiavélisme de Manent est présenté à partir du positionnement du secrétaire comme « auteur de rupture » et « ouvreur ». L'article de Christophe Bardyn tente quant à lui une synthèse des approches successives de Montaigne dans le séminaire de Manent : ses constantes, ses circonvolutions, ses fulgurances, développant à partir de cet auteur comment « la raison commandée se révolte » et « sape l'autorité de la raison commandante » (p.235). L'article s'appuyant sur la source orale du séminaire, l'autorité qu'il décrit s'en échappe légèrement, pour le malheur du lecteur et des spécialistes de Montaigne. Les articles de Luc Foisneau et de Guillaume Berrera, explorant le rapport de P. Manent à Hobbes et Montesquieu, sont des exemples fertiles de la manière dont l'histoire de la pensée permet de travailler des questions plus normatives, comme le rapport du sujet à la loi et à l'État, ou la question du régime. L'article de Daniel J. Mahoney, plus que de visiter la source aronienne de la pensée de Manent , en développe la généalogie par les sources même de la pensée d'Aron (I. Kant et F. Hayek notamment).

Dans sa troisième partie, l'ouvrage présente une série d'articles focalisant sur des problèmes considérés comme modernes, ainsi que sur les principales évolutions dans leur manière de se poser à nous. L'article de Patrice Gueniffey, porte sur l'histoire de la représentation du héros guerrier à l'époque moderne : il est consacré à Manent de façon marginale, comme celui de Georges Liébert et de Claude Habib. Ce dernier traite de façon infiniment élégante de la rencontre de l'amour charnel et de la loi, à partir de La nouvelle Héloïse, rencontre dont il est difficile d'espérer meilleure analyse en guise d'hommage. Dans une partie traitant des « problèmes du monde contemporain », comme l'annonçait l'introduction, on reste surpris — ni en bien, ni en mal — de trouver l'amour et la loi, et une lecture des évolutions sociales du XIXe siècle par la focale du « chef d'orchestre » ; et cet étonnement se poursuit à la lecture de l'article d'Alain Besançon sur les évolutions historiques de la doctrine chrétienne de l'enfer. L'article de D. Schnapper positionne la philosophie politique de P. Manent relativement aux sciences sociales — la logique de leur condamnation par P. Manent et les conséquences de cette condamnation — et particulièrement relativement à l'approche sociologique, entre « collaboration » et « rivalités des points de vue ». L'article de V. Descombes indique le caractère opératoire de la réflexion de P. Manent pour penser et résoudre le problème contemporain de notre rapport à la nation. Les articles de Paul Seaton et Rémi Brague se rattacheraient bien plus aux articles de la première partie de l'ouvrage concernant la relation de la philosophie de P. Manent avec le christianisme, étant données leurs thèses et leur rapport très indirect, encore une fois, à la philosophie politique manentienne. Mais l'article de P. Christias, interrogeant l'évolution de Manent relativement au libéralisme à partir des ouvrages de 1987 et de 1994, est tout à fait éclairant et aurait sans doute pu prendre place dans la première partie de l'ouvrage. Ce sont les articles de F. Lazorthes et J.-C. Casanova qui trouvent réellement leur place en cette troisième partie, car le premier tisse de manière serrée les concepts importants de l'oeuvre manentienne à l'actualité : la crise de la représentation, l'État-Nation, la question sociale et le libéralisme économique et politique, l'Union Européenne. Le second, bien que ne portant pas sur l'oeuvre de P. Manent, parce qu'il met en perspective la tâche du philosophe politique dans l'histoire de la construction de l'Union européenne.

La conclusion, bien qu'elle s'en défende, dissipe difficilement l'impression hagiographique. Mais l'ensemble de l'ouvrage est traversé par le dialogue entre anciens et modernes (l'article de P. Raynaud notamment) ; par la manière dont la réflexion philosophique peut intégrer l'expérience, sans séparer ni fusionner totalement les faits et les valeurs. La tentative de distinguer les controverses des grandes étapes de la pensée politique est très conventionnelle, comme l'atteste l'article sur les passions politiques de Pierre Hasner, dans lequel l'histoire occidentale longue est problématisée à partir du concept de passions, dans une vision triangulaire entre philosophie classique, christianisme et philosophie moderne. Il faut noter enfin que l'ouvrage témoigne de la position atlantique de la pensée de P. Manent, sept articles étant traduits ou issus d'universitaires américains ou canadiens, indiquant que parler de « philosophie politique française » au sujet de son œuvre est difficile voire réducteur, tant dans ses sources que dans son rayonnement et sa réception