Les barricades, des "rendez-vous d’héroïsme" (Victor Hugo) ?

La collection « Leçons de choses » souhaite faire l'histoire des objets qui « portent la trace du temps, des goûts et des humeurs dont est fait le tissu de nos existences », objets qui sont les « lieu(x) d'une mémoire silencieuse ». S'intéresser à l'objet barricade est un exercice complexe et retors non seulement en raison de la fugacité de celle-ci – la barricade est un objet fragile et éphémère à la durée de vie incertaine – mais aussi parce qu'elle est tellement porteuse de symboles et d'images, métonymie de l'événement et de l'avènement révolutionnaire, que l'on peut facilement être écrasé par le poids de cette dernière.

Pourtant, Eric Hazan a su contourner ces obstacles en privilégiant une lecture narrative et diachronique de la barricade, et en soulignant les continuités de cet objet : continuités à la fois matérielles (l'empilement d'objets est souvent le même : planches, charrettes, pavés, meubles…) mais aussi symboliques (on retrouve les mêmes personnages : cantinière, ouvrier(e)s, étudiants, gamins des rues, parisiennes le plus souvent, etc.). S'appuyant sur les témoignages des contemporains (qui ne sont pas toujours sur scène...), Retz, Etienne Pasquier, Chateaubriand, Baudelaire, Alexandre Dumas, George Sand, Charles Jeanne… il nous convoque au cœur des événements, heure par heure et à travers les dédales des rues.

Naissance d'un objet temporaire et insurrectionnel

Invention parisienne, qui provient du mot « barrique », la barricade naît le 12 mai 1588 sur la place Maubert, dans un contexte troublé lorsque les troupes suisses et françaises du roi Henri III sont emprisonnées par le hérissement des barricades dressées par le peuple. En effet, le peuple catholique entraîné par le duc de Guise se montrait hostile à la trop prévisible montée sur le trône d'un protestant, Henri de Navarre.

Eric Hazan évoque aussi les « deuxièmes » barricades, celles de la Fronde du 26 août 1648 qui contrastent avec celles de 1588. Alors que les premières furent fomentées ou récupérées par la Ligue, les secondes ont un caractère spontané. Sans guide et sans meneur, les insurgés protestent devant l'arrestation de deux parlementaires, Potier de Blancmesnil et Pierre Broussel. Comme l'écrit l'auteur : déjà, l'objet fait partie de la mémoire collective du peuple. Les barricades de l'an III, ultime sursaut des Sans Culottes, rue Saint Antoine, font aussi l'objet d'un chapitre. Mais la barricade est avant tout objet du XIXe siècle, allégorie du « siècle révolutionnaire ».

La barricade au XIXe siècle : « la rue comme moteur de l'histoire » (Marx)

Eric Hazan s'intéresse ainsi aux barricades parisiennes de novembre 1827 et juillet 1830 qui ont marqué la fin des Bourbons et de la Restauration. À travers les Trois Glorieuses, la barricade atteint son paroxysme symbolique : toute la population de Paris est présente dans les rues (hormis la haute bourgeoisie et l'aristocratie). Mais il s'agit aussi d'un grand espoir déçu, d'une victoire volée puisque les Orléanistes vont mettre sur le trône Louis-Philippe. Comme le souligne ironiquement Dumas, ce sont « les prudents acteurs (…) cachés dans les coulisses pendant que le peuple jouait le drame sanglant des trois jours » qui vont s'accaparer la victoire.

Les années 1830 sont la décennie des barricades. Les premières barricades « prolétariennes », le premier soulèvement des pauvres a lieu à Lyon en 1831 ; en 1834, à Lyon, un nouveau fait d'armes de seulement 8 000 hommes tient une semaine. Les barricades « romantiques », sources d'inspiration littéraire immortalisées par Victor Hugo, sont dressées en juin 1832 dans le futur quartier Beaubourg lors des obsèques d'un député populaire et républicain, Jean-Maximilien Lamarque.

Les barricades qui se hérissent en février 1848, fruits de la colère provoquée par l'interdiction d'un banquet réformateur par le gouvernement de Guizot, sont les moins sanglantes et les plus victorieuses, puisqu’elles portent l’avènement de la IIe République. Contagieuse, la barricade française s'étend en Europe où des populations vont se soulever. Les mouvements du printemps des peuples de 1848 ne sont pourtant pas homogènes : dans les États allemands et en Italie, une volonté d'unité nationale domine, alors que dans l'empire des Habsbourg, c'est un désir de sécession qui secoue la Hongrie et la Bohème. Les référents révolutionnaires français sont souvent invoqués, à Budapest est créé un « comité de salut public ». Mais la victoire de la rue est de courte durée, et fin 1848, l'ordre absolutiste est restauré.

Après ces dernières barricades « victorieuses », celles qui suivent ont un goût d'échec et de sang : que ce soit celles des ouvriers de juin 1848 (Tocqueville parle de combat de classe), celles, dérisoire, de décembre 1851 contre Louis Bonaparte, ou celles de la Commune, toutes se terminent dans le sang et l'amertume. Les barricades de la Commune demeurent les plus fameuses dans l'imaginaire collectif car synonymes de guerre civile. Mais aussi parce que, lors de la lutte entre les Versaillais et les Communards, des personnalités comme Jules Vallès, Louise Michel ou la révolutionnaire russe Elisabeth Dmitrieff ont joué des rôles de premier ordre.

Les dernières barricades, ultimes vestiges de l'émotion populaire

Si la première barricade a été hérissée place Maubert, où fut dressée la dernière en 1871 ? Pour Louise Michel, elle fut hérissée rue de la Fontaine au Roi ; pour Lissagaray, rue Ramponeau. La topographie des barricades qu’Eric Hazan dresse à la fin de chaque chapitre est édifiante : le plus souvent au centre puis à l'est de paris, le Peuple a ses référents spatiaux révolutionnaires. 
En épilogue, l'auteur souligne que bien des barricades ont été dressées à travers l'Europe (Pétrograd en 1917, Berlin en 1919, Barcelone en 1936, Madrid en 1937, Paris en 1944) mais que celles-ci ont perdu leur aspect insurrectionnel et populaire. La barricade « classique », pour Eric Hazan, est celle « qui fédère les combattants et donne à la lutte son unité, même sans chef ni plan d'ensemble »   . Aussi la dernière barricade classique française est sans doute celle de mai 1968. Une jeune foule en ébullition avait souhaité, de manière symbolique du moins, renouer avec la geste révolutionnaire. Il ne s'agissait pas pour les étudiants de la rue Gay-Lussac de renverser le régime gaulliste par la force mais de renouer des liens étiolés avec le passé et, de manière imagée, de lutter contre l'ordre existant (« La barricade ferme la rue mais ouvre la voie »).

Si les insurrections n'ont pas manqué aux XXe et XXIe siècles, l'efficacité de la « bonne vieille barricade »   n'est plus de mise : la morphologie de la ville a changé et le peuple a été relégué de plus en plus loin des rues pavées. La barricade a-t-elle son équivalent moderne ? En tant que système de  « blocage des forces de la répression », Eric Hazan voit dans le blocage des systèmes des flux (informatiques, routiers ou ferroviaires) une réincarnation de la barricade.

L'objet barricade est un objet à la temporalité longue (son histoire s'étend sur trois siècles) et fugitive (les barricades tiennent en général seulement quelques jours). Son efficacité est en outre limitée : la plupart des insurrections se soldent par des échecs. « On pourrait dire qu'il s'agit seulement d'une suite de défaites, les unes immédiates, sur le terrain, les autres retardées, où les forces de la domination finissent par récupérer les acquis d'une victoire éphémère. Mais grâce à Baudelaire, Blanqui, à Hugo, à Lissagaray, c'est une histoire toujours vivante, une source d'inspiration pour ceux qui ne se résignent pas au maintien éternel de l'ordre existant. »   La place publique investie ces dernières années par le peuple de la Puerta del Sol ou d’Occupy Wall Street ne serait-elle pas aussi une sorte de d'avatar « ouvert » de la barricade ?