Une étude dense qui mène une lecture riche de quatre textes littéraires que la démonstration convainc de rapprocher pour pointer ce qu’il en est du territoire dans la fiction postmoderne.
Pourquoi réunir en une étude Le città invisibili (1972) d’Italo Calvino, Gravity’s Rainbow (1973) de Thomas Pynchon, Les Grandes Blondes (1995) de Jean Echenoz et Morbus Kitahara (1995) de Christoph Ransmayr ? Parce qu’il s’agit de quatre exemples caractéristiques de la fiction postmoderne en ce qu’elle renouvelle la représentation de l’espace et exemplifie la crise du territoire.
Cet exercice de littérature comparée en appelle forcément à la méthode géocritique, ou théorie des rapports entre l’espace référentiel et la littérature, qui fait du lieu un centre de débats. Le livre de Clément Lévy, Territoires postmodernes. Géocritique de Calvino, Echenoz, Pynchon et Ransmayr (PUR, 2014), fruit d’un travail de recherches ayant conduit au doctorat, renvoie d’emblée au livre référent de Bertrand Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace (Minuit, 2007), son directeur de thèse, qui préface cette étude minutieuse et foisonnante où la littérature croise la philosophie. Défilent ainsi notions et concepts, repris au fil de la démonstration : territoire, chronotope, territorialité, représentation, hétérotopie, etc. Il n’est alors nul besoin d’avoir lu le corpus choisi par cette étude pour l’apprécier, y compris dans sa variété ; son auteur en donne lecture tout au long, textes à l’appui (les textes originaux sont en note de bas de page lorsqu’il s’agit de leurs traductions françaises) auxquels l’explication et le commentaire généralement serré donnent du relief.
S’il va de soi qu’un livre se lit en première lecture de manière linéaire, cette évidence apparaît comme un leurre dans le cas de Clément Lévy où une lecture comparée a tout à gagner, même si l’auteur n’en donne pas de mode d’emploi. La lecture de son livre peut en effet commencer au premier chapitre, où il est dit (à rebours des thèses structuralistes) que la littérature parle du monde auquel le roman donne traditionnellement forme, aussi bien qu’au quatrième chapitre qui pose la question de la représentation en tant qu’elle concerne la théorie littéraire, notamment au sujet de la mimèsis (où les théories platonicienne et aristotélicienne sont mobilisées) dont le livre classique d’Erich Auerbach (Mimèsis. La représentation dans la littérature occidentale) permet aujourd’hui une mise au point féconde quant au nouveau point de vue proposé par les quatre textes mis au programme de l’étude ; car c’est l’espace (-temps) de la représentation qui est son sujet.
La lecture peut alors aborder la notion-clé de territoire, notion qui confond terre et terreur, en commençant par l’introduction , puis en allant, d’une part, au quatrième chapitre , où le terme est redéfini et pensé dans sa relation à la fiction (où la question de l’ekphrasis – description – est elle aussi traitée), et, d’autre part, au cinquième chapitre où la question de la territorialité est abordée via la relation entre territoires et milieux et où se niche une analyse studieuse, déjà entamée au troisième chapitre , de Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari , dont le concept de géophilosophie inspire par ailleurs l’ensemble de l’étude. La lecture peut se poursuivre avec la question de l’usage du terme de postmoderne en littérature ; l’introduction peut cette fois se lire en même temps que le troisième chapitre (où est à signaler un bilan intéressant concernant le spatial turn) qui convoque des noms d’auteurs empruntés aux divers registres (architectural, philosophique) auxquels ce terme parfois polémique renvoie, terme qui évoque en l’occurrence un espace nostalgique. Seul le deuxième chapitre paraît se lire de lui-même en tant qu’il introduit à une lecture comparée des quatre textes faisant titre et dont les chapitres suivants poursuivent l’analyse scrupuleuse ; close reading, relève le préfacier. La conclusion, elle, envisage les perspectives ouvertes (dont l’écocritique) par cette géocritique des quatre fictions postmodernes concernées et à la lumière de laquelle la théorie littéraire contemporaine essaime sur presque tous les continents.
Au fond, on entre dans ce livre de diverses manières ; plutôt soucieuse de poser des jalons méthodologiques et conceptuels, l’introduction ne nous donne du reste aucun plan. L’index final (noms communs et noms propres mélangés) le permet, même si des termes importants de l’étude n’y figurent pas. L’espace rhizomatique du livre de Clément Lévy est ainsi conforme à son objet. Il faut vraiment prendre la peine d’aller et venir dans son texte, de revenir plusieurs fois à son texte, pour en apprécier la teneur