Première édition française d’un texte du sociologue et philosophe allemand Georg Simmel initialement publié en 1890 : une pensée à redécouvrir.
 

Un professeur hors du commun

Georg Simmel (1858-1918) fut un intellectuel peu classique. De culture encyclopédique et intéressé par les domaines les plus divers, il n’eut de cesse d’écrire sur différents sujets, les uns suscitant grand intérêt, les autres sombrant dans l’oubli. Ce style "touche-à-tout" et peu spécialisé lui valut un certain rejet de l’Académie, puisque celle-ci ne lui octroya une chaire à l’Université que très tardivement, à l’âge de 55 ans. Ce qui n’empêcha pas ses cours, en tant que Privatdozent, d’être courus et, notamment, par la gente féminine. Les raisons d’un tel succès sont à attribuer à un charisme et à une virtuosité assez exceptionnels dans le maniement des idées   .
Sur la question féminine, Simmel écrivit de nombreux textes. Psychologie des femmes inaugure la série. Le dernier, Le relatif et l’absolu dans le problème des sexes sera écrit vingt ans plus tard, en 1911, et publié dans une revue féministe. Ce texte fera date et a  souvent été cité dans les études sur la question féminine. A mon sens, il fait preuve de lucidité et s’avère même avant-gardiste. C’est loin d’être le cas de  Psychologie des femmes. Simmel y explique par la biologie, donc par l’inné, ce qu’il considère comme l’infériorité de la femme. A l’époque, il est évolutionniste et influencé par les théories d’Herbert Spencer. Ses réflexions prendront cependant un virage en 1902, moment où il s’éloignera de la piste évolutionniste. Donc, entre 1890 et 1911, surviennent des changements radicaux dans sa pensée quant à la question féminine. Il nous faut les lire comme une sorte de Simmel contre Simmel. En 1911, il critiquera - à son insu ou pas - l’éthique même qui le guidait dans l’ouvrage qui est traduit en français pour la première fois aujourd’hui. Nous y reviendrons.

Agacement et amusement

Psychologie des femmes m’a amusée et agacée à la fois. Il est difficile de ne pas s’exaspérer face à tant de clichés concernant l’homme et la femme de la fin du XIXème siècle. Mais, en faisant un effort de contextualisation, l’exaspération laisse place à l’amusement. A condition cependant  de considérer le livre comme un document qui témoigne des rôles attribués aux hommes et aux femmes à un moment historique donné. L’ouvrage s’impose alors comme un témoignage sur l’époque, mais pas sur la nôtre ! Si les grands textes ont la vertu de maintenir leur actualité malgré le passage du temps, s’ils transcendent le contexte qui les a vus naître, le livre de Georg Simmel reste attaché à la description des mœurs de cette fin de XIXème siècle. Il nous donne à lire une description de l’opinion d’un homme et d’un intellectuel orienté par la morale de son siècle. Sa justification des rôles masculin et féminin par un recours systématique au discours de la science alors en vigueur n’en reste pas moins douteuse.
Simmel décrit ainsi toute une série de comportements et d’attitudes soi-disant féminines : la solidarité, le mensonge, l’exagération, la méfiance à l’égard de l’abstraction, l’attachement aux convenances, l’adultère, la coquetterie,… pour n’en citer que quelques-uns.
Son postulat est le suivant : ces comportements montreraient que la femme est moins évoluée que l’homme. L’explication ? Le fait que celle-ci serait moins  "différenciée ". Cette thèse est issue du darwinisme social, dont Herbert Spencer, philosophe contemporain de Darwin est le principal théoricien. Spencer s’est inspiré des découvertes scientifiques de l’auteur de De l’origine des espèces. Pour mémoire, rappelons que Darwin publiait son livre en 1859 et qu’il y formulait l’hypothèse selon laquelle toutes les espèces vivantes ont évolué au cours du temps à partir d’un seul ou des quelques ancêtres communs. Selon lui, plus une espèce est différente de cet ancêtre commun et plus elle est évoluée. Le degré de différenciation rend donc compte de celui d’évolution de l’espèce.
Une telle thèse est reconnue et acceptée par la communauté scientifique. En revanche, ce qui l’est moins, ce sont les dérives idéologiques auxquelles elle s’est prêtée. Spencer en est un exemple, puisqu’il applique la théorie de l’évolution des espèces à la société humaine. L’évolution est alors mise en analogie avec le progrès, et il s’en faut alors de peu pour que les thèses darwinistes justifient l’eugénisme, les théories de Galton, ou encore la supériorité supposée de certaines races. De son côté, Simmel se sert lui aussi de cette thèse pour expliquer les divergences de genre ou, plus exactement, pour montrer comment la femme serait moins évoluée que l’homme, car moins différenciée. L’homme, de son côté, aurait atteint un degré d’individualisation supérieur.
Cette moindre différenciation de la femme serait synonyme de sa une moindre évolution. Il est clair que le postulat de base - la femme est moins différenciée - est faux. Mais Simmel le prend comme une évidence. Et il ne nous épargne pas : pour lui le corps même nous le démontre !  " Le genre féminin est par nature moins modifié que le genre masculin. "   . Et de poursuivre :
"Des recherches ont montré, chez les races humaines les plus diverses, que les hommes sont bien plus différents entre eux que ne le sont les femmes. Et ce rapport se réitère à même l’individu. La surface du corps masculin est plus différenciée que celle du corps féminin. Le squelette ressort chez l’homme de façon plus anguleuse, se manifeste par des creux et des bosses, tandis que, chez la femme, les bourrelets plus réguliers d’un corps plus lisse que le corps masculin laissent deviner des surfaces plus harmonieuses dans leurs manières de s’élever et de s’affaisser. Je ne me tromperai pas non plus beaucoup en affirmant que la plupart des spécificités féminines, que l’on souligne communément en comparaison avec l’essence (…) psychique de l’homme, peuvent être expliquées par le fait que la femme est moins différenciée, par le fait que ses prédispositions, ses inclinations, ses centres d’intérêt se concentrent plus étroitement autour d’un même point d’unité et, en raison de leur imbrication germinale originelle, ne se spécialisent pas pour tendre à une existence plus autonome (…). "  
Au fond, on le voit, cet ouvrage se limite à offrir une description phénoménologique des comportements féminins et tente de les expliquer par le biais du discours scientifique à disposition à la fin du 19ème siècle. L’intérêt ? Un tel livre nous donne une preuve tangible de la non-neutralité de la science malgré ses ambitions d’objectivité. Derrière les postulats, le plus souvent à l’insu du scientifique ou malgré ses prétentions à la neutralité, se cache toujours une certaine orientation éthique, voire même une morale. Peut-on dire pour autant que Simmel s’est fourvoyé ? Je ne le dirais pas. En tant qu’humaniste, observateur de l’être humain, il ne pouvait penser sans les outils de son temps. Il nous enseigne à quel point échapper à la morale en vigueur s’avère compliqué.
D’ailleurs, à l’époque, on n’hésitait pas à diviser le monde en peuples primitifs et peuples civilisés soi-disant plus évolués. L’état de civilisation aurait été fondé sur l’éducation, la raison, la religion, la loi morale. En ce sens, Simmel constate par exemple que le trait de " l’exagération " propre aux femmes est partagé par les peuplades indigènes. Les femmes seraient, comme les indiens, primitives, et n’auraient pas atteint  "le stade final de la formation intellectuelle", qui réside dans "le fait d’enregistrer et de restituer des impressions sans les falsifier, le jugement raisonnable, simple, porté sur chose"   . Bref, à ce stade de sa pensée, Simmel est évolutionniste. Il prend simplement la femme et l’homme comme deux espèces ayant évolué à deux vitesses différentes.

L’autre Simmel

Mais s’arrêter sur ce petit texte des débuts n’est pas rendre justice à ce penseur, qui est aussi un explorateur, un questionneur d’une immense lucidité. Vingt ans plus tard, il reviendra d’ailleurs sur ses propos et n’hésitera pas à contredire sa propre conception biologiste: " En aucun cas, tout ce que fait l’être humain ne se déduit de l’ultima ratio que constituerait le fait qu’il est homme ou femme.   .  Ses écrits succédant à la Psychologie des femmes gardent encore aujourd’hui toute leur finesse et leur actualité. Ils transcendent leur temps : "[l’homme (Mann)] se donne comme l’être humain, ou l’humain en général, alors qu’il est en réalité le maître »   . Ou encore : "De tout temps la domination qui repose sur une supériorité subjective a trouvé l’occasion de se donner une fondation objective, c’est-à-dire en transformant le fait en droit. "   Ici, c’est la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel qui l’oriente, ce qui s’avère autrement plus convaincant que les thèses évolutionnistes de Spencer ! Comme Nicole Gabriel l’explique très clairement dans un excellent article sur la question : " Les hommes ont défini le masculin comme l’humain et assigné une place inférieure au féminin. G. Simmel, de son côté, désigne le coupable avec une netteté dont il n’est pas coutumier. Peu ne faut qu’il n’emploie le mot de patriarcat ! "   .

Quoiqu’il en soit, qu’il écrive en homme de son temps ou en pionnier, la deuxième guerre mondiale n’a pas encore eu lieu quand Simmel achève son œuvre. Elle se chargera de montrer à coups de réel à quel point aucun "peuple évolué" n’existe. Elle fera définitivement voler en éclats cette soi-disant différenciation entre primitifs et civilisés. Psychologie des femmes reste enfermé, pour sa part, dans sa période de rédaction. Mais, lu comme tel, il garde tout son intérêt. Il transmet le mode de pensée d’un intellectuel qui, à la différence de la plupart de ses collègues universitaires, prenait le risque de prendre en compte une question qui ne suscitait pas de véritable engouement. Préférant la marge à la reconnaissance facile, Simmel a au moins eu le mérite de s’interroger sans cesse sur la féminité, quelle que soit la qualité du traitement qu’il lui ait réservée.