Une tentative engagée et audacieuse de théorisation du FN par le philosophe Bernard Stiegler.

 Assurément, il faut reconnaître que la charge de penser accable. La fureur convulsive qui en a saisi beaucoup devant des scores électoraux récents n’a duré que l’espace d’un instant. S’agissant du Front national (FN) et de la mise qu’il ramasse auprès des électeurs à chaque nouvelle élection, on s’est contenté le plus souvent de plonger l’un dans l’excès d’honneur, et de vouer les autres à l’indignité. Puis de tout oublier.

Concernant ce score – et il n’est pas certain que les analogies constantes avec le sport ne soient pas elles-aussi fautives - du FN aux dernières élections, chacun y est allé de son offuscation, de ses cris de protestation, voire de sa démonstration, toujours présentée comme définitive (discrédit avéré de la classe politique, situation exceptionnelle de crise, rappel des années 1930, crise de la démocratie). L’espace du commentaire est tellement saturé qu’il semble que nous n’ayons pas d’autre choix que de prolonger ces déplorations ou d’aligner notre démonstration à côté de celles des autres en nous contentant de faire un travail d’induction à partir de ces démonstrations pour en dégager les lignes directrices, si nous en trouvons, voire de réaliser une composition nouvelle à partir de ces bribes d’explications définitives formant pour l’heure comme des éclats d’un miroir brisé. 

            Il semble ! Car il est bon de remarquer qu’il est encore possible de creuser un certain écart, tant avec ces commentaires, qu’avec la manière de poser la question politique ou celle de la démocratie. Il est envisageable de travailler à faire circuler des idées plus complexes, sans tomber ni dans la parodie pour se mettre à distance, ni dans l’humour noir (qui n’est pas l’ironie).  

            Lorsque Jacques Rancière publie ses Sept règles pour aider à la diffusion des idées racistes en France, en 1997 (dans le journal Le Monde, article republié dans Moments politiques, Interventions 1977-2009, Paris, La Fabrique, 2009, p. 71), il montre fort bien comment les adversaires du racisme, constitutif, sans être exclusif, du FN, prêtent, malgré eux, leur concours à ce racisme, dont la propriété sociale est de justifier les opérations de sélection et de partage. Ces derniers en effet déploient trois manières – en divulguant au maximum sa vision du monde, en lui donnant la palme du martyre, en montrant que seul le racisme propre peut nous préserver du racisme sale –, et surtout ils n’arrivent ni à déplacer les termes utilisés par les racistes, ni à cesser de stigmatiser ceux qui tombent dans les pièges d’un certain partage du sensible.

            De ce propos, il n’est pas indécent de tirer quelques leçons si l’on veut éviter l’évidente faiblesse de ceux qui ne voudraient pourtant pas déshonorer la justice. Ce que nous pouvons craindre, c’est que l’on cherche à résister au FN symétriquement. Ou encore que l’on se contente de dresser contre lui quelques phrases explosives, qui mesurent mal leur capacité à durer ou à produire des effets à long terme. Et nous voudrions croire que l’idée d’obtenir un résultat à l’encontre du FN passe par un temps de révision de la pensée. On peut tout vouloir, excepté de le combattre en quelques phrases plus ou moins assassines.

La pharmacologie
 

            L’essai de Bernard Stiegler, dont on peut espérer quelques lumières, doit son existence à la situation concrète de la France contemporaine, adossée aux élections de 2012. Il a pour dessein d’offrir aux lecteurs des orientations auxquelles se raccrocher dans la partie d’échec qui est en train de se jouer avec le Front national (FN). Il ne s’éloigne donc pas des préoccupations de beaucoup concernant les difficultés relatives à cerner ce qu’il est convenu d’appeler désormais « la montée en puissance du FN ». Mais au lieu de passer son temps à s’offusquer de [...], à protester contre ou à dénoncer cette « montée en puissance », l’auteur de l’essai adopte une démarche plus conventionnelle : faire justice d’abord à la situation en l’expliquant, puis mettre au jour les conditions de la crédibilité du discours du FN, enfin, donner quelques matériaux pour une nouvelle appropriation de la politique.

            Le point de vue déployé par cet essai est cependant entièrement unifié dans une méthode qui distribue ses ressources implicites, non sans ramener ses trouvailles à des propositions bien connues et problématiques. Celle des élites qui se veulent médecins de la société, puisque sa méthode est sanitaire ou médicatoire. Le philosophe se fait médecin de la souffrance humaine actuelle (indéniable) et propose sa pharmacie, afin de résoudre la « crise » (au sens médical du terme). Mais le médecin sait aussi que tout remède (pharmakon) a deux faces : négative, il se mue en poison ; positive, il guérit. Sans doute la variation est-elle question de dosage ? Comme jadis la philosophie se donnait pour « médecine de l’âme », comme la médecine tente d’élucider la misère des corps, la pharmacologie de Stiegler ne se contente pas de la simple confession des idées (anxiété, douleur, mort), elle se donne pour tâche de faire comparaitre la souffrance et le pathos pour mieux faire paraître les excitants les plus énergiques grâce auxquels ouvrir la voie du salut.

            Cette apparence d’une médecine de la société déroule ses opérations – dans un souci de rigueur qui n’éloigne pas vraiment d’autres développements eux-aussi recevables - de la manière suivante. 

            A partir des années 1970-1980, explique l’auteur, notre société est affectée par des processus qui ont fait défaillir la situation précédente. Une nouvelle situation s’est instaurée qui est même posée comme radicale et inédite, dans l’histoire de l’humanité. Un « capitalisme sauvage » a pris la relève du capitalisme industriel. La finance prend les commandes des sphères productrices de la société, et la mondialisation s’inscrit dans les formes les plus profondes des relations sociales. Il ne faut guère être très hardi pour entendre dans ce propos qu’un modèle industriel s’effondre et avec lui l’organisation économique qui en avait été la traduction sociale. Un autre modèle émerge. Mais nous vivons encore entre ces deux modèles, une sorte d’époque de transition.

 
La révolution conservatrice
 

            Ce n’est évidemment pas tout. Cette mutation économico-financière est accompagnée d’une révolution conservatrice, ourlée aux Etats-Unis, mais reçue désormais en Europe et en France en particulier. Par elle, une guerre idéologique a pris le contrôle des processus symboliques. Elle les a mués en des processus de désymbolisation. La désymbolisation est le résultat d’un psychopouvoir qui a conduit à une reconfiguration des processus de transindividuation. De la manière suivante : en dispensant largement un affaiblissement de l’attention à soi et aux autres, un affaiblissement des liens intergénérationnels, il en résulte une prodigieuse machinerie qui désassemble les forces les plus liées et frappe d’impuissance les individus, ainsi que les liens intergénérationnels.

Ce désordre dérive en un nouvel ordre social et politique dans lequel plus personne ne fait attention à quoi que ce soit, et d’ailleurs encore moins aux menaces qui pèsent sur l’attention : ainsi se détruit la culture, la politique et l’économie d’une « véritable » (il faudrait un critère pour le mesurer !) attention. Concrètement : nos sociétés croissent désormais autour de la finance, mais au mépris des échanges de significations entre les femmes et les hommes, les citoyennes et les citoyens, les générations ; en l’absence voulue de langages communs ; dans l’accélération du dépérissement des facultés intellectuelles. Comment a-t-elle obtenu ce résultat : par la substitution des industries de la captation et de la « bêtise » à la politique de l’attention ? « Bêtise » signifiant ici : « Aujourd’hui, et comme jamais, la bêtise est ce qui règne, au niveau planétaire, avec des moyens industriels exploitant les technologies du temps lumière et de l’espace orbital. »

            C’est en ce point précis, explique l’auteur, que prend effet la question du FN. Pour lui conférer toute sa place, il convient de reconnaître d’abord les effets de la révolution conservatrice : « C’est du fait de la dissociation, de la désorientation et de la désorganisation généralisée des milieux symboliques, des savoirs et des pratiques d’individuation par le langage et par les comportements symboliques et sociaux en général qui contribuaient à la production des circuits de transindividuation... qu’ont été possibles le développement du populisme politique et la décomposition du politique » (p. 84). La désymbolisation - qui jette le discrédit sur toutes les formes d’autorité (réelle ou symbolique : parentale, académique, juridique, législative, artistique, littéraire... - a fini par se traduire en France au niveau le plus élevé de la représentation nationale, ce qui aura eu des effets calamiteux en particulier sur les jeunes générations. Il leur est devenu impossible de s’identifier positivement à la société, donc de s’intégrer (là encore cela suppose un critère de l’intégration et résolue la question de savoir à quoi ?).

            Plus généralement, dans ces nouveaux rapports entre deux paradigmes de développement et la révolution conservatrice, se prodiguent de nombreuses souffrances. Mais pas uniquement, dit Stiegler. Non seulement le corps social souffre, mais il n’arrive pas à se soigner et il a recours à un bouc-émissaire pour tenter de se soigner, en désignant au moins « la cause ». Le FN – qui aurait pu ne pas enfler si, par des propriétés tout autres, des services équivalents avaient été rendus – s’est installé au cœur de ces dispositions. Il prescrit ou amplifie la pharmacologie négative du bouc-émissaire, une thérapie qui divise et désintègre le corps social. Il se sert de la population qui souffre en lui présentant un exutoire. Une population dont par ailleurs plus personne ne prend soin depuis longtemps (p. 22, 23).

On aurait pu attendre de la gauche qu’elle affirme des convictions propres à susciter l’enthousiasme d’un monde à refaire. Or, nous assistons simultanément à la défaite de la pensée de gauche, à l’abandon de la capacité critique à l’égard de la société de consommation.

 
Un autre modèle social ?
 

Comment en sortir ? demande alors l’auteur. Par une pharmacologie du FN : elle consisterait à analyser les raisons pour lesquelles ceux qui combattent cette « maladie » (le FN) désignent les électeurs du FN comme des « bouc-émissaire ». La pensée facile consiste en effet à faire en sorte que celui qui souffre soit la cause de sa maladie (p. XV, XVI).

Cette analyse est conduite dans cet ouvrage dont l’objectif précisément affiché est de trouver un pharmakon (ce livre ?). Stiegler recourt à ce terme grec pour signaler que la solution d’un problème peut aboutir selon les cas à un soin ou à une aggravation, en vertu de l’idée selon laquelle un médicament est à la fois, nous l’avons écrit, un remède et un poison - et le mettre au service d’inventions thérapeutiques destinées à détourner les électeurs du FN de se soumettre à lui. Une telle prescription pharmacologique positive et une thérapie devraient permettre de soigner cette maladie provoquée par une intoxication résultant de la révolution conservatrice.

Quel contenu pour une nouvelle politique ? Le modèle fordiste et keynésien, qui consistait à redistribuer les gains de productivité pour distribuer du pouvoir d'achat et « faire tourner » la machine consumériste, est définitivement mort. Tel est l'enjeu pour la France en 2025.

Il faut donc inventer une politique « qui trace un chemin critique entre les deux modèles » de société ancien et sauvage (p. 310), mais qui montre aussi comment quitter le système consumériste, par le moyen d’un modèle alternatif. Et l’auteur de nous reconduire aux travaux des Ars Industrialis, cette association dont il est le « moteur », notamment à ceux qui portent sur la recapacitation des personnes (p. 326). Surtout par conséquent, une politique contre le dispositif de fascination qui tétanise les personnes, et les frappe d’impuissance. « Lutter contre l’idéologie aujourd’hui, c’est lutter contre l’idée qu’il n’y a pas d’alternative en mettant en œuvre des principes alternatifs d’analyse critique » (p. 315).

Ce qui se traduit ainsi : « En ouvrant une véritable perspective. Un nouveau modèle industriel, fondé sur une économie de contribution, doit être mis en oeuvre par la France et l'Europe. Les réseaux numériques ne fonctionnent que parce que les internautes alimentent le Web. Cette infrastructure rend possible une économie de partage des savoirs, ce dont témoignent le logiciel libre, les fab labs, les réseaux énergétiques décentralisés, etc. »  

Cette économie doit rompre (ou rompt déjà) totalement avec le modèle élaboré au XIXe siècle, qui a engendré d'une part la prolétarisation du travail, autrement dit la destruction des savoir-faire remplacés par les machines, et d'autre part la « prolétarisation des consommateurs, c'est à dire la destruction de leurs savoir-vivre remplacés par le marketing. »  

 
Une rhétorique politico-symbolique  
 

            Le rôle social et politique du FN est important, ce n’est pas ce qui est à démontrer. Les adeptes se multiplient, les adhérents s’y conduisent, les votants abondent. Les trois termes autour desquels Stiegler fait tourner son intervention suffisent-ils à rendre compte de ce phénomène ? Certes, il articule une situation historico-économique, une présence établie (celle du FN, qui n’est pas né d’hier, il convient de ne pas l’oublier, et de souligner en permanence l’éloge de la haine, associée au culte de la violence et de la mort, qui a été son fond de commerce durant longtemps), et un système d’affaiblissement généralisé. Encore use-t-il d’une armature conceptuelle qui oppose l’avant et l’après, sur laquelle il nous faudra revenir.

            Réticences cependant : Les termes en question ne plongent pourtant pas tout à fait jusqu’au cœur du phénomène, puisqu’il leur manque une considération sur ce qui enchaîne au FN l’immense nombre des votants. Pour être complet, il faudrait en effet nous conduire à comprendre comment les propos du FN structurent le vote des citoyennes et citoyens, en traduisant contradictoirement une cristallisation autour de la situation, une admiration pour les imprécateurs, un certain désir de politique (non politique), et une demande sociale autoritaire, dont les applications les plus fréquentes s’accomplissent à propos de l’Islam (auquel il oppose une laïcité maximale), et de l’ultra-libéralisme trop affiché (auquel il oppose un étatisme dur).

Ainsi le FN repolitise-t-il apparemment les débats, sans véritable politique (ou sans politique en un autre sens du terme), tout en ramenant vers lui les électeurs. Cela s’accomplit en deux temps :

- Premier temps : il faut avoir dressé une scène politique. Le FN s’y emploie depuis longtemps, et il n’est pas bon de ne pas se souvenir de son histoire, comme dit ci-dessus. Cette scène tourne autour de l’identité sans dissentiment. Ce que cristallise ainsi le FN, ce sont certains processus encore malaisés à cerner, qui concernent moins le parti politique en question, son organisation, ses ressorts que le langage politique. Le langage de l’identité se construit sur la base d’une longue liste d’oppositions simples :  

Identité vs Mondialisme,

Individu vs Système,

Politiques vs Technocrates,

Souverainistes vs Bruxelles,

Travail vs Finance,

Valorisé vs Méprisé,

Simples gens vs Elitisme,
 
Nation vs Banque,
 
Victimes et persécutés méprisés vs Chapelles et élites.        

Pourquoi cette rhétorique est-elle crédible ? Elle l’est par ses emboîtements qui ont toujours l’air de guider vers une solution du problème posé ou de la souffrance ressentie. Elle est crédible aussi parce que tous ont (malheureusement) la même, depuis longtemps. Sa crédibilité équivaut alors au consensus de ceux qui ressentent la même crainte. Et l’on sait que le gouvernement par la crainte est d’une efficacité redoutable.

Le problème devant lequel nous nous trouvons, et il faudra revenir sur les accusations (justifiées) de Stiegler à propos du discours de la gauche, est de savoir comment arriver à délégitimer son discours... de souverainisme intégral et de national populisme ? Introduire une forme d’étonnement et d’écart... Donc, non pas résister à un pouvoir qu’il n’a pas, mais affirmer qu’un autre langage est possible que le sien. S’inviter à l’intérieur de la rhétorique FN (crainte, ... un langage dissolvant), pour le déstabiliser. Revenir sur l’explosante réalité de la vie.

Ce qui est certain, et sans doute est-ce là le point, c’est que ni le FN, ni les électeurs du FN ne veulent de politique, alors que paradoxalement ils veulent repolitiser la politique. Entendons par là que les discours comme les pratiques sont conçus pour ne rien changer du corps politique établi, pour ne pas repenser la politique comme écart et transformation émancipatrice, si pourtant ils sont enveloppés dans un mode de discours qui voudrait vouer la politique à favoriser une vie sans ennui et souffrance.

 
L’immigré
 

            Pour autant, il manque à cette analyse au moins une chose qui se donne à lire dans les traits de la situation contemporaine. Il ne faut plus se dissimuler que, si le FN gagne du terrain, c’est aussi que la gauche se trompe depuis longtemps sur la fertilité de sa science politique. Ce que dit fort bien Stiegler. Non seulement, ce qu’elle invente ne lui semble pas toujours viable, mais encore les mots et les idées qu’elle emploie souvent ont fini par adopter la tonalité générale, impactée par le FN, la révolution conservatrice et la peur des électeurs. Dans la mesure où l’ouvrage de Stiegler retient des éléments des années antérieures à l’élection de François Hollande à la Présidence de la République, il fait allusion à la fois au vocable « sauvageons » employé autrefois par jean-Pierre Chevènement pour caractériser les jeunes gens et jeunes filles « des banlieues », et à l’abandon par la gauche des principaux moyens de la lutte sur le terrain. En quoi, il en appelle au courage de la gauche, celui de reconnaître ses propres « bêtises », ses erreurs.

            Si, effectivement, il convient de comprendre que des idées du FN sont acquises dans les « mentalités », qu’il a élargi sa base électorale et que c’est là le cœur de la question, alors il est urgent de changer les systèmes d’argumentation, de déplacer les objets de discours et de refuser que les termes employés deviennent des recettes pour des prescriptions mécaniques.

            Justement, il est un point sensible de la confrontation avec le FN, qui ne peut, à la réflexion, que susciter un sentiment de gêne et de malaise, et que Stiegler n’explore pas. Il concerne l’immigré et l’immigration, deux vocables qui sont communs au FN, à la gauche, aux médias et à l’État. À la faveur la mutation du cadre socio-culturel et politique de l’État-nation, et même du cadre général de ce qu’on appelait autrefois « la société », une figure s’est substituée dans les têtes à tous les « bouc-émissaire » de jadis : l’immigré, nouvelle forme de l’étranger, c’est-à-dire du suspect.

            Mais c’est bien de « l’immigré » qu’il s’agit. Et, ainsi que le montre Jacques Rancière, on a réduit différents problèmes à celui-ci, l’immigré. Mais, de quoi « immigré » est-il le nom ? Il est devenu le nom de quelqu’un qu’on ne peut situer ! Par conséquent, n’importe qui peut s’emparer de ce nom pour dire une crainte. « Immigré », ce n’est pas une profession, pas une fonction, pas un statut social, ... ce n’est qu’une figure phantasmatique, celle d’un être que l’on ne peut identifier vraiment. Et même, plus on utilise ce mot, plus on approfondit la crainte....

Or, « Immigré » suscite un imaginaire global de cas dissemblables... à la fois étranger, délinquant, clandestin,... À force d’utiliser ce mot, on finit par croire qu’il y aurait donc un problème objectif de l’immigration à regarder en face ? Et on fait croire que l’Etat de droit règlerait le problème par des lois. Or, il ne le peut, puisqu’immigré est le nom de « rien », puisqu’il est toujours « extérieur » et dérangera toujours l’« intérieur ». Et cet échec profite au FN.

            Rancière a beau jeu alors de constater qu’avec ce terme, et les images qu’il recouvre, on ne peut faire de la politique. On se contente de remplacer par des envies de lois ce qu’il est désormais convenu d’appeler des problèmes de société. Ce qui renforce l’idée de l’existence d’un immigré dangereux. Et par conséquent le racisme. Et le philosophe d’ajouter, sur le plan de la lutte politique : l’extrême droit se fonde sur ce racisme. Elle en répand les données et en renforce la légitimation. Par conséquent, elle prend des électeurs à la gauche. Conséquence, la gauche décide de combattre l’extrême droit raciste en lui enlevant son cheval de bataille, l’immigration, et donc en parlant dans ses termes. Le cercle se referme.

            Ce n’est pas seulement la question de l’immigration qui est problématique. Il y a encore là soi-disant question des Roms – puisque « immigré » peut se déplacer indéfiniment -, qui bien évidemment mérite d’être entièrement reformulée, et qui, en attendant qu’elle le soit, doit attirer de nombreuses protestations, à l’encontre de certaines actions entreprises en France sans doute, mais aussi contre des institutions européennes codifiées qui ne savent pas bien à quel titre et sur quoi prendre parti à ce propos. Il y a aussi, en marge du problème des droits (au déplacement, à la migration, à l’intégration, à la non-intégration, à la pluri-culturalité) et des plaintes légitimes (en racisme, rejet, xénophobie, exclusion) contre les actions et projets d’exclusion, une autre question qui se profile : celle des migrants que l’on contraint à « rentrer chez eux » (!) et celle de ceux qui veulent rentrer chez eux après un « séjour » chez les « autres » ; celle de la « double peine » infligée par les pays de réception et par les pays de « départ » ; celle de la haine des mouvements de population alors même que tant de commentateurs célèbrent les mobilités postmodernes ou les échanges dus à la mondialisation.

Dans le vocabulaire FN, et en fin de compte de la gauche, il finit par y avoir les « bons » (im)migrants et les « mauvais » (im)migrants ! Tel est finalement la teneur des propos. Telles sont les formulations de la stigmatisation et de l’assignation à résidence identitaire perpétuelle qu’elles ne cessent de nous reconduire aux ornières de l’identité identique et des politiques « d’ethnicisation » qui les accompagnent par désignations, fichiers, listings et typologies contestables interposés !

            Il faut donc surtout parler de ces pratiques des césures, de ces diffractions, de ces exclusions (par « origines » géographiques, « races », « ethnies », « religions », « sexes », ...) qui fondent de nombreux discours et les renvoyer à leurs contradictions. Elles n’ont guère de rapport avec la défense ou la préservation des rapports d’altérité, avec l’idée de confrontation des cultures, avec le parti pris de l’interférence qui sont les nôtres. Il n’est pas et ne doit pas exister de culture européenne une, unique et fermée sur elle-même.

 
Résistance ou affirmation
 

            Reste donc à savoir, pour conclure, si Stiegler ne tombe pas lui-aussi dans son propre piège. Car il faut maintenant y revenir, paradoxalement. On ne peut qu’être intrigué par deux points centraux dans son analyse : le modèle médical et le vocabulaire nostalgique.

            Commençons par le modèle médical, si prégnant dès la notion de « pharmakon » : « Parler de pharmacologie du Front national, c’est parler d’abord d’une prescription pharmacologique et thérapeutique qui permettrait de soigner cette maladie, provoquée elle-même par une intoxication pharmacologique qui résulte de la folie et de l’incurie que la Révolution conservatrice a imposée partout dans le monde – installant le règne de la bêtise » (p. XIV). C’est un classique de la pensée sociale et de la sociologie. Dès les travaux d’Emile Durkheim, la sociologie a ouvert une veine de médecine de la société. La sociologie devrait rechercher la cause des phénomènes et la fonction sociale des faits. Elle pourra alors avoir une fonction curative, c’est-à-dire guérir les sociétés malades et en reconnaître les maux.

            En un mot, les sociétés souffrent de pathologies, elles sont malades. La maladie étant un état passager, elles peuvent guérir. Il suffit d’écouter le médecin de la société : le sociologue ou le penseur ! Lui peut la guérir en agissant sur les causes. Le sociologue ou le penseur sont des médecins, des guérisseurs. Ils dominent la société de leur savoir, peuvent indiquer au gouvernant ce qu’il doit faire, comment il doit procéder pour éradiquer le mal.

            L’impasse de ce raisonnement éclate ici. Sur un tel fondement, c’est toute la perspective politique qui tombe. On a beau faire croire qu’il faut reconstruire la politique, si celle-ci doit être conduite par le « médecin » et si les drames sociaux sont des pathologies, alors la politique se dissout. La repolitisation appelée correspond à une annulation de la politique. Et la « gauche » se retrouve à nouveau à la remorque du FN.

            Rendre une politique possible et visible, ce serait refuser cette médecine et rappeler que la société est divisée et vit de ses conflits. Ce serait donc montrer qu’elle ne souffre d’aucune pathologie (plus ou moins « naturelle »). Et refuser les chaines de causalité qui s’enferment dans le discours de la nécessité. Mais de ce fait, ce serait montrer que la politique n’est pas identifiable au jeu institutionnel, mais un processus d’émancipation...

            Poursuivons par le vocabulaire nostalgique : Il est difficile d’éviter de rencontrer chez Stiegler ces formules qui, sans cesse, nous conduisent à l’idée d’une antériorité positive : Le principal résultat de la Révolution conservatrice est d’avoir détruit la culture, la politique et l’économie d’une véritable attention, écrit-il souvent. Il fut même un temps où nous avions appris « à [nous] taire pour écouter le temps, et qu’il faut ce temps ... tel est l’art de l’écoute qu’une revue nommait l’exercice de la patience,... La patience est l’attente du moment venant de prendre la parole pour être pris en elle et par elle, en son sein, et sous sa protection... », alors que de nos jours... Et le vocabulaire constamment négatif ne fait qu’accroître cette tension de l’ouvrage : désymbolisation (donc elle existait avant), « désaffection » (donc elle existait auparavant), etc. Bref, ce qu’il appelle une « politique de recapacitation », terme qui suppose que cela a eu lieu et qu’on peut/doit y revenir ! Ce raisonnement n'a de signification que si l'on accepte de comparer avec un avant posé comme un idéal à partir duquel la situation s’est dégradée, si l’on accepte simultanément de juger cette dégradation à l’aune du fantasme d’une sorte d’état de nature. Et par ailleurs, on pourrait à bon droit se demander tout de même si ce thème ne suit pas de très près les discours sur la perte d’autorité depuis (ou due à) Mai 1968 ! Un autre blâme (droitier !) pour la période ?

            En réalité, une seule question se pose en ce point. Est-ce que les problématiques de la résistance au présent ne trouvent pas ici leur limite ? Ne faudrait-il pas mieux inventer et affirmer des possibles, que de se retourner vers des modèles passés et sans doute dépassés ! Ne vaudrait-il pas mieux interroger les formules de nos anciens projets (Europe, international), en assumant les échecs et impasses que nous avons laissé proliférer. Et reformuler les objectifs politiques et sociaux qu’une autre forme d’Europe pourrait prendre en charge, parce que les citoyennes et les citoyens la développeraient. C’est la seule optique grâce à laquelle les électeurs ne se tourneraient pas vers le FN.

            La discussion avec les uns et les autres à propos de FN n’a de sens que si elle délivre des avenirs, si elle ouvre une émancipation et si elle donne lieu à une subjectivation