La monographie de Jean Narboni déploie les beautés d''En présence d’un clown' avec l'acuité d'un regard qui minore pourtant la part dérangeante du film.
Description d’un "texte introuvable", à l’impureté constitutive
En présence d’un clown n’est jamais sorti en salle et n’est passé que deux fois à la télévision. Si le film n’a pas été à proprement parler pour Jean Narboni le "texte introuvable" qu’évoquait Raymond Bellour lorsque l’analyse filmique ne pouvait s’appuyer sur les VHS et autre DVD, il n’en reste pas moins que peu de spectateurs ont eu la chance de le voir : le compte-rendu qu’en donne le livre est à ce titre bienvenu ; il donne une idée claire de l’œuvre pour ceux qui l’ont ratée et permet de faire émerger les souvenirs d’une vision unique, appuyés sur les très nombreuses images du film reproduites en couleurs. C’est une description qui suit le fil du film, à la fois humble et précise dans ses notations, sans jargon aucun, soulignant ici la configuration de la mise en scène, là tel mouvement de caméra. La progression de la monographie est donc organisée de manière chronologique mais aussi thématique, de "Schubert sombre" à "La joie" en passant par "Le temps retrouvé".
L’ouvrage se lit d’une traite, porté par un style limpide, sans citations ou très peu. Quelques rapprochements sont faits avec d’autres films de Bergman ou d’autres réalisateurs comme Monteiro, mais l’œuvre n’est jamais écrasée sous le poids d’une culture que l’on devine large et dont ne reste que la quintessence, distillée aux endroits idoines pour éclairer par exemple la fascination de Bergman pour le dernier film (toujours annoncé, toujours repoussé) à la lumière de la difficulté à finir qu’éprouvent les personnages de Beckett, cet autre grand schubertien. Et s’il est vrai que la mort a fixé définitivement Saraband, cette suite des Scènes de la vie conjugale, comme l’ultime du maître, c’est plutôt En présence d’un clown qu’on pourrait à bon droit qualifier de film testament. Film somme, en tout cas, qui remet en jeu une dernière fois toutes les obsessions bergmaniennes, le couple, la mort, le corps, le cinéma et le théâtre – la vie comme un spectacle, "une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien" . Le clown blanc du titre français fait d’ailleurs visuellement écho à la Mort du Septième Sceau, que Bergman traite cette fois avec moins de respect.
Par sa volonté récapitulative et sa crudité, le film est ainsi un véritable hymne à l’impureté : c’était à l’origine une pièce de théâtre, qui a été filmée entièrement en studio pour la télévision, et ne cesse d’exhiber sa structure en trois actes. Elle raconte l’histoire de l’inventeur du "cinéma parlant vivant" et de son spectacle en 1925. Dans ce maelstrom artistique, on appréciera les explications que Jean Narboni apporte : il dénoue les liens entre la tonalité du film et la "sentimentalité" de Schubert et offre de très belles pages sur la différence organique entre les notes répétées du début et la Sonate pour Piano D. 960 qui accompagne le spectacle à l’intérieur du film, au cours d’une tournée que Jean Narboni qualifie justement de "Voyage d’hiver" . Autant d’ébauches d’analyse et de pistes suggérées qui ne doivent pas faire prendre la description évoquée au début pour une phase simple et objective, ce que d’ailleurs Jean Narboni ne prétend pas faire : comme toujours, il s’agit bien d’une sélection, d’un point de vue, afin de soutenir une thèse en filigrane.
Vision subjective d’un film autobiographique
Cette thèse, c’est que la joie domine le film, joie de créer, de partager, de vivre de courts moments de grâce qui surnagent au-dessus d’un océan de malheur et de déchéance. Elle est défendue par de nombreux arguments, notamment le rappel de l’instant magique où l’institutrice interrompt le deuxième acte du spectacle pour faire la lecture d’un extrait qui l’émeut et incite à se libérer de l’angoisse que l’homme se crée lui-même. Ainsi, dans l’optique de Jean Narboni, ce film plein de grâce s’éloigne-t-il de la lourdeur bergmanienne, du sentiment de modernité roborative qu’il a pu cultiver dans ses œuvres passées et dont on a vu qu’il se distanciait volontiers dans En présence d’un clown. Jean Narboni relève d’ailleurs au titre de la déceptivité ironique de l’œuvre combien elle met en scène une spirale de l’échec, puisque toutes les entreprises de Carl Akerblom n’en finissent pas de se dégrader, de la conception idéale à la réalisation prosaïque : l’apothéose de ce système a bien sûr lieu au cours de ce spectacle où l’on doit remplacer l’actrice principale du "film parlant et vivant", où le projecteur explose et prend feu après la première séquence, où l’histoire se continue sur scène, jouée, puis simplement racontée. Les ratages successifs permettent l’allègement, comme si Bergman théorisait en acte son besoin d’échecs pour faire jaillir, a contrario, l’étincelle de la vie, le jeu des subjectivités du public et des artistes qui abolissent la rampe et communient, enfin, dans la joie .
Le salut dans le spectacle reste l’un des grands thèmes structurant la subjectivité de Bergman, telle qu’il en a montré la formation dans ses livres. Jean Narboni ne fait pas l’économie des questions inhérentes à l’entreprise bergmanienne de se mettre en scène, surtout que le film instaure un jeu entre autobiographie masquée et exhibition. Masquée, car si l’on n’a pas lu Laterna Magica, les liens entre Carl Akerblom et le fameux oncle à la "sexualité ferroviaire" restent obscurs, de même que l’échange entre la mort et Carl lors de leur première rencontre. Au mieux verra-t-on alors dans En présence d’un clown une réflexivité générale sur les arts du spectacle. Or ce serait rater un des propos forts du film, qui travaille aussi sur la monstration de ce qui est habituellement voilé, pudiquement caché. Les liens à sa propre vie sont donc exhibés par Bergman via la crudité du rapport au corps (que l’on sache ou non qu’il a toujours complaisamment fait étalage de ses déboires intestinaux, puisque le corps est une des choses du monde les mieux partagées), et par cette façon étrange d’habiter physiquement le film : à travers son quasi sosie Peter Stormare qui joue le projectionniste avec le même béret qu’affectionnait Bergman, ou dans ce plan où le vieux réalisateur se fond, immobile et rasé, parmi les autres fous de l’asile d’Uppsala, gardien perturbé et imperturbable de la porte des toilettes où vient de s’engouffrer son personnage principal souillé d’une colique irrépressible.
Face à cette volonté de dire ce qui dérange et de se peindre de manière individuelle (par ses souvenirs et fantasmes) et générale (le devenir sordide du corps), se pose le problème de ce qu’on projette soi-même sur l’œuvre. Jean Narboni utilise par exemple le making-of pour expliquer très simplement le transfert qui s’instaure dans le film avec l’acteur Peter Stormare qui dirigea ce fameux plan où Bergman figure. Or même si l’esprit potache et la bonne humeur ont apparemment présidé au tournage , cela ne peut gommer l’impression glaçante que la vision du film produit, comme une plongée violente dans les obsessions d’un cerveau hanté. La grande proximité de Jean Narboni avec la filmographie de Bergman lui permet donc à la fois des rapprochements féconds et le conduit peut-être à sous-estimer la violence du choc qu’on peut ressentir à la vision de ce huis clos en présence d’un clown qui est la Mort. Le film a des accents grinçants et oppose les coulures fantasmatiques – redoutées, refoulées, arrivées – au mouvement inverse, tranché et tout aussi terrifiant, de figement et de pétrification. Jean Narboni ne cache jamais ce qui motive et explique sa propre vision, puisqu’il raconte la manière dont cette thèse de la joie s’est imposée à lui, dans la surprise d’une tonalité un peu différente du reste de l’œuvre. Ce regard subjectif assumé permet de faire le départ entre l’analyse, toujours fine, et certaines conclusions qu’on peut ne pas partager – tout aussi subjectivement.
Livre "joyeux" pour cauchemar sombre
Rédimer le côté sombre du film, souligner sa ferveur et son sens du partage : voilà donc le parti-pris affirmé, soutenu par la force d’un très beau style possédé de son sujet, et par des arguments bien menés. Mais Jacques Aumont, auteur quant à lui d’une œuvre de référence sur Bergman, ne voit dans En présence d’un clown que le grotesque et non la grâce (dont Jean Narboni, d’ailleurs, reconnaît qu’elle s’élève sur un fond prosaïque et provocant), y compris dans le moment clé du spectacle dont il écrit : "Carl propose de jouer la fin de la pièce (la maladie et la mort de Schubert), dans une sorte de théâtre appauvri, avec décors et grimages improvisés ; la pièce est une sorte de sotie, enfilant des calembredaines ; là encore, ce sont des pitres qui s’agitent (et se pavanent, macbethiennement), rendant grotesques et dérisoires les sentiments sublimes auxquels se réfèrent le texte" . La grâce noyée sous les monceaux de carnavalesque, ou le grotesque permettant mieux l’élévation de la joie : ce sont deux points de vue critiques s’adossant aux mêmes faits, prouvant la richesse même du film source. Pourtant, la subjectivité laisse parfois place à l’empathie projective, par exemple lorsque Jean Narboni dans sa description du film ne mentionne pas l’irruption rapide du clown Rig-Mor dans le cadre du "miracle terrestre" qu’est le spectacle. "De manière absolument non prévue par le scénario , le personnage de Schubert se déchire, le rôle s’efface devant l’acteur et la persona devant le visage, laissant place à Carl Akerblom qui fond en larme en chuchotant deux fois encore le "je sombre" obsédant ." Or c’est bien sûr la mort et sa petite phrase musicale qui rompent ainsi le tissu des apparences et troublent le personnage (et le spectateur) de façon plus insidieuse et violente que ne le laisse entendre cette description d’un moment de dépression passager. Cette surprenante ellipse semble implicitement avaliser l’impossible réduction du film à la seule joie du spectacle vivant, quand la mort rôde partout. Et de même, le dernier plan est moins en équilibre parfait entre le "Je sombre" et le "Je m’élève" qu’indécidable, puisque la plongée finale écrase un peu plus des personnages endormis dans une lumière blafarde de cauchemar ou même déjà morts.
L’ambiguïté plus que la joie semble donc le maître mot d’En présence d’un clown ; indécidabilité surtout du statut même des images, dont le matériau semble toujours fantasmatique, et dont la mise en scène et la lumière accentuent l’onirisme, au moins dans le premier et le troisième acte. On pourra d’ailleurs méditer longtemps sur la phrase que Pauline dit à Carl lors de leur ultime échange ("Tu sais que tu peux me réveiller quand tu veux"), indice d’un cauchemar réverbéré entre les amants, d’un dispositif de machine infernale dont on pourrait, mais on ne veut, s’éveiller. Bergman semble concevoir son œuvre comme le couple : un champ de bataille, un lieu d’affrontements constants entre la joie et l’angoisse. C’est cette mise en tension que l’ambiguïté de la fin rejoue à l’infini, et que le film ne cesse d’exploiter en choisissant l’alternance du grotesque et de l’émotion. C’était déjà le cas dans Fanny et Alexandre, film où la grâce advenait effectivement, car Bergman y abordait le temps remémoré de l’enfance, à la fois terrifiant et magique, au fort potentiel romanesque, au lieu de se confronter ici au naufrage de la vieillesse. Cet art de souffler le chaud et le froid est la force même de Bergman dans En présence d’un clown, qui mêle "voyage d’hiver" et veillée aux chandelles. Le film est ainsi un autoportrait diffracté et fantasmatique qui n’épargne rien des déchéances du corps et de l’esprit et modèle son espace comme un champ de tensions jamais apaisées, dont émergent suivant le moment l’horreur, ou bien la joie, la liberté en tout cas de regarder à la fois les choses en face et comme à travers le miroir.
Liens
> Une très bonne introduction à la vie et l’œuvre de Bergman du point de vue de la mise en scène et de ses thèmes, avec une page spéciale pour rendre compte d’En présence d’un clown.
> Un parcours de la filmographie en anglais, avec de nombreux liens et des conseils bibliographiques.
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