« Changeons d'agriculture » a paru dans la collection « Domaine du possible », dédiée à la mise en lumière des actions qui, souvent à petite échelle, recherchent des alternatives écologiques et sociales à la crise profonde que connaissent nos sociétés

Agronome, ancien salarié de la Fédération nationale d'agriculture biologique, Jacques Caplat, après s'être consacré à la démonstration, dans un premier ouvrage, que l’agriculture biologique peut nourrir le monde   , nous propose aujourd'hui un livre synthétique et pédagogique, en trois chapitres, pour tracer le chemin d'une transition vers des agricultures biologiques.

Le livre débute par un chapitre reprenant le message principal du premier livre : « l'agriculture biologique est la plus performante pour nourrir l'humanité »   . En faisant œuvre de beaucoup de pédagogie – notamment via un glossaire – et dans un style clair, l'auteur redéfinit l'agriculture conventionnelle comme un modèle agronomique et économique dépassé dont la poursuite ne mène qu'à des catastrophes. Deux idées fortes illustrent ce propos : la première est que le modèle agricole mise en place après la Seconde Guerre Mondiale est basé sur deux préceptes qui se sont aujourd'hui complètement inversés. Le premier précepte est celui de l'énergie bon marché et le second celui d'une pénurie de main d’œuvre. La deuxième idée forte est que la recherche de la spécialisation en agriculture (monocultures pures, itinéraires techniques standardisés...) est une erreur agronomique et écologique.

La poursuite d'une agriculture qui resterait sur ces bases « archaïques »   favorise donc à la fois le chômage et les dégâts environnementaux. A partir de ce point, l'auteur revient sur les « structures élémentaires de l'agronomie » : l'occasion de nous parler des bienfaits des cultures associés, des semences paysannes, de l'arbre dans l'agriculture... De multiples choses qu'il est toujours bon de rappeler. En tant qu'agronome influencé par les pionniers de l’agriculture biologique du début du XXème siècle (Rudolphe Steiner, Sir Albert Howard, Ehrenfried Pfeiffer...), Jacques Caplat fixe comme horizon agronomique la reconstruction d' « organismes agricoles »( (p.40)) qui oppose à la vision réductionniste de l'agriculture une vision systémique et dynamique. C'est dans ces « organismes agricoles » que réside une agriculture biologique complexe et aboutie. Car pour bien comprendre le propos de l'auteur, il faut préciser que sa définition de l'agriculture biologique ne se réduit pas à la définition institutionnelle telle qu'elle existe dans l'espace public européen sous le label « agriculture biologique ». En effet, cette dernière est souvent une « agriculture sans chimie », c'est-à-dire qu'elle n'a pas effectuée les changements de préceptes et de paradigmes mentionnés ci-dessus. Enfin, l'auteur rappelle très justement que l'agriculture est aussi – et peut-être avant tout – une activité culturelle. L'Homme, l'histoire et la culture ne sont pas hors de l'agriculture mais son essence même.

Après avoir dressé le constat des impasses de « l'agriculture conventionnelle » et rappelé les vertus d'une agronomie systémique et de l'agriculture biologique, le deuxième chapitre veut ouvrir des voies pour la transition ; cœur de l'ouvrage. Le propos de cette posture est d'imaginer les voies qui permettraient, en partant de l'existant, d'arriver par étapes successives vers un horizon préalablement défini et vertueux. La transition postule alors que tout est réformable, à condition d'y mettre les moyens humains et financiers nécessaires.

En conséquence l'auteur en appelle autant à la mise en œuvre de politiques d'accompagnement qu'à la petite action de tout un chacun (qui sera l'objet du troisième chapitre et qui réfère à la « part du colibri » dans la fable chère à Pierre Rabhi). Pragmatique, la transition ne peut fonctionner que sur le désir partagé et des réussites exemplaires   opposées aux modèles imposés. Or, si nous pouvons partager avec l'auteur « ce que l'agriculture pourrait être »   , il semble que de nombreux points ne permettent pas de se soumettre à l'optimisme général. En effet, nous observons toujours une concentration des outils de production, poussant encore plus à l'industrialisation, y compris en agriculture biologique   . Cette dernière, tirée par la demande des consommateurs et accompagnée par des instituts techniques se voit proposée une trajectoire de développement en tout point semblable au modèle industriel via l'offre, par les entreprises d'agrofournitures, de tout une gamme de produits de traitement d'origine naturelle en substitution aux solutions chimiques. N'est-ce pas d'ailleurs aussi le chemin que prend le plan agroécologique du ministère français de l'agriculture en dessinant les contours verts d'une agriculture industrielle émancipée de l'obligation du label de l'agriculture biologique ?

Si nous changeons de focale, nous nous apercevons qu'au-delà du système agronomique, la plupart des agricultures s'organisent d'abord pour assurer leur pérennité dans les marchés. L'étude des nouvelles formes d'agriculture montrent la mise en œuvre de stratégies économiques et sociales dont la finalité est clairement financière et/ou stratégique   . Ce sont le cas des agricultures de firme qui bénéficient d'un rapport de force écrasant dans les marchés et filières au sein desquelles elles s'inscrivent.

Par exemple, la ferme-usine dite « des 1000 vaches » dans la Somme, première tentative d'élevage concentrationnaire bovin en France aurait, en cas d'aboutissement, des conséquences en terme de prix du lait et d'organisation de la production. Ce sont aujourd'hui ces formes d'agricultures sans agriculteurs qui représentent la mutation la plus importante de l'agriculture française et mondiale. Elles sont par là-même l'offensive la plus forte contre l'existence d'une agriculture biologique telle que la définit Jacques Caplat parce qu'elles minent l'agriculture dans ce qu'elle a de plus fondamental : la simple possibilité qu'elle soit pratiquée par des paysans et des paysannes, c'est-à-dire des personnes autonomes dans leur décisions et leur pratiques.

Certes dans toutes les recompositions en œuvre, il reste sûrement un potentiel important de fermes et d'agriculteurs/trices dont les envies et les conditions d'exercice du métier rendent possible une conversion, par étapes, vers une agriculture biologique complexe, non réduite au seul abandon des produits chimiques. Oui, de nombreux exemples existent et sont autant de ressources et de portes ouvertes pour que ces personnes construisent des agricultures qui leur ressemblent. Oui, l'agriculture ne concernent pas que les agriculteurs. Elle est, sinon un choix de société, le reflet de la société. En ce sens, et comme le souligne très justement l'auteur, il est bienvenu de décomposer le mot et de parler d'« agri-culture »   .

Soyons juste, l'auteur n'évacue pas les problèmes évoqués ci-dessus, mais pour lui, chacun œuvrant – et avec un peu de volonté politique – la transition est possible pour les fermes, les filières et les circuits de distribution/consommation. La phrase de conclusion ne cache pas ses ambitions : « changer d'agriculture n'est-il pas l'acte primordial de l'éclosion d'une nouvelle civilisation ? ». Alors oui, le sujet est bien la transformation sociale comme l'indique le paragraphe de présentation de la collection « Domaine du possible ». Oui, l'étendue du travail est énorme, mais à ne pas considérer les rapports de force pour ce qu'ils sont réellement, le message risque de se perdre dans le vide. En résumé, ce livre est plein de bonnes intentions et raconte de multiples choses intelligentes sur l'agriculture et l'agronomie. En revanche, il est moins convaincant dans sa volonté de mise en œuvre d'une transformation sociale. Reste un ouvrage synthétique et pédagogique qui pourra faire le bonheur des profanes, des curieux de l'agriculture et des personnes qui cherchent à apporter leur « goutte d'eau », face à un océan déchaîné