À travers la lecture de ses carnets et journaux, Annabelle Martin Golay relit l’œuvre de Simone de Beauvoir, afin de comprendre comme la mémorialiste du XXe siècle écrit un texte nouveau, hybride, mêlant l’intime et l’« extime ».

Dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir écrit : « En écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence. En même temps, je servirais l’humanité : quel plus beau cadeau lui faire que des livres ? »

Formule programmatique qu’Annabelle Martin Golay aurait pu prendre d’emblée pour introduire son étude qu’elle a justement intitulée Beauvoir intime et politique. La fabrique des Mémoires. Ce riche ouvrage, composé de cinq chapitres, va donc ouvrir les portes de l’intimité de cette grande auteure qui refusa en son temps les conventions et autres traditions sclérosantes.

Dès l’introduction, la critique l’affirme haut et fort : « Le travail de l’écriture mémoriale apparaissait chez [Simone de Beauvoir] comme une sorte de réfraction et d’amplification de l’écriture intime. […] Il était permis […] de voir dans cette entreprise une cohérence qui prenait sa source dans un très ancien rapport de soi à soi, dans un goût pour l’introspection propre à Beauvoir, un goût constitutif […] de son rapport à l’écriture. » Et cette « écriture de l’intimité telle qu’elle l’entend, […] correspond assez bien à une définition moderne de l’intime où c’est le sujet lui-même qui définit la privauté de son propre espace, ce qu’il peut en dire et ne pas dire, ce qu’il considère comme relevant de lui-même. » Par conséquent, Annabelle Martin Golay se propose d’analyser ces rapports entre l’écriture et l’intimité inscrits au cœur même des écrits autobiographiques de Simone de Beauvoir qui, nous l’apprend-elle, ne pouvait « s’empêcher de jeter un œil sur le rétroviseur ».

Mais, avant de plonger dans les œuvres de l’auteure, la critique fait une mise au point nécessaire et primordiale sur l’entreprise autobiographique   beauvoirienne, car, longtemps, on a considéré l’écriture de soi comme un « genre féminin, puéril, scolaire, propret ». N’en déplaise à Philippe Lejeune, Simone de Beauvoir ne fait définitivement pas partie de ces « demoiselles » qu’il a étudiées. Définitivement, et on rejoint Annabelle Martin Golay sur ce point, Simone de Beauvoir a une « ‟âme de Walkyrie, seule, joyeuse et forteˮ : tout le contraire d’une mièvre demoiselle. Elle sera une femme dans son siècle, une intellectuelle guerrière, combattante ».

Annabelle Martin Golay analyse la naissance des Mémoires de Simone de Beauvoir à travers la temporalité qui, selon elle, embrasse à la fois l’instant de l’écriture, celui de l’in/rétrospection et le temps de l’Histoire. Ces strates temporelles semblent au fil de l’écriture se croiser, se confondre et parfois se superposer. Si la temporalité est si présente, les Mémoires retranscrivent aussi les élans et les tourments de la vie intérieure. En effet, partant d’une citation éclairante des Mémoires d’une jeune fille rangée, Annabelle Martin Golay montre combien il était important pour Beauvoir d’écrire à partir de sa vie. Elle voulait « éclairer la vie des autres par sa propre expérience ; sauver sa vie en la racontant, en étant fidèle à son moi et à son passé, et en luttant contre l’écoulement du temps ; ressaisir le sens de sa vie ». Dès lors, sa vie, écrite dans ses journaux, sera insérée et mise en scène dans les romans à l’instar de La Force de l’âge qui est tiré de son journal de guerre.

Mais la romancière ne fut pas toujours romancière. Ses rapports avec Sartre, douloureux et conflictuels, tendres et amoureux, l’ont profondément modifiée, elle, certes, mais aussi son écriture. Mais alors : qui était Beauvoir avant Beauvoir ? C’est ce que se propose de montrer la critique à travers l’analyse des Cahiers de jeunesse. Les pages de ces Cahiers, « écrites presque quotidiennement, et qui couvrent quatre années (1926-1930, soit Simone de Beauvoir de dix-huit à vingt-deux ans [l’avant-Sartre !]), ne sont pas importantes seulement par leur ampleur ou par les informations qu’elles nous donnent sur l’intellectuelle à venir », « c’est pour [Beauvoir], chaque jour, faire le point » sur sa vie, son existence et son écriture. Ces Cahiers sont aussi « une sorte d’incipit de la somme autobiographique » : ils donnent aux lecteurs une image moins conventionnelle de l’auteure et montrent comment l’écrivain a pu naître. C’est, écrit Annabelle Martin Golay dans une très belle formule, un « récit en direct d’une vocation », son entrée « en littérature ». C’est aussi grâce à ces récits intimes que l’on prend la mesure de ce qu’a pu lire Simone de Beauvoir dans sa jeunesse et combien c/ses lectures l’ont littéralement formée, voire influencée. Certains de ces écrivains deviennent aussi des confidents : « Elle s’adresse à eux, dialogue avec eux, les invite à participer au journal de sa pensée et de sa vie intellectuelle. » Ainsi construit-elle, au fur et à mesure de ses lectures et des découvertes qui en résultent, un monde à elle qui nourrira aussi ses œuvres futures tant romanesques qu’(auto)-biographiques, particulièrement Mémoires d’une jeune fille rangée, qui devient en puissance le creuset de tout ce qu’elle a pu écrire dans les Cahiers de jeunesse.

Il est difficile au lecteur attentif de ne pas reconnaître de rapports étroits entre l’écriture autobiographique dispensée dans les Cahiers et les romans. Et il ne serait donc pas étonnant que l’on puisse avoir une lecture biographique de ses romans. « Il y aurait, affirme la critique, une continuité entre la vie et l’œuvre. » Ce questionnement, l’auteure l’a eu aussi et se surprend à la relecture de L’Invitée : « J’y retrouve presque mot à mot des choses que je dis dans mes Mémoires et d’autres qui sont revenus dans les Mandarins. Oui – ce n’est pas décourageant d’ailleurs – on n’écrit jamais que ses livres. » Plus tard, l’auteure ira plus loin et insistera « sur le fait que la pratique autobiographique est un geste de création, voire même (sic), de recréation de soi ».

Ce rapport entre l’écriture et la vie, Simone de Beauvoir l’a inscrit au cœur même de la composition des Mémoires, c’est la thèse que souhaiterait défendre Annabelle Martin Golay. Dans son chapitre V, « Une ambition totalisante », l’universitaire veut montrer que l’auteure désirait constamment « réunir, souder, ramasser les instants en une somme, de leur conférer une signification synthétique, dont le texte lui-même puisse rendre compte par sa structure ». Contrairement à Roland Barthes, Simone de Beauvoir voit son texte comme des emboîtements, « de même que ses livres ‟s’emboîtentˮ à la manière de poupées gigognes, la grande boîte définitive étant le bilan de Tout compte fait, qui ‟verrouilleˮ le sens de toute une œuvre et de toute une vie ». Contrairement aux écrivains qui s’essaient à l’écriture rétrospective, Simone de Beauvoir renoue avec une tradition plus ancienne, une tradition totalisante (à la Chateaubriand ou à la Rousseau, par exemple) où « se fait jour une volonté de dresser un bilan final, d’écrire ‟tout compte faitˮ, d’accumuler les données jusqu’à ce qu’il soit possible de conclure sur un ; ‟somme touteˮ »   . Et il s’agira bien d’une « tentation du bilan » chez l’auteure qui use à profusion des termes préfixés en re-. Le rapport à cette temporalité, à ces « moments de récapitulation » ont une visée morale : il s’agit, d’une part, de faire son examen de conscience où l’autobiographe médite sur lui-même après avoir rassemblé ses souvenirs. « Il y a chez la jeune fille, écrit Annabelle Martin Golay, une détermination, une volonté de ressaisir son existence, de la repenser, voire parfois de la reconstruire. » D’autre part, de rechercher l’explication et la compréhension de soi par soi, car comme le dira Simone de Beauvoir dans Tout compte fait : « Il y a dans ma vie des liens très anciens qui ne se sont jamais brisés.»

L’auteure des Cahiers de jeunesse fait donc acte d’écrivain qui s’est regardé naître à la littérature, mais aussi à la vie. « Si le projet originel de Beauvoir, écrire des livres, affirme Annabelle Martin Golay dans son ultime paragraphe, semble être une vocation, c’est sous la forme d’une détermination intérieure et d’un effort de la volonté : c’est le volontarisme de la vocation qui donne son unité à l’existence. »

Est-ce que la critique a su montrer « comment aujourd’hui on peut envisager cette entreprise [celle de Simone de Beauvoir] comme s’inscrivant à part entière, et surtout, de façon originale, dans l’histoire de la littérature et, en particulier, dans celles des écrits autobiographiques » ? On peut aisément, au terminus de cette passionnante lecture, répondre par l’affirmative. Bien plus : Annabelle Martin Golay, grâce à un travail minutieux et compétent sur les œuvres de Simone de Beauvoir, parvient à concilier les divers questionnements sur les genres autobiographiques. Elle a su montrer qu’il ne fallait surtout pas s’enfermer dans une seule théorie du genre, mais que l’ouverture d’esprit et l’analyse patiente des tenants et des aboutissants de ce genre si difficile à saisir sont finalement les clefs qui dé-« verrouillent » la signification du projet mémoriel ou autobiographique, ou bien encore rétrospectif. Tout ce travail renouvelle à lui seul les études sur l’autobiographie et nous ne pouvons que l’en remercier chaleureusement