L’originalité de ce numéro est d’interroger les archives depuis le domaine de l’esthétique du cinéma.

La revue québécoise d’études cinématographiques CiNéMAS consacre cette année un dossier de six articles et de deux comptes rendus à l’Attrait de l’archive   . Le sujet choisi s’inscrit dans ce qu’il est aujourd’hui possible de désigner comme constituant un effet de mode. Il n’est qu’à rappeler, à titre d’exemple, que le congrès de l’Association française des enseignants et chercheurs en cinéma et audiovisuel était consacré en 2012 à Des sources aux réseaux : tout est archive ? Les actes de ce congrès (L'archive-forme : création, mémoire, histoire,  dirigé par Giusy Pisano) sont d'ailleurs sortis en même temps que le numéro dont il est ici question, mais on peut également citer, pour l'année 2014, le numéro 18 de la revue Intermédialités consacré au verbe archiver ; ou encore le titre de l'ouvrage de Matteo Treleani, Mémoires audiovisuelles : les archives en ligne ont-elles un sens ? (2014).

Cette multiplication des références aux archives rend compte d’un processus – longtemps retardé – d’appropriation des méthodes de la génétique littéraire dans le domaine de l’histoire du cinéma (pour une présentation de cette approche, on renvoie au désormais classique, numéro de la revue Genesis, consacré au cinéma, n° 28, juin 2007) et d’un dialogue constant avec les historiens travaillant à partir de sources visuelles (sur ce point, on renvoie à titre d’exemple au numéro de Matériaux pour l'histoire de notre temps (BDIC) consacré par Laurent Véray (dir.) aux "Ecritures filmiques du passé : archives, témoignages, montages", n° 89-90, 2007). La consultation de fonds d’archives est ainsi devenue un passage obligé – tout autant que désiré – pour les chercheurs qui s’intéressent à la réalisation de films, ainsi qu’à toutes les autres dimensions du cinéma (revues, fonctionnement des salles, évolution des techniques, etc.). L’originalité du numéro en question ici est de proposer un autre point de vue sur les archives. Il s’agit de les interroger depuis "le domaine de l’esthétique du cinéma", comme le pose dès l’introduction Christa Blümlinger.

 

Cette manière de faire est très nettement identifiable dans l’article d’André Habib (lui-même co-directeur avec Michel Marie, d'un ouvrage consacré à la patrimonialisation, à la restauration et au réemploi des films archivés, intitulé L’avenir de la mémoire cinématographique, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Asq, 2013, chroniqué sur Nonfiction) concernant le réemploi de séquences d’archives dans des films expérimentaux. Prenant un certain nombre d’exemples concrets, il montre en quoi "leur(s) œuvre(s), davantage que le cinéma narratif, poursuit, de façon métahistorique, une histoire du cinéma qui ne serait pas égarée dans les dédales du récit narratif" (p. 105).

Insistant sur la valeur heuristique des enjeux de ce cinéma de réemploi sur les chercheurs, il fait alors l’hypothèse que ces créations ont eu un impact sur la manière dont ces derniers intègrent des archives filmiques à leurs corpus d’étude. Il y a là une piste de réflexion historiographique qui repose sur une circulation d’un usage artistique vers un usage historien, qui n’est pas souvent usitée (les chercheurs présupposant le plus souvent un chemin inverse). Cette perspective se retrouve également dans le texte que la coordinatrice du numéro consacre aux usages créatifs des documents archivés par les artistes contemporains.

Christa Blümlinger mène ainsi une série d’études de cas portant sur "une approche esthétique du geste de la reprise au sein de films mettant en scène le dispositif même de l’archive et dont la forme est celle du film essai" (p. 76), tel que Cacheu (Filipa César, 2012), Face aux fantômes (Jean-Louis Comolli, 2010) ou encore The Halfmoon Files (Philip Scheffner, 2007) et l’installation vidéo Lettre au pilote qui a désobéi (Akram Zaatari, 2013). Enfin, la critique laudatrice que Jan Baetens fait de l’ouvrage que Livio Belloï a consacré à Film Ist. (1996-2009) du cinéaste expérimental Gustav Deutsch s’inscrit dans cette tendance. Comme le note l’auteure, il s’agit alors de revenir à "la question essentielle de Bazin : Qu’est-ce que le cinéma ?" (p. 247) ou plus précisément dans ce cas : Qu’est-ce que l’usage d’archives filmiques fait au cinéma ? L’interrogation étant ainsi mise en abîme, selon une acception très postmoderne.

Si les auteurs de référence mobilisés par la plupart des contributeurs sont très classiques, suivant une perspective didi-hubermanienne (Benjamin, Deleuze, Derrida, Farge, Foucault, Kracauer et le désormais incontournable Warburg), l’intérêt se situe plus dans l’importance accordée au fait d’aller en archive. Ce choix revient à s’intéresser aux gestes posés non pas seulement par des réalisateurs, mais aussi par des chercheurs. Ainsi, de manière très prosaïque Charles Musser explique, pas à pas, comment il a remonté la piste d’abord ténue le conduisant à une vision générale des productions de la compagnie de production militante Union Films. Il développe alors comment, de recherches au hasard sur internet en discussions lors de festivals, puis de coups de téléphone en virées au domicile des ayants droit des réalisateurs, il a pu retrouver – parfois juste avant leur destruction – des archives films et non-films sur cette partie de l’histoire du cinéma américain longtemps minorée. Dans un style plus réflexif, mais non moins appuyé sur des exemples concrets, Jennifer Wild rend compte de la manière dont la constitution d’une collection personnelle d’images représentants des écrans a accompagné sa réflexion méthodologique tout au long de la recherche qu’elle a consacrée aux avant-gardes parisiennes à l’époque du cinéma (1900-1923).

 

Enfin, deux articles, non moins intéressants, adoptent une approche plus historienne. Sylvie Lindeperg propose une variation sur le thème de son dernier ouvrage, La voie des images. Quatre histoires de tournage au printemps-été 1944 (2013). Elle associe ici une étude des conditions de production de ces images, à une prise en compte de détails qui, résistant à toute assignation sociopolitique, échappent à ceux qui, réalisant ces films, souhaitaient faire passer un message de ce type (groupe de résistants proche du Parti communiste dans le premier cas, responsables nazis dans les deux suivants). À partir de l’ouvrage de Laurent Véray, Les images d’archives face à l’histoire (2011), Habib s’interroge quant à lui de manière réflexive sur ce que signifie cet attrait de l’archive d’un point de vue plus sociétal, en articulant questions de conservation/restauration et d’évolutions technologiques, aux problématiques de la patrimonialisation et de l’inflation – pas toujours contrôlée – de la demande d’archives. Enfin, Trond Ludemo s’intéresse, à travers le cas des Archives de la planète (1908-31) constituées par Albert Kahn, à la façon dont le geste d’archiver influe finalement toujours plus sur l’avenir que sur le passé. Il s’intéresse en particulier à l’influence de la numérisation sur la perception des archives. En conclusion, il pose qu’un fonds de documents numérisés, puis mis en ligne, demeure toujours une représentation d’un fonds physique de nature analogique. Il poursuit, de manière décisive : "The task for contemporary archive theory is to think about the various ways in which these connections (entre ces deux types de fonds) are constructed (…) The attraction of the archive lies, for this reason, in it theoritical reinvention in this age of technological selections" (p. 37).

 

Tout l’intérêt de ce numéro réside dans le fait d’avoir apporté une attention tout aussi fine à trois gestes posés sur les archives – ceux du réalisateur, du chercheur et de l’archiviste –, sans les avoir pensés a priori de manière différenciée. Au contraire, c’est à un ensemble d’usages enchevêtrés – rejeux, déplacements, mésusages, remontages, éditorialisation –, parfois concomitants, d’autres fois distants dans le temps de plusieurs décennies, que le lecteur se trouve confronté. Les ressources les plus pertinentes d’une approche esthétique de l’archive résident, peut-être, très précisément là, c’est-à-dire dans une capacité à penser les archives cinématographiques à contre-courant des usages les plus normalisés