Une discussion passionnante des thèses de Shlomo Sand principalement consacrée à l’analyse de leur réception en France.

 Dans un ouvrage alerte et réjouissant, Claude Klein discute les thèses défendues par Shlomo Sand principalement dans deux ouvrages, le premier en 2008, Comment le peuple juif fut inventé ?, le second, en 2013, Comment j’ai cessé d’être juif. Un regard israélien. L’intérêt principal de cette discussion réside dans l’analyse du succès du premier de ces livres. On aurait, en revanche, souhaité une argumentation plus consistante à propos du point central de la thèse de Sand, celui de la pertinence du concept de peuple appliqué aux Juifs.

 
Analyse du succès en France des thèses de Sand

C’est en 1983 que Sand fait irruption sur la scène intellectuelle en France. Alors âgé de 37 ans, il vient de soutenir sa thèse sur Georges Sorel lorsque la revue Esprit lui demande une recension du livre de Zeev Stenhell, Ni droite, ni gauche. L’idéologie fasciste en France, ouvrage important mais fortement controversé.   C. Klein montre subtilement l’intérêt pour la revue de demander à un intellectuel israélien d’assurer la défense de Mounier contre les attaques de Sternhell : « Pour le groupe d’Esprit, il fallait à tout prix montrer les faiblesses de Sternhell, le décrédibiliser sur le chapitre Sorel, pour ensuite reporter cette délégitimation sur son jugement concernant Mounier » (p. 36). Cette controverse assure à Sand une visibilité et marque le début de sa carrière de polémiste.

Une vingtaine d’années après, il publie un gros ouvrage, Le XXe siècle à l’écran, dans lequel il s’en prend vivement à Claude Lanzmann et à son film Shoah. Ce dernier serait « très élitiste » et exonérerait la responsabilité de la France dans l’extermination des Juifs. En outre, son succès serait largement dû à l’influence médiatique de son auteur. Sand loue a contrario « le tact et la sensibilité extrêmes » de Roberto Benigni. On reste confondu par l’inanité de ce jugement. Comme le souligne Jérôme Garcin (cité par C. Klein) : « Ainsi donc il aime La vie est belle, où les charniers des camps sont représentés en carton-pâte, et ose tenir Shoah, où les chambres à gaz ne sont pas des salles de jeux, pour une “manipulation politique”. C’est honteux » (p. 43-44).

L’attitude de Sand à l’égard de la Shoah, et de l’usage qui en est fait en Israël, rejoint celle d’autres auteurs qui évoquent l’exploitation de l’holocauste ou encore la religion de la Shoah. C. Klein ne nie évidemment pas qu’il existe une certaine commercialisation de la catastrophe, phénomène, note-t-il, caractérisant la plupart des lieux de mémoire. Mais l’objectif de Sand va bien au-delà : il s’agit de « nier la singularité du destin juif dans la tourmente » (p. 47). Il y a, en effet, comme l’écrit C. Klein, de quoi être surpris lorsque Sand va jusqu’à accuser Lanzmann d’opérer « un tri ethnique » entre les victimes juives et non juives et, ce faisant, de « continuer le travail d’Hitler » ! Même si Sand est exonéré par C. Klein de l’accusation de révisionnisme ou de négationnisme, le moins que l’on puisse dire est qu’il manque singulièrement d’empathie à l’égard des Juifs.

La question de l’unicité du génocide des Juifs a déjà une assez longue histoire sur laquelle je ne souhaite pas revenir en détail. S’il s’agissait de récuser ce que Michael A. Bernstein, afin d’insister sur le contexte théologique dans lequel s’inscrit la thématique de l’unicité, a appelé « une idéologie monothéiste de la catastrophe », nous ne pourrions qu’être d’accord. Mais il est parfaitement possible de refuser la thèse d’une irréductibilité singulière qui enferme l’événement dans le domaine réservé du judaïsme et, en même temps, de souligner ses spécificités, sans quoi l’on comprendrait mal ce que devrait être le travail de l’historien. Dès l’instant où la mémoire intervient, la comparaison retrouve ses droits. 

Ainsi, singularité et universalité, en même temps qu’elles constituent des catégories du travail de la pensée, se présentent alors comme les deux aspects de tout événement mémorable. L’universalisme n’étant aucunement la négation de la singularité, rien ne doit nous obliger à choisir entre la préservation de la mémoire juive et celle de l’humanité. Comme l’a utilement souligné Vincent Engel, « il ne revient pas au même de dire qu’Auschwitz est un fait singulier et unique (le point de vue exclusif) ou qu’Auschwitz est un fait possédant des caractéristiques singulières ou uniques (le point de vue inclusif «   . Ce que ne semble pas percevoir Sand, et beaucoup d’autres auteurs hélas, c’est que la spécificité ne saurait résulter du refus de la comparaison : elle est, au contraire, le terme même de la démarche comparative.

C’est donc un auteur iconoclaste qui a connu, avec l’ouvrage de 2008, un impressionnant succès éditorial (près de 60000 exemplaires en France). Et C. Klein s’interroge utilement sur les causes de cette popularité. L’idée essentielle, à laquelle je souscris, est que les engagements idéologico-politiques de Sand sont entrés en congruence avec ceux des protagonistes anti-Sternhell de l’affrontement de 1983. L’auteur ne cède pas à la facilité en refusant opportunément d’accuser d’antisémitisme les soutiens de Sand. Ce qui est fondamentalement en question, c’est l’idée d’une identité juive collective. Aux yeux de certains, la formule de Clermont-Tonnerre (« Il faut tout refuser aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus »), prononcée lors de son discours à la Constituante le 23 décembre 1789, reste, si j’ose dire, parole d’évangile.

Ainsi, pour les catholiques d’Esprit, le sionisme est une solution inacceptable, autrement dit « l’identité juive restait un mystère théologique et ne saurait s’incarner en un Etat, revendiqué comme juif » (p. 70). Jean-Marie Domenach, ancien directeur de la revue, parlait en 1966 du « péril qui menace Israël […] La suffisance, le repliement sur soi, la fermeture à l’extérieur » (cité par C. Klein, p. 64-65). La violence des critiques a pour l’auteur des origines très profondes. Il est important, à cet égard, de noter que c’est en ayant ces éléments à l’esprit que l’on peut comprendre les ressorts de l’accueil réservé à Comment j’ai cessé d’être juif. La légitimité de Sand, dans cette perspective, repose précisément sur le fait qu’il est israélien, ce qui constitue « un véritable paratonnerre contre toute accusation d’antisémitisme » (p. 74). Et C. Klein a la clairoyance d’écrire que le « scandale de cette approche provient tout autant de la réception des thèses de Sand que de leur contenu » (ibid.).

Et s’il y a incontestablement des affirmations inexactes, voire fantaisistes, dans les livres de Sand (le yiddish ne serait pas une langue germanique, l’hébreu moderne n’aurait aucun rapport avec l’hébreu ancien, les Juifs n’ont pas rêvé de la terre d’Israël, etc.), je ne pense cependant pas que C. Klein soit réellement parvenu à réfuter une thèse centrale : la pertinence du concept de peuple appliqué aux Juifs. J’admets néanmoins que le propos de l’auteur était avant tout d’interroger les racines du succès éditorial de Sand plus que d’apporter un démenti à des propositions disqualifiées par l’esprit général de l’entreprise. Il nous faut néanmoins les évoquer.

 

La thèse de Sand sur l’origine du « peuple » juif

Dans la Déclaration d’Indépendance d’Israël, on peut lire ceci : « Après que le peuple a été exilé de force de sa terre, il lui est resté fidèle dans tous les pays de sa dispersion et n'a pas cessé de prier et d'espérer son retour sur sa terre pour y restaurer sa liberté politique ». La question de l’existence d’un peuple juif est donc centrale dans la justification de la légitimité du sionisme.

Sand rappelle que, selon l’histoire enseignée en Israël, le « peuple juif » commence à vivre comme un groupe national, étatique et territorial, à l’époque biblique, jusqu’en 70 de notre ère, date à laquelle il a été exilé et s’est dispersé tout autour du monde. Ce « peuple » a traversé tous les âges, avant de se « réveiller » au 19è siècle et de vouloir retourner à sa terre d’origine. L’idée de l’exil est au cœur de la conscience nationale israélienne, mais aussi de celle de beaucoup d’Européens. Pour Sand, l’exil est un mythe et, dit-il, tous les spécialistes le savent depuis longtemps. Il faut reconnaître que Ben Gourion et son successeur Isaac Ben Zvi ont écrit en 1919 un ouvrage (Eretz Israël dans le passé et le présent) dans lequel ils affirmaient qu’il n’y avait eu d’exil ni en 70 ni en 135. Ce mythe de l’exil trouverait son origine dans celui du peuple errant. A ce sujet, il convient de noter que l’historien Maurice Sartre corrobore la thèse de Sand. Il n’y a pas eu d’exil général des juifs à la suite des révoltes de 66-70 et de 132-135 et encore moins d’expulsion. Si l’on trouve des juifs dispersés sur tout le pourtour de la Méditerranée, il s’agit pour la plupart de païens convertis. Moins nombreux selon Sartre que selon Sand : leur nombre réel est un élément du débat entre historiens ainsi que la question de savoir s’il s’agit d’une politique missionnaire délibérée ou de conversions spontanées. Une des raisons de ces dernières pourrait être, comme ce sera aussi le cas pour le christianisme, la séduction de la morale que propose le judaïsme. Aux conversions, il faut d’ailleurs ajouter, pour expliquer l’augmentation du nombre des juifs dans l’empire romain, les mouvements de population.

À quelques adaptations près, l’histoire enseignée en Israël descend, selon Sand, d’un récit né au XIXe siècle dans un contexte général d’affirmation des identités nationales. Plusieurs ouvrages fondateurs donnent alors une réalité et une histoire à la notion de « peuple juif ». C’est tout particulièrement après 1848 que se met en place la grande histoire nationale juive sous l’égide principalement du savant allemand Heinrich Graetz. Sand écrit que Graetz et ses successeurs, Simon Doubnov et Salo Baron, tirent la Bible des rayons de théologie pour en faire un livre d’histoire. Si chez Graetz, il n’y a pas encore l’idée d’un Etat juif, son influence a été très grande auprès du premier cercle sioniste en Europe de l’Est et notamment de Moses Hess, auteur de Rome et Jérusalemen 1862 (Jérusalem doit devenir l’équivalent de Rome, Paris ou Berlin), premier sioniste laïque.

D’après Sand, bien que le sionisme ait créé un peuple judéo-israélien (et non juif), il refuse de le reconnaître (alors qu’il possède une langue, une littérature, un cinéma, etc. spécifiques) et il désigne comme peuple juif tous les juifs du monde, même, ajoute-t-il, si ceux-ci ne le souhaitent pas. Pour lui, le sionisme a créé une société qui a le droit d’exister et d’avoir un Etat (même si elle est le fruit d’une colonisation). Il refuse ses frontières actuelles et souhaiterait la démocratiser et en faire une république de tous ses citoyens. À ses yeux, Israël est légitime mais cette légitimité repose sur la légalité du droit international.

Bref, on le comprend, le propos de Sand n’est pas de contester l’existence d’Israël, mais de réduire à néant sa prétention à une légitimité préalable de quelque nature que ce soit. Ni la Bible, ni l’histoire ancienne, ni la Shoah, ni la Déclaration Balfour, ni le plan de partage, ni l’existence d’un peuple juif ne peuvent être invoqués pour justifier politiquement et moralement l’Etat d’Israël. Seule une transformation de fond en comble de sa définition, de son caractère et de ses pratiques est susceptible de lui fournir une légitimité a posteriori.

 

La notion de peuple et son application aux juifs

Que disent les dictionnaires spécialisés en ethnologie ? Dans le sens qui nous intéresse ici (synonyme d’ethnie), l’usage de la notion, dérivée du grec ethnos, néo-latinisée, puis francisée et anglicisée, est longtemps exclusivement ecclésiastique. Elle désigne, par opposition aux chrétiens, les peuples païens (ou gentils), qu’en langage séculier on appellera d’abord nations ou peuples, puis, à partir du XIXe siècle, races et tribus. Au début du XXe, ces termes sont concurrencés ou supplantés par divers néologismes, comme le français ethnie. Tandis qu’en Allemagne, dans les pays slaves et dans l’Europe du nord, les dérivés d’ethnos mettent l’accent sur le sentiment d’appartenance à une communauté, en France le critère déterminant de l’ethnie est la communauté linguistique. De l’usage ancien du vocable race, va toutefois subsister l’idée qu’elle constitue une essence quasiment naturelle et donc immuable. Cette vision substantiviste fait de chaque ethnie une entité discrète dotée d’une culture, d’une langue, d’une psychologie spécifiques.

À cette approche, s’oppose une conception, née dans les années 1960, qui, insistant sur la notion de frontière, met l’accent sur le processus d’ethnification : une ethnie n’existe que dans la confrontation aux autres ethnies. Reste que, plus récemment, dans les années 1980, le discours fondé sur la valeur de l’ethnicité a renoué avec l’optique substantialiste rendant la critique de ces positions identitaristes particulièrement explosive. Mon sentiment, devant ce caractère confus de la notion, est que l’ethnie apparaît comme une sorte de « signifiant flottant », qu’elle n’est rien en soi, sinon ce qu’en font les uns ou les autres. J’ajouterai que la contestation de sa pertinence peut parfaitement ne pas avoir le caractère hostile manifesté par Sand, ce manque d’amour à l’égard des juifs que C. Klein lui reproche justement.

En effet, il faut souligner que Sand, militant d’extrême gauche, ne dit pas autre chose que le très libéral Raymond Aron. Ce dernier dans ses Mémoires (1983) écrivait ceci : « Que signifie le “peuple juif” ? Existe-t-il ? Peut-on parler du peuple juif comme on parle du peuple français ? Ou comme on parle du peuple basque ? La seule réponse valable me paraît celle-ci : si l’on parle du “peuple juif”, on emploie la notion de peuple en un sens qui ne vaut que dans ce seul cas »   . Et il poursuivait : « L’histoire a-t-elle fait des communautés juives – ainsi a-t-on pris l’habitude de les nommer – un peuple et un seul ? […] Le plus souvent, à travers le temps, les diverses communautés juives entretinrent des relations, par crainte de persécutions toujours menaçantes, pour ne pas oublier leur foi singulière. Mais ces communautés ne possédaient aucun des traits qui font d’ordinaire un peuple : ni une terre, ni une langue, ni une organisation politique »   Il ajoutait : « Les Juifs russes, anglais, allemands, français, lors même qu’ils prononcent les mêmes prières, ne parlent pas la même langue, se comprennent mal, davantage marqués par leurs cultures nationales respectives que par la référence à une ascendance plus mythique qu’authentiquement historique »   . D’où sa conclusion : « La notion de peuple n’est pas univoquement définie et se prête à des usages divers. Tout ce que je n’hésite pas à soutenir, au risque de soulever des protestations passionnées, c’est que, si peuple juif il y a, il n’existe pas d’autre peuple du même type que lui […] Objectivement, selon les critères utilisés pour identifier un peuple, les Juifs de la diaspora n’en constituent pas un »   . Sand, dans une perspective comparable, écrit que « s’il y a à l’évidence un peuple yiddish entre Baltique et Mer Noire, ce peuple a peu à voir avec les juifs marocains, irakiens ou yéménites ».

Le débat sur le concept de peuple appliqué aux juifs peut donc recevoir le traitement objectiviste qui fut celui de R. Aron (qu’est-ce qui fait l’unité de ce supposé peuple ?), ou un traitement subjectiviste où l’accent sera mis sur la conscience d’appartenance et où s’exprime le refus d’enfermer une réalité complexe dans la petite bouteille des concepts. Or, de ce dernier point de vue, force est de constater que la référence au peuple est extrêmement répandue chez les juifs, y compris chez les universitaires. Ce qui est le plus souvent mis en avant, c’est l’idée qu’un peuple est un ensemble d’individus doués d’un imaginaire partagé et d’une émotionnalité commune reposant l’un et l’autre sur un même corpus mythique fait d’histoire, de légendes et de poésies. A cela, l’objectiviste répond : comment en observant les modes de vie et les valeurs des ultra-orthodoxes et ceux des juifs athées, va-t-on trouver cette émotionnalité et cet imaginaire communs ? Cet affrontement rappelle, au fond, le débat autour de la notion de classe sociale. Marx, on le sait, considérait qu’une classe était définie par sa place dans le processus de production (être ou non propriétaire des moyens de production), la conscience de classe, c’est-à-dire le sentiment d’appartenance, et enfin la mobilisation pour défendre ses intérêts. Le premier élément, objectif, renvoie à la classe en soi, les deux autres, à la classe pour soi. Dans cette perspective, on doit constater que, selon les circonstances, la conscience d’appartenance s’exprime avec plus ou moins de force. Dans les temps de persécution, cette conscience constitue les juifs en peuple (ce qui ne signifie d’ailleurs pas que, malgré le danger, celui-ci soit uni). Dans les temps où les périls sont faibles, les objectivistes sont, me semble-t-il, mieux entendus.

Le problème d’aujourd’hui est sans doute que l’intensité des périls est diversement appréciée. Pour beaucoup, Israël est toujours menacé de destruction. Ceci explique que mettre en question la pertinence de la désignation par le concept de peuple est le plus souvent vécue comme l’expression d’une négation, celle du droit à l’existence indépendante, négation qui légitimerait les pires extrémismes : détruire ce qui n’existe pas ne saurait constituer un crime, pas même une violence. Mais n’oublions pas non plus qu’à l’inverse, l’affirmation d’une spécificité juive a surtout été le fait des antisémites.

Bref ce concept n’a d’importance que politique et c’est bien cela qui explique les passions autour de l’ouvrage de Sand. En appliquant le concept de « peuple » à la collectivité juive, il devient possible de légitimer par l’Histoire la création d’un Etat juif, tandis que sur la base de la communauté de foi, comme le note C. Klein, cette légitimité s’effondre, une confession religieuse n’étant pas un critère admissible pour justifier l’organisation d’une collectivité en Etat.

La ligne de défense utilisée par les détracteurs de Sand a été souvent défaillante. Beaucoup d’entre eux, en focalisant leurs attaques sur la notion d’invention, ont manqué l’essentiel. Car qu’un peuple soit inventé ou imaginé (et c’est le cas des nations si l’on en croit l’historien américain Benedict Anderson, qui, dans son ouvrage de 1983, L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, se demande pourquoi une si large proportion de gens croient qu’ils font partie d’une nation « propre » et pourquoi ils y demeurent fidèles. Il focalise ainsi son approche sur la notion d’« imaginaire collectif », à partir de laquelle il définit la nation comme « une communauté politique imaginée ») n’est pas de nature à saper la légitimité de l’existence des Etats. Ceux-ci sont reconnus en qualité d’acteurs internationaux du simple fait qu’ils existent, qu’ils sont à même de se maintenir et de se protéger, et que les autres sont d’accord pour reconnaître cette réalité.

Reste qu’il est difficile d’affirmer, comme le fait imprudemment Sand, que les juifs constituent une simple communauté de foi, tant sont nombreux ceux qui revendiquent cette désignation en dehors de toute fidélité religieuse. Pour revenir à l’injonction du comte de Clermont-Tonnerre, on voit bien qu’il ne raisonne pas à l’égard des juifs (une nation, dit-il) comme à l’égard des protestants. Que dit-il au fond ? Veillez à n’être qu’une communauté de foi et rien de plus. C’est ce plus que certains désignent sous le vocable de peuple, que d’autres nient (Sand au sein d’un ensemble très hétérogène pour ce qui est des motivations) et que d’autres enfin ne savent comment désigner correctement. Mais il est un point, souligné par l’excellent Denis Charbit, qui doit être médité. Il concerne le principe de transmission du judaïsme. Il repose, on le sait, sur la filiation matrilinéaire exclusive. Autrement dit, pour désigner qui est membre de la communauté religieuse, le critère retenu est complètement indépendant de la foi. Ce critère, incontestablement, constitue un élément objectif en faveur du concept de peuple (même si, bien entendu, avant tout interne, il ne s’impose pas absolument : au sein des couples mixtes, de nombreux enfants de père juif revendiquent leur conscience d’appartenance sans doute plus souvent que ceux de mère juive).

 

Faut-il alors souscrire à la limpide conclusion de C. Klein : « Il faut le dire et le répéter à Shlomo Sand : les Juifs ont bien, entre eux, une grande affinité, une proximité reposant sur de nombreux traits façonnés non par la génétique, mais par l’histoire. Le peuple juif apparaît avant tout comme une communauté de destin » (p. 157) ? Peut-on dès lors parvenir à cesser d’être Juif ? On peut sérieusement en douter : dans un monde où les Juifs sont très souvent dits juifs par les autres, il est illusoire de chercher à dissimuler une condition héritée. Comme l’écrivait lucidement Isaiah Berlin, « l’impatient désir de nier la différence l’empêche précisément de disparaître ».  

 

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