Un historique de la politique des grands ensembles, depuis leur émergence jusqu'aux problèmes posés par la socialisation au sein de ceux-ci.
À l’heure de la mise en œuvre d’un vaste programme de rénovation urbaine concernant les quartiers d’habitat social les plus dégradés, une approche historique des grands ensembles paraît salutaire. Rappelons qu’aujourd’hui, ce ne sont pas moins de 250.000 logements, principalement construits pendant les Trente Glorieuses, qui sont voués à être démolis entre 2004 et 2013, durée prévue du Programme national de rénovation urbaine initié par Jean-Louis Borloo.C’est donc dans un contexte caractérisé par une crise du logement en général, et du logement social en particulier, ainsi que par la mise en œuvre d’un ambitieux et coûteux programme de rénovation urbaine que Thibault Tellier cherche à comprendre comment, en moins de trente ans, nous sommes passés "de la figure du pionnier urbain censé incarner la destinée heureuse des Trente Glorieuses à celle de l’habitant-exclu" . Pour cela, il s’appuie et vient compléter les travaux d’historiens menés de manière dispersée sur ce sujet, principalement ceux d’Annie Fourcaut et ceux de Roger-Henri Guerrand.
Naissance des grands ensembles
Le principal intérêt de la démarche est de replacer les grands ensembles dans leur contexte d’émergence, ce qui permet d’éviter tout procès hâtif afin "de comprendre, récusant l’histoire justicière" pour reprendre la formule d’Alphonse Dupront. Au sortir de la guerre, le contexte est celui d’un patrimoine très lourdement touché (près du quart du parc de logements est détruit) et les besoins en termes de logement sont estimés à près de cinq millions en 1948. Mais il faut attendre les années 1950 pour que le logement devienne une véritable priorité nationale avec l’arrivée de Claudius-Petit au ministère de la reconstruction. Pour répondre à ces besoins, le principe de la construction à grande échelle est décidé en 1953 avec le lancement des grands ensembles qui suivent les principes hygiénistes inspirés de la charte d’Athènes et des conceptions de Le Corbusier.
Pour des raisons essentiellement d’ordre économique (coût de la construction, industrialisation des procédés de fabrication) , le choix s’oriente vers la construction de logements collectifs en série bien que les enquêtes de consommation qui commencent à se développer en France montrent que les Français aspirent à devenir propriétaires d’une maison individuelle. Le décalage entre d’un côté le prestige accordé à cette forme urbaine par les architectes et certains membres de l’administration issus de grands corps d’État et d’un autre côté les aspirations de l’ensemble des Français est donc présent dès les années 1950. Avec la création des ZUP en 1958, l’État se lance néanmoins dans la construction des grands ensembles.
Comment améliorer la vie sociale des grands ensembles ?
Quand les grands ensembles sortent de terre, les premiers habitants fréquemment qualifiés de "pionniers" sont principalement issus d’une petite classe moyenne qui aura la possibilité de partir en pavillon le temps voulu. Car dès la fin des années 50 on commence à s’inquiéter de l’absence de vie sociale au sein de ces quartiers et l’enjeu devient alors "d’éviter à tout prix qu’une réussite technique ne devienne un échec humain" . En effet, les premiers doutes apparaissent quelques années à peine après les premières constructions : absence d’équipements, nuisances sonores, éloignement du centre. Le mécontentement des locataires est alors largement relayé par la presse, France soir lançant en 1963 le terme "sarcellite". Mais l’auteur prend bien soin de nuancer ces critiques qu’il convient de mettre en balance avec la situation des citadins avant la construction des grands ensembles dans des logements insalubres. Par ailleurs, il existe une réelle diversité de situation des grands ensembles qui invite à la prudence quant à une éventuelle critique massive de ceux-ci car ils ont constitué pour bon nombre de français une réelle amélioration de leur condition de logement avec la découverte du confort moderne.
C’est en réalité la question de la vie sociale qui est rapidement mise en débat au sujet de ces quartiers. En effet, que peut-on faire dans ces quartiers en situation de relégation spatiale et au sein desquels on note une absence cruelle d’équipements collectifs ? Le sentiment d’abandon, expliqué par le manque de mobilité, gagne une partie de la population habitant ces nouveaux espaces. Cette relégation spatiale va rapidement être complétée par un sentiment de relégation sociale entretenu par un double phénomène : le départ des ménages qui le peuvent vers des quartiers pavillonnaires et la politique nationale de renforcement du rôle social de l’habitat des grands ensembles. En réaction, l’État va alors afficher la volonté de "faire participer" les habitants à l’amélioration de leur cadre de vie. Des équipements à vocation sociale sortent alors de terre à la fin des années 60. Ces "centres sociaux" vont être pensés comme des outils de socialisation, d’abord des femmes (qu’il s’agira de transformer en maîtresse de maison), ensuite des jeunes (pour combattre leur prétendue oisiveté). Parallèlement à cette volonté d’affermissement du contrôle social, la participation des habitants va s’institutionnaliser avec le soutien (encore financièrement mince) aux initiatives lancées par les habitants et leurs associations.
Mais malgré une tentative de rééquilibrage des fonctions urbaines au cours des années 1960, on constate souvent du retard dans la construction des équipements collectifs, qu’ils soient sociaux, éducatifs, sportifs ou culturels. Ce retard n’explique pourtant pas à lui seul les problèmes sociaux qui émergent dans ces quartiers. Le manque d’appropriation, l’enclavement, le développement des incivilités conduisent l’État à remettre en cause au début des années 1970 le modèle des grands ensembles, tant du point de vue urbain que social. C’est en 1973, avec la circulaire Guichard du nom du ministre de l’Équipement que la construction des grands ensembles est définitivement stoppée.
Quelques années plus tard, on assiste alors avec les premiers programmes Habitat et Vie sociale à la naissance de la politique de la ville qui n’a de cesse, depuis trente ans, de vouloir "guérir" les maux dont soufrent ces quartiers.
On retiendra de cet ouvrage une juste remise en cause de la doxa selon laquelle les grands ensemble ont été de manière générale et indifférenciée un échec qui a conduit à la montée des violences urbaines. En effet, il invite à regarder de plus près un certain nombre de politiques publiques (les politiques d’attribution des logements en particulier), qui ont certainement joué un rôle dans l’indéniable crise, sinon du modèle, du moins de sa mise en pratique. Les six millions de logements construits entre 1953 et 1973 ont apporté une solution quantitative à la crise du logement mais "la volonté précoce des pouvoirs publics d’"humaniser le béton" se solda généralement par un échec" .
Utilement complété par des approches sociologiques et urbanistiques, cet ouvrage apporte des éléments de compréhension des problèmes rencontrés aujourd’hui dans certains de ces grands ensembles. Mais, comme le rappelle l’auteur en conclusion, il ne faut pas oublier le caractère provisoire de ce type de logements, jamais démenti par ceux qui en ont été les inspirateurs.
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Crédit photo : Grébert / flickr.com