Depuis quelques jours, les tribulations de la caravane des quelques 300 semi-remorques russes cheminant vers l’Ukraine tient en haleine les observateurs. L’avancée du convoi (est-t-il parti ? est-il arrivé ? où s’est-il arrêté ?) en vient presque à éclipser la violence des opérations militaires à Donetsk et Lougansk, les 2 000 morts recensés par l’ONU, les drames des 300 000 civils réfugiés, déplacés et exilés recensés par le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR), et le destin à nouveau tragique de l’Ukraine. Et le fait que l’Etat ukrainien lui-même dépêche 15 camions et 240 tonnes de produits de première nécessité renforce nos troubles.

Comme dans le célèbre récit de la bataille de Borodino de Guerre et paix, nous sommes ici aveuglés par l’anecdotique au beau milieu de la fureur des armes : à l’instar du héros de Tolstoï, Pierre Bézoukhov, alors que l’histoire se fait sous nos yeux, nous sommes hypnotisés par le spectacle somme toute mineur de cette longue file blanche motorisée. 

Les autorités russes ont réuni pour nous tous les ingrédients d’un story telling qu’on qualifierait d’efficace s’il ne se déroulait au milieu d’une catastrophe humanitaire et d’une guerre civile tragique : d’où viennent ces camions ? Qui les conduit ? Franchiront-ils la frontière ? Qui les arrêtera ? Contiennent-ils réellement les tonnes de blé, les groupes électrogènes et les couvertures annoncées ? Ou recèlent-ils en leurs flancs des guerriers décidés à en découdre comme les Achéens résolus à détruire Troie dans l’Iliade ?

Notre sidération collective pour cet événement au rythme haletant fait de cette caravane un succès pour ceux qui l’ont organisée : les principes humanitaires épaulés par des images parfaites ne sauraient rencontrer d’obstacle sur la route rectiligne du succès. Toutefois, notre devoir est de secouer notre hypnose digne de Troyens perplexes devant le cheval de bois imaginé par Ulysse : nous n’avons pas à ratiociner sans fin sur ces camions. L’essentiel est ailleurs : il n’est ni dans leurs remorques ni dans leur escorte, ni dans leur couleur, ni dans leur itinéraire. Il est dans l’inflexion de cap choisie par le Kremlin.

Signe de bonne volonté ou symptôme de faiblesse ?

Loin de signifier une volonté d’apaisement de la part de Moscou, l’organisation de ce convoi trahit plusieurs faiblesses de la Russie. La séquence ouverte par l’accession de Petro Porochenko au pouvoir à Kiev a clairement tourné au désavantage de Moscou : l’opiniâtreté de la nouvelle administration kiévienne dans sa lutte pour la reconstitution de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, les multiples soutiens – principalement américains, allemands, baltes et polonais – qui s’expriment jour après jour et la mort des passagers du vol MH 17 ainsi que l’intransigeance de Kiev sur le rétablissement de la souveraineté nationale ont entraîné un reflux de Moscou. A chaque fois, la Russie a été poussée dans ses retranchements sur la scène internationale. Et, sur la scène intérieure, elle a renforcé tout à la fois la popularité du président et la radicalité de ses partisans, réduisant la marge d’action du président.

Signe patent de faiblesse, la Russie est contrainte de manifester une incohérence rare dans sa doctrine extérieure : elle se fait le héraut de l’intervention humanitaire unilatérale alors que, pour tous les autres conflits, elle est, avec la Chine au sein du Conseil de sécurité des Nations-Unies, un avocat inlassable de la souveraineté nationale et de la non-ingérence, même au nom des droits de l’homme.

L’organisation du convoi humanitaire vise à gagner la bataille des images à l’extérieur et à l’intérieur et, ainsi, à enrayer la spirale négative engagée depuis le printemps. A l’intérieur, le « président fort » peut protester de sa bonne foi et déployer sa solidarité avec les populations civiles. A l’extérieur, il place la charge de la preuve humanitaire sur les épaules des autorités ukrainiennes : à elles de faire la démonstration qu’elles sont capables de gérer la question des réfugiés et des déplacés, qu’elles sont résolues à traiter avec respect les populations de l’est du pays et qu’elles sont ouvertes à un dialogue avec le grand voisin russe. Va-tout virtuose et tactique magistrale, ce convoi a introduit un brouillage salutaire pour la Russie sur son rôle dans le conflit. Mais pourra-t-il durablement faire oublier le rôle plus qu’ambigu du Kremlin depuis novembre 2013 ? Plus concrètement, pourra-t-il réellement soulager la détresse humaine des populations civiles ? On peut en douter.

Un judoka au Kremlin ou l’art du kuzushi

Depuis le début de la crise ukrainienne, on aime à personnaliser le drame à coup de comparaisons historiques hasardeuses : le nouveau tsar Vladimir Poutine, en proie à un vertige impérial, serait tenté d’annexer tous les territoires possibles pour restaurer l’Empire. L’apparatchik invétéré et le KGBiste chevronné viserait ni plus ni moins le rétablissement de l’URSS.

Prêter au président russe un projet impérial, c’est tout à la fois s’illusionner sur les forces réelles de la Russie et sur l’idée que les autorités se font de leurs propres marges de manœuvres. La propagande officielle vantant la grandeur de la Russie ne fait nulle part illusion : Moscou n’a pas les moyens de peser dans la mondialisation. Elle a tout juste les instruments nécessaires pour faire en sorte que l’OTAN ne se porte pas à ses frontières et pour que l’UE n’absorbe pas tout son « étranger proche ».

Faire du président Poutine un visionnaire, c’est se méprendre sur ses capacités bien avérées : loin d’être un stratège omniscient comme le Koutouzov de Guerre et paix, il est seulement un maître tacticien comme le Napoléon du pont d’Arcole. Sa virtuosité manœuvrière s’est exprimée à maintes reprises : dans son adhésion à l’accord de Genève en novembre 2013, dans les solutions proposées in extremis dans dossier iranien l’année dernière pour éviter le bombardement des sites, dans sa ligne ultra-réaliste en Syrie et dans sa réplique aux sanctions économiques nouvelles imposées par les Etats-Unis et l’UE il y a quelques jours.

L’organisation du convoi humanitaire est une magistrale prise de judo, le kuzushi, digne du sport favori du président russe : apparemment poussé vers le bord du tatami, entravé par les bras de son adversaire et presque plaqué au sol, il retourne la situation et place tous à la fois les Occidentaux, les autorités ukrainiennes et l’armée régulière du pays en situation d’accusés négligeant le principe d’intervention humanitaire au profit de civils. Comme à l’accoutumée, la diplomatie russe manie à merveille l’argument du « deux poids deux mesures » : les Occidentaux défendraient les principes des droits de l’homme pour faire pression sur leurs adversaires, mais les négligeraient quand leurs intérêts sont en jeu.

Cheval de Troie et baguette de Circé

Ne soyons donc pas dupes de ce renversement tactique et de cette offensive d’image. Les autorités ukrainiennes et leurs soutiens occidentaux ont quelques raisons de douter de la bonne foi russe dans l’organisation de ce convoi humanitaire : est-il si pacifique que cela alors qu’il coïncide avec le doublement des troupes stationnées à la frontière russo-ukrainienne, estimées à plus de 20 000 hommes désormais ? Pourquoi devient-il si urgent de lancer ce convoi sur les routes alors que les déplacements de population ont commencé il y a plusieurs mois ? Est-il si dénué d’arrière-pensées alors qu’une initiative conjointe avec des organisations internationales gouvernementales régionales comme l’OSCE ou les organisations humanitaires comme  le CICR aurait eu de bien plus grandes chances de succès ?

De plus, si l’idée d’un convoi militaire ripoliné de blanc et nimbé de principes humanitaire paraît fort improbables (les soutiens russes aux milices de Donetsk et Lougansk n’ont nul besoin de cette cohorte pour acheminer matériels militaires et combattants en Ukraine), néanmoins les risques d’une escalade autour de ce convoi sont réels : la Russie n’a-t-elle pas souvent pris prétexte de la protection des russophones pour intervenir (dans la foulée de la chute de l’URSS, et plus récemment encore pour la Géorgie en 2008) ? Le moindre incident survenant sur le chemin de ce convoi serait une raison idéale pour porter des « troupes de protection » sur le territoire ukrainien.

Face à ce convoi si télégénique, la bonne comparaison est moins à chercher du côté de l’Iliade que de celui de l’Odyssée : la Fédération de Russie entend moins utiliser ce convoi comme cheval de Troie mais comme la baguette de la magicienne Circé, capable de métamorphoser les compagnons d’Ulysse et de changer un pouvoir russe affaibli en champion rayonnant des valeurs universelles. Mais, dans l’Odyssée comme en Ukraine, la magie n’opère pas longtemps…