La chercheuse Mélanie Lamarre confronte les romans d’Olivier Rolin et d’Antoine Volodine pour les inscrire, à partir d’une lecture sociocritique, dans une écriture de la perte et de la nostalgie de l’idéal révolutionnaire des années 1970.

Le sociologue Henri Mendras nomme les années 1965-1984 la « seconde révolution française ». Il étudie les profondes mutations qui ont lieu en France pendant cette période : la croissance économique d’après-guerre et l’avènement de la société de consommation, la montée des classes moyennes, l’accès aux études supérieures, l’influence des médias : radios, télévisions. Depuis 1962, la fin de la guerre d’Algérie, le pays est en paix. Sous la constitution de la Ve République, instaurée en 1958, alternent avec régularité des présidences de droite et de gauche. La jeunesse a le sentiment de pouvoir décider de sa vie et se révolte, en mai 1968, contre les institutions de l’ancien modèle, dans les domaines des mœurs, du travail, de l’université, de la condition des femmes et des homosexuels. On entend parfois quelques faibles échos, les slogans de cette jeunesse en révolte : « Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la révolution, plus je fais la révolution, plus j’ai envie de faire l’amour », « Ne pas perdre sa vie à la gagner », « Les structures ne descendent pas dans la rue ». Ce sont des « années de rêve » qui donnent suite aux « années de poudre », si l’on reprend les deux tomes du livre Générations de Hervé Hamon et Patrick Rotman. La grève a été générale en 1968. Puis la roue a tourné, des réformes sont entérinées, les ouvriers et les étudiants reprennent le chemin des usines et des écoles… pour la plupart.

Le mouvement la Gauche prolétarienne, dont faisait partie Olivier Rolin, se dissout à la fin de l’année 1973 pour éviter le dérapage d’un crime de sang. Le formidable élan vers une émancipation globale, un renversement de l’ordre bourgeois se termine pour les « enfants de Marx et de Coca-Cola », selon la formule de Jean-Luc Godard dans Masculin/Féminin, film de 1966. Se pose alors la question : vers quoi se tourner désormais ou comment vivre dans cette société contre laquelle on a lutté de toute son âme ? La littérature serait peut-être la réponse.

Antoine Volodine et Olivier Rolin sont a priori des écrivains dissemblables. Le premier inscrit ses récits dans un univers imaginaire ‒ temps et lieu inventés ‒ et multiplie les instances narratives. Le second se place au plus près de notre monde contemporain, il établit une documentation sérieuse, scrupuleuse, avant la rédaction de ses romans. Il fait évoluer un narrateur qui lui ressemble et endosse le « je » du récit, sorte de témoin usé et désabusé de la folie du temps. Mélanie Lamarre les met en relation dans son travail de recherche universitaire Ruines de l’utopie. Elle suit une démarche sociocritique sur l’ensemble de leurs romans parus entre 1983 et 2002, de Phénomène futur à Tigre en papier concernant Olivier Rolin, de Biographie comparée de Jorian Murgrave à Dondog pour Antoine Volodine. Elle se propose de les étudier à la lumière des événements de l’histoire contemporaine et de leur engagement politique passé.

Antoine Volodine et Olivier Rolin, nés en 1949 et 1947, ont été des militants d’extrême gauche au point de participer à l’organisation d’actions comme des sabotages, enlèvements, intimidations. Mélanie Lamarre montre en quoi leurs romans portent la trace de cet engagement radical : leurs récits ont en toile de fond l’échec d’une utopie, l’écroulement du grand récit socialiste qui verrait la fin des oppressions et de la violence de classes sur terre. Ils savent qu’ils ont en quelque sorte été trompés : l’idéologie progressiste dissimulait des régimes totalitaires et masquait des crimes de masse. Ils conservent néanmoins la nostalgie des espoirs de leur jeunesse, dont ils perpétuent le souvenir à travers leurs romans. Ils traduisent leur sentiment d’être devenus étrangers au monde, d’être comme des vestiges d’un univers dévasté. Ce qui frappe encore dans l’écriture de Volodine et de Rolin c’est combien leur désolation entache leur rapport à l’autre de cruauté, de duplicité. La recherche pourrait se poursuivre, par exemple, sur la question des figures féminines dans leurs romans. Il nous semble qu’il y a là une sorte de nœud, une situation embrouillée.

Les lendemains qui déchantent

Si l’idéologie collectiviste existe encore dans les récits de Rolin ou de Volodine, c’est à l’état de fragments, d’emprunts à un champ lexical connoté. Mélanie Lamarre écrit : « Explorant le passé d’une illusion, la fiction romanesque contexte la fiction idéologique, c’est-à-dire ce que l’idéologie politique pouvait contenir de fiction et de narration, en dépit de ses prétentions à la rationalité et à la scientificité. » Volodine compose ses narrats à partir de tout un faisceau de références à l’histoire du XXe siècle : les régimes fascistes et communistes, les camps de concentrations, les procès staliniens, l’extermination des juifs, le capitalisme, les mafias, etc., et ceci dans le monde fantastique de l’après-cataclysme. Ce monde est créé à partir du langage. Un langage hérité, métissé, mondialisé. Cette langue est aussi suspecte. L’engagement est suscité par le talent d’un orateur, par la force d’un récit. Ce sont ce récit et ces formules auxquels il faut désormais tordre le cou. Aussi, l’écriture post-exotique, comme Volodine la définit lui-même, est une écriture de la dérision : le discours idéologique d’une société nouvelle et harmonieuse est dispersé dans des histoires où des gens dégradés, humiliés luttent pour leur survie. S’il traduit la vérité des camps soviétiques enrobée dans une idéologie de libéralisation des peuples, il peut aussi être interprété comme la réalité de la misère de l’exploitation des pays du tiers-monde enrobé sous les slogans publicitaires des sociétés capitalistes.

Quant à Olivier Rolin, il met en scène un « je » hésitant, tâtonnant. Son narrateur, comme « retiré des affaires » ne voit plus le monde que comme une somme de contradictions qui paralyse tout espoir de progrès. Lui-même, dans ce qu’il est, ce qu’il pense, est incertain. Il se perçoit comme coupable par essence, lourd d’une faute ou d’une responsabilité vague et globale. Alors, il est spectateur du monde. Il s’y place à l’écart de toute communauté, et part à la rencontre de civilisations lointaines, voire disparues. Se suffisant à lui-même, se méfiant de la moindre ambition comme si elle était criminelle par nature.

« Indéfectible mélancolie »

L’analyse de Mélanie Lamarre éclaire par ailleurs l’ambiguïté de la démarche des deux écrivains : « Toutes deux expriment dans le même temps un douloureux arrachement à ces idées mortes : leur lucidité ou leur ironie se double d’une indéfectible mélancolie. » Les deux auteurs perpétuent le souvenir de ces années de combat idéologique et se laissent envahir par un langage qui est toujours vivant, comme un moteur encore chaud. Même s’ils sont conscients du danger et des conséquences de leurs croyances passées, ils gardent la nostalgie d’une forme d’engagement et de tentative de penser le monde dans sa globalité. L’utopie pour laquelle ils combattaient avait la séduction que leur jeunesse, que leur inexpérience du monde et des hommes lui donnaient aussi. Leurs personnages ne sont pas du genre à éprouver des regrets. Ils ont été animés par des sentiments nobles comme l’altruisme, la générosité, voire l’abnégation sacrificielle. Ils restent fidèles aux militants qu’ils étaient, avec un profond respect, une tendresse pour ceux qui poursuivent leurs rêves.

Ils montrent en revanche un certain mépris pour ceux qui ont su tirer parti d’une situation pour un bénéfice personnel. Nous conseillons la lecture de Guy Hocquenghem qui, dans Lettre à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary Club, en 1983, avait sévèrement interpellé les acteurs de Mai 68 qui étaient alors à des postes de prestige et de pouvoir en France dans les médias ou la politique, après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en 1981.

Bien que cette mémoire soit assombrie par la faillite de la révolution socialiste, elle est jugée digne d’être transmise à la génération suivante. C’est l’esprit de résistance devant toutes les formes d’asservissement et d’aliénation qu’il s’agit de conserver. Ils font le constat amer que ça ne concerne plus personne.

Une société méconnaissable

Pays désertique, monde délabré, laideur et puanteur environnantes : force est de constater que les lieux des romans sont peu accueillants. Dans les récits post-exotiques, une catastrophe écologique, ou une guerre nucléaire, semblent avoir tout détruit et les hommes, et les femmes s’accommodent de ce qui reste. Dans les romans d’Olivier Rolin, le narrateur est dans des lieux transitoires, des lieux d’inconfort. L’extérieur, le paysage, répond à un sentiment de non-existence au monde tel qu’il est devenu. Un ensemble de références culturelles, religieuses, politiques aurait été en quelque sorte évacué, liquidé, pour laisser place aux produits de la société de consommation, et au pouvoir des médias de masse. Tout dialogue intergénérationnel est rendu impossible, parce qu’aucun des représentants ne s’intéresse à la vie de l’autre. Citons l’analyse de Mélanie Lamarre : « La réévaluation du passé débouche sur un vertige : l’auteur constate la désuétude de modèles et de valeurs qui lui étaient chers, et se sent désormais anachronique dans son époque. » La bibliothèque et sa somme de connaissances deviennent des refuges, des territoires familiers où il peut croiser des héros, où souffle encore le lyrisme de l’épopée. Quand pour lui l’écriture est alors la seule expérience possible pour témoigner d’une existence et d’un basculement de la société.

L’ouvrage Ruines de l’utopie est une analyse riche et originale des œuvres des deux auteurs en les interrogeant sur leurs dimensions sociale et historique. Et traiter de l’histoire récente est toujours plus difficile car les analyses font défaut pour une compréhension générale des événements. Elle donne à lire ces œuvres comme des représentations sincères de notre époque, témoignant de ses contradictions et de ses tensions internes. En faisant dialoguer deux écritures singulières, elle permet une réflexion féconde sur leur contexte de production.