À l'occasion de la publication papier de deux recueils sur le thème de l'amour épistolaire, nonfiction.fr a rencontré Nicolas Bersihand, fondateur DesLettres un projet jeune et ambitieux né d'un site internet.

Comment a germé l’idée de « DesLettres » ?

J’ai été éditeur papier pendant dix ans en Espagne, notamment chez Amorrortu (éditeur de Sigmund Freud), lecteur, traducteur, éditeur, directeur de production dans différents domaines comme la philosophie, la poésie… De là, j’ai eu une idée à partir d’une incompréhension : pourquoi n’arrive-t-on pas à traduire les correspondances dans une autre langue ? Pourquoi les correspondances de Sade ou Napoléon ne sont pas traduites en espagnol, et inversement, pourquoi celles de Goya ou Velasquez ne sont-elles pas traduites en français, comme celle de Wagner, etc. ? Je ne comprenais pas pourquoi des textes qui d’une part ont une telle valeur testimoniale sur un pan d'histoire et une époque, et d’autre part ce sont des formes très vivantes, des voix directes, n’avaient pas plus leur place dans l’édition. Il y a un frein chez les éditeurs du fait du coût et de la minorité des lecteurs intéressés par ce type de littérature.

Il m’a fallu ajouter le mot « numérique » et « multilingue » pour arriver à mon projet afin de faire circuler des lettres d’abord sur internet et multiplier les traductions : les coûts baissent, et avec internet on peut compenser le soi-disant faible intérêt des lecteurs avec une diffusion dans le monde entier. Cela vient aussi du constat d'un manque : dans aucunes des grandes langues européennes il n’y a aucun éditeur spécialisé dans la correspondance épistolaire.

Comment expliquez-vous ce manque ?

Il y a eu un abandon progressif de la question épistolaire de la part des éditeurs qui nous permet aujourd’hui de proposer « Des Lettres ». J’ai construit un projet culturel autour de la correspondance en misant sur le fait qu’on ne cesse aujourd’hui de correspondre. Il y a comme un hiatus et un anachronisme entre la multi-correspondance contemporaine (avec nos smartphones, les réseaux sociaux) et le désaveu culturel de fond pour la correspondance. Mon avis est que cette inégalité vise à s'équilibrer, et c'est véritablement en ça que nous voulons contribuer en s’installant en tant qu’éditeur épistolaire de référence.

Quel est votre projet un peu plus en détail ? Comment l’avez-vous monté, financé ?

Comme l’Espagne est durement frappée par la crise, je suis revenu à Paris il y a deux ans et me suis associé sur la base d’un projet écrit avec les co-gérants d’une société de production (TV Only). Nous avons créé la société il y a un peu plus d’un an.Cela a débuté dans un premier temps par un blog qui s'est développé en un site Internet avec une idée très simple : accompagner, tous les jours, l’actualité avec une lettre. Quel que soit l’événement : politique, sortie cinéma, commémoration, date anniversaire… Il s'agit de proposer un autre angle d’éclairage en faisant découvrir aux lecteurs l'intérêt des lettres. Depuis un an d’activité nous avons gagné notre pari d’audience avec entre cent et cent-vingt mille visiteurs uniques par mois. Nous sommes une jeune structure et nous avons trouvé des relais, des partenariats, des événements à mettre en place autour d’un objet culturel totalement marginal.

Quel est votre modèle économique ?

On a cherché pendant longtemps, de manière assez classique : nous sommes un pure player et nous misons sur une augmentation de l’audience et sa monétisation. Pour le moment nous avons refusé des annonceurs et cherchons plutôt un seul grand mécène de qualité qui appuie non seulement la production de contenus mais aussi une démarche culturelle de qualité.

Avez-vous concrétisé des projets d’éditions de livres ?

Dans un deuxième temps, forts d’un nombre important de lecteurs quotidiens, nous avons décidé de lancer une série de petits livres ( Format Mille et une Nuits ) tirés à deux mille exemplaires, de manière sauvage, solitaire et artisanale : sans structure de diffusion, ni de distribution. Nous les avons réalisés nous-mêmes en trois mois : c'est un travail d'orfèvre. Si notre pari est de remettre en circulation la correspondance, pas seulement celle que l’on publie, mais l’épistolaire en général, il fallait prouver qu’il a des lecteurs intéressés et innover, et c’est le cas aujoud'hui avec le site.

Nous avons pris la lettre d’amour comme exemple de travail éditorial, xar c'est la catégorie de lettres la plus lue et la plus partagée sur internet. Ce travail est aussi parti d'un constat : en France, les dernières anthologies sérieuses remontent aux années 80. Notre grain d’innovation est de diviser la correspondance de la relation amoureuse en quatre temps qui correspondent aux quatre saisons : la déclaration (le printemps), lettres érotiques (l’été), la maturité et le bonheur absolu (automne), et le déclin (l’hiver).

Ces publications vous ont-elles amené à une réflexion sur l’histoire de la correspondance ?

En effet, par exemple, dans notre première publication, La déclaration, il y a plus de lettres écrites par des femmes que par des hommes. Car la correspondance est à la fois un genre féminin, et en même temps il y a une histoire des thématiques épistolaires qui accompagne l’évolution de la société et donc la montée en puissance des femmes, constatée dans Les lettres érotiques. Durant des siècles les hommes écrivaient des tartines érotiques nommant le corps féminin, décrivant leurs désirs et leurs plaisirs etc., et c'est dans les années 30 et 40 qu'est tombée la pudeur féminine. Une des premières à faire scandale est Anaïs Nin. Pendant très longtemps la lettre érotique écrite par des femmes se confond avec la déclaration amoureuse. Si nous avons trouvé plus de déclarations amoureuses féminines que masculines, nous avons eu du mal à trouver des lettres érotiques écrites par des femmes.

N’est-ce pas plutôt un problème d’archive ?

C’est possible, mais en réalité ça reste symptomatique du même mouvement historique. Pour le moment nous nous sommes limités aux textes déjà édités sans aller chercher dans toutes les archives, même si on compte le faire un jour, on se limite pour le moment aux textes imprimés en français et en langue étrangère que l’on a d’ailleurs traduit. On insiste dans nos deux volumes sur la dimension de traductions d’inédits.

Comment avez-vous organisé vos livres ?

A notre avis, il y a deux mauvaises manières de faire une anthologie : la première consiste à présenter les textes de manière chronologique, la seconde à organiser par ordre alphabétique. On a opéré un parcours thématiquequi est le suivant, par exemple pour les Lettres érotiques : « Préliminaires poétiques » ; « Désirs à la lettre » ; « Propositions indécentes » etc. On a également réuni des lettres hétérosexuelles et homosexuelles. 

Ceci est ce qui concerne l’édition papier. Nous avons une politique distincte entre le numérique et le papier et misons sur une édition numérique enrichie et renvoyant vers d’autres contenus culturels. À côté de cela, la version pdf, enrichie, du livre papier est en téléchargement gratuit sur notre site.

Quels sont les prochains projets?

En septembre nous allons créer la page web en espagnol de « Des Lettres ». Notre ambition est de devenir des éditeurs épistolaires multilingues dans le monde, follement ambitieux mais réalistes ! L’espagnol étant une langue qui unit plus de cinq cent millions de personnes, on pense que cette petite niche épistolaire trouvera son public dans le monde. C’est le début d’une activité que l’on démultiplie, en nous associant également avec des éditeurs, notamment avec les éditions Robert du groupe Editis avec une collection « Des Lettres ». Ils se sont rendus compte qu’il y avait un public et que nous étions devenus un acteur avec un savoir-faire numérique, alors qu’eux sont d’obédience plutôt papier, traditionnels. Au lieu de s’affronter, autant trouver des alliances et bâtir des des projets en commun. Bien entendu, nous aimerions proposer un format radio, audio, mais aussi vidéo et démultiplier nos formats pour créer des synergies. Par exemple, il y a une émission « un jour un livre », pourquoi ne pas proposer « un jour, une lettre » ?

Avec le numérique aujourd’hui, il y a des mutations du dispositif épistolaire indéniables : Le format e-mail peut-il faire vous intéresser quant à des publications ?

Exactement. On réfléchit à créer une plateforme ou une modalité technique qui puisse permettre aux gens de publier directement avec un filtre éditorial minime des lettres écrites ou reçues. Bien entendu, ce dispositif suppose une question juridique, nous réfléchissons aujourd’hui au statut qui convient, si l’on doit garder l’anonymat des contributeurs ou pas. En tout cas, on voudrait garder à tout prix une qualité éditoriale, on a lancé un appel à contribution il y a peu et l'on a reçu plusieurs lettres que l’on a pour certaines d’entres elles choisit de publier…mais l’on souhaite vraiment rester ouvert aux contributions, trouver un système qui donne de la liberté. C’est passionnant,  la richesse du patrimoine culturel du genre épistolaire, on se rend compte avec le succès de certaines lettres comment les distances s’abolissent entre les gens et les situations géographiques. Faire parler les textes pour tous, sans avoir besoin d’une médiation culturelle ou introductive, c’est une source de richesse pour notre vie contemporaine. C’est bien là le propos de notre site : éclairer l’actualité d’une époque à partir d’un autre support que la voix des spécialistes de l’actualité même si nous les respectons pour le travail qu'ils font.

Et, alors finalement pourquoi selon vous le dispositif épistolaire dit-il, peut-être, quelque chose de plus sur le monde que le roman ou encore d’autres récits que l’on peut penser comme « épistolaires », par exemple le journal intime ?

Ces questions sont passionnantes. Selon moi, il y a une inflation injuste du journal contre la correspondance, les multiples éditions du journal, de Gide par exemple, sont un scandale au regard de la pauvreté de la production éditoriale épistolaire. Il y a une histoire derrière cela, c’est l’histoire du déclin de la correspondance comme objet littéraire : du temps de la Renaissance pour Erasme, son livre le plus important tel qu’il le dit lui-même dans une lettre, c’est le Florilège de lettres qu’il a publié de son vivant aux grands de ce monde, qui est à la fois une manifestation de son réseau épistolaire et de la considération sociale de son temps envers lui…à partir de ce moment-là il y a une dégringolade de la correspondance jusqu’au 19ème où la correspondance est devenue seulement un médium sentimental. C’est l’époque où les femmes s’emparent de la correspondance.  En réalité, ce qui me bouleverse dans la correspondance épistolaire par rapport à d’autres genres, c’est le fait qu’un texte soit écrit par une personne pour une autre personne. L’expression directe entre deux personnes passe par la correspondance jusqu’à l’invention du téléphone et du web. On peut donc considérer que, si les questions d’archives étaient résolues, toute la mémoire de l’histoire de l’humanité est contenue dans la correspondance. Or, la mémoire c’est bien la vie de l’humanité. Et cette correspondance vous amène à vous intéresser davantage à l’œuvre d’un écrivain, elle joue le rôle de passerelle culturelle, et l’on a besoin de ces passerelles car elle donnent un réel accès à un patrimoine oublié qui demande à être revivifié afin de ne pas être « patrimonial » dans toutes les significations que comportent ce mot, presque « mortuaire ». Or nous voulons perturber cette situation patrimoniale et utiliser la correspondance comme vecteur de découverte ou même comme geste politique de redécouverte de l’autre plutôt que haine de l’autre. En fait, on pourrait donner comme sous-titre à « des lettres », « à la découverte de l’autre ».

Avez-vous des évènements à venir autour de la correspondance ?

Dans la démultiplication des formats et à partir de notre désir de travailler autrement que par des activités éditoriales classiques, nous avons organisé une soirée de lancement de notre anthologie de lettres érotiques au Pavillon des Canaux qui se sont montrés très ouverts et confiants pour l'élaboration d'un projet en commun : il s’agissait d’une performance culturelle particulière, d’abord par son format, mais aussi par son caractère osé: au contraire du poème, dans une lettre, l’intention érotique s’adresse à quelqu’un. Du fait du nombre réduit de lettres érotiques écrites par des femmes nous avons décidé de faire appel à des comédiennes qui puissent les interpréter. Le public était invité à circuler d'une pièces à l'autre, à la rencontre d’une comédienne à laquelle il pouvait offrir une lettre de son choix pour qu’elle puisse la lui lire. Beaucoup de monde a répondu spontanément à l'appel, et on s’est rendu compte qu’il y avait un public qui était prêt à se déplacer. Nous avons réussi à sortir la lettre de son giron littéraire pour en faire un évènement culturel. C’était très réjouissant de voir ce public qui est le nôtre, des jeunes femmes citadines de 25 à 40 ans mais bien d’autres encore, se déplacer pour assister à cet évènement. Bien sûr, on a eu quelques interrogations du fait qu’il n’y avait que des lectrices : la prochaine fois on fera des lectures de lettres érotiques par des hommes pour ces dames !

Par ailleurs, on veut multiplier les dispositifs éditoriaux et technologiques : accompagner ces lectures par la musique, qu’elle soit ancienne ou contemporaine et faire habiter les lieux par la correspondance, on pourrait imaginer inviter des lecteurs et des lectrices pour venir lire leurs lettres, ou encore créer des ateliers d’écriture… bref donner vie à la correspondance en la sortant du livre, via des sites, des ouvrages, des publications, ou des rencontres.Il s'agit d'inverser le dispositif de la correspondance, qu’elle ne se base pas sur le principe de connaissance mais plutôt qu’elle crée des rencontres.

Pour conclure, vous dites souvent  « il faut faire vivre les lettres », or le genre épistolaire n’a-t-il pas une dimension temporelle qui lui est propre et qui se réfère à un état du narrateur jamais désuète mais toujours actuelle, une sorte d’actualité universelle et atemporelle.  Alors, la lettre nécessite-t-elle  vraiment d’un dispositif évènementiel qui la rende plus vivante qu’elle ne l’est déjà ?

Cette situation j’aimerais qu’elle soit réelle, je partage tout à fait cet engouement. Aujourd’hui, sur les quatre-vingt-dix mille livres publiés en France chaque année, il y a environ 0.5 % qui sont des correspondances. L’édition épistolaire reste minoritaire par le tirage. Ça n’est pas une thématique propre à la correspondance, c’est une question d’offre patrimoniale. On voit bien dans le cadre du travail de numérisation des livres qu’en réalité faire exister un livre ça n’a rien à voir avec sa disponibilité car aujourd’hui tout est disponible avec internet. Faire circuler une production n’est pas une chose donnée, il faut trouver des formats, des formules d’éditorialisation pour que les lettres rentrent dans la vie des gens. Mon ambition personnelle serait que demain l’on puisse s’intéresser aux correspondances anonymes, pas seulement les grands de ce monde, mais des écrits qui disent leurs époques et que l’on puisse inclure dans cette mémoire collective

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